The po­wer of two

Beatriz Colomina (Domesticity at war) et Mark Wigley (White walls, designer dresses) n’ont pas besoin d’être présentés. Ils incarnent ce que la théorie architecturale anglo-saxonne fait de mieux.

Date de publication
14-09-2016
Revision
15-09-2016
Beatriz Colomina
Ttitulaire de la chaire Howard Crosby Butler d’histoire de l’architecture et directrice fondatrice du programme sur les médias et la modernité à l’Université de Princeton.

Nous les avons rencontrés à Bâle, le 14 juillet, où ils se trouvaient pour une conférence au Vitra Design Museum. L’entretien qu’ils nous ont accordé revient longuement sur leur tout dernier chantier : la Biennale de design d’Istanbul, qu’ils comptent bien mener à bout, malgré les obstacles qui n’ont cessé de surgir ces derniers mois : attentats, coup d’Etat avorté et guerre en Syrie. 
S’ils persistent à vouloir porter cette Biennale dans un contexte difficile, c’est que le design comme ils l’entendent n’a plus grand chose à voir avec les intérieurs tamisés et l’esprit de privilège auxquels nous ont habitué les marchands de chaises et de lampes. 
Leur notion élargie du design comprend la technique, la culture, les représentations et tout ce qui témoigne de l’empreinte de l’homme dans son environnement. Il s’agit donc d’une exposition historique, cherchant à repositionner le design là où des gens comme Hannes Meyer l’avaient placé: au cœur du politique.

Beatriz Colomina et Mark Wigley sont les prochains commissaires de la Biennale de design d’Istanbul qui s’ouvre le 22 octobre. Christophe Catsaros les a rencontrés à Bâle, en juillet 2016, et a pu mesurer le caractère politique qu’ils confèrent à l’exercice.

Tracés: Ce ne sera pas une biennale de design avec des chaises et des lampes? Vous proposez d’étendre le champ de ce qu’on entend par « design ». Que signifie le design pour vous?
Mark Wigley: Le modèle typique d’une biennale de design est celui de la foire et de la présentation de beaux objets, qui nous conforte dans l’idée que les designers fabriquent de belles choses pour améliorer la vie. Mais nous essayons de remettre en question ce concept de bon design.
Que signifie «bon design» quand le climat, le génome humain, le monde des affaires et la politique sont «designés» ? Que faisons-nous, designers et théoriciens du design, quand la planète entière est «designée» ?

Pour nous, exposer de beaux objets élégants infantilise le designer, le cantonne à un petit espace.

Beatriz Colomina: Cette perception élargie du design s’applique aussi à la périodicité. Les biennales sont supposées rendre compte des réalisations des deux dernières années. Or, ce cadre temporel est restrictif. Il réduit le design à une conception bornée de la nouveauté, où l’on va vanter « une nouvelle chaise », « une nouvelle lampe ». En fait, nous avons pensé qu’on ne pouvait pas se limiter à une période de deux ans. Cela donne une fausse idée de la nouveauté, et en définitive, cela ne reflète pas ce qui se passe dans le monde.

Le terme design, dans le sens restreint où nous le comprenons aujourd’hui, a été plus ou moins formulé pour la première fois il y a 200 ans, dans le contexte des débats autour de l’Exposition universelle de Londres. Nous avons donc fait un premier bond, et sommes passés d’une conception étroite de la nouveauté – celle de la nouveauté bisannuelle – à une conception plus historique, centrée sur l’idée de l’objet design industriel et de la polémique qui s’est développée à l’époque sur les grands changements survenus avec l’industrialisation et la mondialisation. Nous vivons aujourd’hui des changements de même ampleur, qui nous obligent à reconsidérer le sens même du design et d’une biennale de design.

Nous sommes donc passés de 2 ans à 200 ans. Et ce n’était que le début.

Car cela nous a conduit au commencement de l’humanité. Beaucoup de théories sur ce qui fonde l’espèce humaine passent par une réflexion sur les outils, sur l’idée que les outils sont des objets design, que le commencement de l’humanité est du design. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés à cette formulation que l’homme n’est pas simplement un animal qui façonne des outils, mais que ce sont les outils qui façonnent l’homme. Par exemple, dès l’instant où vous cessez de marcher pieds nus et que vous portez des chaussures, vos pieds commencent à changer. Vous avez un nouveau corps.

L’intervalle de temps de cette biennale est donc celui de l’anthropocène.
B.C. : C’est l’anthropocène, oui, mais quand vous commencez à réfléchir aux médias sociaux et à la manière dont la communication a si radicalement changé ces dernières années, vous voyez qu’il existe une autre dimension, qui se situe à l’autre extrémité de cette échelle temporelle ; cela ouvre un nouvel espace pour comprendre le design, que nous avons appelé « le design en 2 secondes ».

L’expression « 2 secondes » vient du réseau social Snapchat, où tout ce que vous publiez disparaît au bout d’1 à 10 secondes. De là, nous avons commencé à réfléchir aux puissances de 2. Des 2 secondes des médias sociaux aux 2 ans de la période initiale d’une biennale, à 200 ans, puis à 200 000 ans. Il y a un petit quelque chose du « puissance de dix » des Eames que nous avons traduit ici à la puissance de 2.


Cette première extension nous conduit à cette idée que le monde dans lequel nous vivons, la planète entière, sont pris dans le design. Même ce que nous croyons être naturel, comme le paysage alpin, est en fait un environnement construit, «designé».
M.W. : Dès l’instant où nous disons que quelque chose est « naturel », il entre dans la sphère humaine.

Le mot même de nature met l’extérieur à l’intérieur. La nature est toujours quelque chose de conçu, de « designé ». On a longtemps pensé que la nature était ce qu’il y avait de mieux conçu. Il y a une tradition qui considère le design comme une démarche visant à refléter la beauté de la conception que nous trouvons dans la nature et dans notre corps. Mais si la nature est une chose conçue, elle ne l’a pas été par un dieu mais par des hommes qui, à un certain moment, sont devenus des dieux.

Et il est possible que cela se soit produit au temps des premiers hommes, avec le premier geste, geste où l’homme a inventé quelque chose. Le monde a changé dès lors que nous avons commencé à inventer. Si c’est le cas, la question est de savoir quel a été le premier objet conçu, quand l’humanité est née. Ce geste était-il ornemental ou fonctionnel ?

On dit généralement que l’homme a fabriqué des objets pour survivre, qu’il a fabriqué des outils pour tuer plus d’animaux, et cela avant de réaliser des objets ornementaux sans fonction concrète, des artéfacts sociaux qui communiquent. Or une théorie archéologique plus récente suggère que l’ornement a été premier et que les premiers gestes humains étaient des gestes symboliques utilisant l’ornement pour communiquer et partager.

Si le design a vraiment commencé avec l’ornement, et non avec la fonction, le propre de l’espèce humaine ne serait donc pas de posséder des outils – certains animaux aussi en utilisent – ou de posséder des outils pour en fabriquer d’autres. Une meilleure définition serait que l’homme est la seule espèce à posséder des outils non fonctionnels. Notre faculté à fabriquer des choses inutiles serait la marque de notre intelligence, voire sa source. Nous fabriquons des choses sans fonction apparente, pour contempler, pour réfléchir. Nous fabriquons des objets qui nous rendent perplexes, des objets étranges ou qui ont une fonction inattendue.

Dans cette perspective, le design n’est pas quelque chose qui va du cerveau vers l’objet, mais de l’objet vers le cerveau. Ce pourrait être la véritable histoire du design : l’histoire de la manière étrange que nous avons d’extérioriser nos pensées sous la forme d’objets. Des objets qui sont des pensées et qui nous conduisent à penser autrement. Cette idée d’objet produisant de la pensée est centrale à la mise en œuvre de cette biennale.

B.C. : Les recherches actuelles montrent que les outils des premiers hommes n’avaient pas toujours d’utilité. Ils n’offraient pas d’avantage matériel mais, par contre, certaines de leurs caractéristiques, comme la symétrie, avaient une signification sociale. Un « outil de designer » d’un bel aspect pouvait peut-être permettre de trouver plus facilement un partenaire sexuel, chose encore plus évidente avec les armes ornées.

Dans cette perspective, l’aspect « ornemental » d’un objet peut contribuer à la survie, non parce que l’outil permet de mieux chasser, mais parce qu’il dit quelque chose à propos de la personne qui l’a conçu.

M.W. : Il y a 1,7 million d’années, l’Homo erectus s’est mis à fabriquer des haches parfaitement symétriques en taillant une pierre avec une autre pierre. Les haches n’avaient pas besoin d’être symétriques et beaucoup d’entre elles semblent n’avoir jamais servi. Comme s’il valait mieux fabriquer une belle hache qu’une hache plus fonctionnelle.

Dans cette définition du design, le fait de placer le symbolique en premier signifierait que l’objet a précédé sa fonction? Cela signifie-t-il que l’aspect de l’objet est premier et qu’il trouve une fonction dans un second temps?
M.W. : Pour fabriquer un objet qui ait une fonction forte, on doit fabriquer des objets dont l’usage n’est pas évident. Il faut imaginer. Et le symbolique est un domaine qui permet d’imaginer avec les objets.

Pour nous, il est essentiel que cette exposition pose des questions. Le design est une manière de s’interroger, et non de répondre à des questions. Nous avons donc laissé de côté les conventions habituelles d’une biennale de design où l’on vous présente de belles réponses à des questions claires. Nous préférons définir le design comme un questionnement perpétuel sur des idées qui ne sont jamais évidentes. L’objet qu’on crée peut être aussi mystérieux pour nous que le sont les fossiles d’outils étudiés par les archéologues, qui essaient d’imaginer le type de comportement qui leur était associé.

Quand on regarde les toutes premières gravures rupestres, on s’aperçoit qu’elles représentent le plus souvent des animaux dangereux pour l’homme. Ce ne sont pas des images d’animaux que nous mangions, mais d’animaux qui nous mangeaient.

Il semble que le geste de la représentation soit une tentative pour faire disparaître la peur, pour transformer le danger en autre chose.

Ainsi, l’une des principales fonctions du design est d’absorber le choc d’être vivant.

De ce point de vue, le design moderne serait quelque chose de plus que des objets commodes de la vie moderne dans une société mondialisée. Il pourrait aussi inclure les objets qui nous permettent de survivre psychologiquement dans le monde moderne.

D’où l’idée que le design est un anesthésiant.
M.W. : Et si en effet c’était la principale fonction du design ? Cela voudrait aussi dire que le soi-disant design moderne n’est pas si moderne que ça. L’architecture moderne véhicule des idées sur le monde de la machine, mais elle n’est pas une machine. Nous vivons dans un monde de machines. Les machines sont partout, s’insinuent à l’intérieur de notre corps, mais l’architecture qui prétend être une machine n’en est jamais vraiment une. Même si d’un point de vue environnemental et technologique, elle semble sophistiquée, son mécanisme ne l’est pas tant que ça.

Les maisons de la plupart des gens sont les objets les moins sophistiqués qui soient. Le téléphone, le four, la télévision et l’ordinateur, et même le corps, sont incroyablement sophistiqués et interactifs, mais la maison, elle, ne l’est pas. Elle est une sorte de couche prophylactique qui nous protège de la technologie.

Existe-t-il un parallèle entre votre conception du design et la définition que Georges Bataille a donnée de l’architecture en 1932? Votre définition du design va-t-elle jusqu’à intégrer son négatif?
M.W. : Oui, Bataille est effectivement un argument pertinent. Dans la définition qu’il donne de l’architecture, il dit que toutes les formes de composition aspirent à une autorité violente.

A ce propos, je ne peux pas m’empêcher de penser à La Mécanisation au pouvoir de Giedion. Imaginez le principal défenseur d’une architecture inspirée de la machine dans les années 1920 et 1930 qui, face aux massacres et au génocide de la Seconde Guerre mondiale, fait son autocritique et se dit que la machine est en train de dévorer les hommes. Il conclut son texte en disant : « il est temps, pour l’homme, de redevenir humain ». Et que fait-il juste après ? Il va voir les grottes, contemple les fresques préhistoriques, et rédige deux gros volumes sur l’origine de l’art et de l’architecture.

La démarche qui consiste à aller voir ce qui se passe au début de l’humanité est caractéristique de presque toutes les grandes théories du design. La question que nous posons dans cette biennale – « sommes-nous humains ? » – est aussi ancienne que brûlante. Nous pensons que le designer ne cesse pas de se poser cette question. Si l’exposition remet en question les hypothèses classiques sur le design, elle va tout droit à la question que les designers se posent, et qu’on leur demande de se poser.

B.C. : Aussi, et c’est très important, elle revendique une fonction que le design n’a pas encore aujourd’hui. A la Biennale de Venise, des questions philosophiques et politiques essentielles sont posées, et cela ne surprend personne. En revanche, dans une biennale de design, personne ne s’attend à ce qu’on soulève des problèmes qui débordent le seul champ du design, ce monde très limité du design. Et pourquoi ? C’est la raison pour laquelle nous voulons élargir le rôle du design.

Le design a déjà eu cette fonction dans l’histoire. On trouve tout un corpus théorique et critique du design dès les années 1930, où des gens comme Hannes Meyer ont tenté de donner une importance politique au design.
M.W. : Oui, il pensait que le design était biologique, biopolitique. C’est en ce sens-là que notre exposition est politique. Si l’homme est un animal qui conçoit, nous voulons insister sur cette dimension animale. Le design est biologique, physiologique et psychologique, et, par conséquent, politique et philosophique. Non pas d’abord politique et ensuite appliqué à la biologie. Il est politique au sens biologique du terme.

Le design étant aussi le design d’une forme de négligence, inclut-il certaines pratiques informelles? Ce comportement devrait-il être perçu comme systématique ? Est-ce une manière d’accorder une place à l’informel?
B.C. : Par exemple, ces deux dernières années, il est devenu impossible d’ignorer la situation des réfugiés. Plus on regarde ce qui est en train de se passer, plus on s’aperçoit que le design est impliqué à toutes les étapes du processus. Tout a été pensé : les bateaux des réfugiés qui font la traversée sur la Méditerranée et la mer Egée, les gilets de sauvetage, les housses en plastique des téléphones portables, etc. Les bateaux ont été conçus pour un usage unique, avec un plastique encore moins solide que celui d’une petite piscine gonflable. Ils sont conçus pour ne pas tenir et d’ailleurs, beaucoup ne résistent pas à la traversée. On a en effet donné instruction aux réfugiés de détruire les bateaux à leur arrivée, afin qu’ils ne soient pas renvoyés sur la même embarcation. Ce qui est incroyable, c’est que cette tragédie étudiée a lieu dans un espace entièrement contrôlé. La Méditerranée est la mer où l’armée a le plus de satellites. Nous avons appelé ce design le design de négligence.

M.W. : Tous les bateaux qui traversent cette mer sont surveillés par toutes sortes de systèmes. Sans oublier que les migrants ont avec eux des téléphones leur permettant de se suivre les uns les autres. Ils sont observés par nous, par les médias, par l’armée, et par les autres migrants qui attendent de traverser à leur tour. Nous, citoyens, regardons mourir ces autres citoyens d’une communauté mondiale qui a minutieusement produit la situation où ils ont pris ce risque considérable.

Ce que nous disons, c’est que cette situation d’abandon radical a été pensée et étudiée sous tous ses aspects. C’est la raison pour laquelle il nous paraît nécessaire de développer un nouveau concept de design. Nous considérons le design de négligence d’un point de vue psychologique. Comment avons-nous été conditionnés à regarder des hommes mourir ?

B.C. : Ne pas leur venir en aide est en soi un acte de négligence, parce que nous avons accès à l’information.

M.W. : Beaucoup de designers essayent d’apporter leur aide, et il existe une grande tradition d’un design de l’urgence et des premiers secours, que nous respectons totalement. Mais il pourrait être intéressant que les designers quittent un instant ce rôle pour s’interroger sur les conditions qui ont créé ce problème.

Si vous acceptez que le design soit une forme de spéculation intellectuelle, c’est dans cette direction qu’il faut aller.

Nous croyons encore dans les designers, sinon pourquoi ferions-nous une biennale de design ? Nous pensons que les designers peuvent faire preuve d’une grande intelligence, mais que cette intelligence est souvent au service d’une couche cosmétique de la société : la belle chaise, la belle table, la belle lampe. Cette couche prophylactique et anesthésiante cache le monde tel qu’il est. Les designers pourraient faire des choses plus intéressantes.

Si le design anesthésiant est la couche prophylactique qui nous cache le monde, que serait un design sans anesthésiant ? Renvoie-t-il au design de la mort? Aux prisons, aux abattoirs, aux camps de concentration, à des environnements qui ont été conçus comme tels?
M.W. : La réflexion autour d’un « design sans anesthésiant » faisait partie des 8 propositions que nous avons soumises à environ 80 contributeurs différents, réunissant des designers, des architectes, des philosophes, des scientifiques, des archéologues. Cela nous intéresse beaucoup de connaître leurs réactions.

B.C. : Et, oui, le design de la mort est spécifiquement humain. Si vous réfléchissez à ce qui différencie les hommes des autres animaux, la question de la mort apparaît très vite. Il ne s’agit pas de la mort comme une sorte de cauchemar du 20e siècle, mais plutôt de la mort comme point de départ des hommes. Nous sommes la seule espèce qui commémore la mort, et nous investissons énormément de ressources, matérielles et symboliques, dans sa célébration. Toutes les cultures ont des rituels qui impliquent des formes de conception très variées. La mort est décidément une part importante du design.

M.W. : Nous concevons aussi la mort dans le sens où nous concevons le meurtre d’autres humains et d’autres espèces, et nous avons une manière très sophistiquée de le faire. Cette question de la mort est cruciale dans le débat autour du design.

Tous les designers sous-entendent que leurs réalisations rendront la vie meilleure. Vous n’entendrez jamais un designer dire que la vie ne s’est pas améliorée grâce à ses réalisations. Donc, pourquoi ne pas introduire un doute, et dire que non, la vie n’est pas nécessairement meilleure. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de la vie et de la mort ; la question est aussi celle de l’inégalité.

Les designers peuvent toujours rêver d’un design qui profitera à tout le monde, partout, tout le temps, mais cela engendre souvent encore plus d’inégalité.

B.C. : Les designers ont souvent un rôle à jouer dans ce type de décision. Nous oublions souvent cet aspect, mais il est bien là. George Nelson, le célèbre designer américain qui avait été le commissaire du pavillon américain pour l’Exposition internationale de Moscou en 1961, a justement réalisé un film sur cet aspect du design, intitulé « Comment tuer les gens ». Nelson nous montre l’histoire des méthodes de meurtre comme une histoire de ce qu’est un bon design.

M.W. : Ce concept de bon design, objet d’un long débat, a été élaboré il y a environ 200 ans, d’abord en Angleterre, puis en Allemagne, en Autriche, aux Etats-Unis, et dans le monde entier. Il est le fruit d’une connivence, jamais innocente, avec l’Etat et les entreprises. Il est plus un symptôme du monde industrialisé et mondialisé qu’il ne réagit à lui. Aujourd’hui, il est partout.

Vous avez des hôtels de design, des festivals de design, des biennales, des quartiers design. Les hommes politiques parlent de design et de conception. Il existe un design biologique, un design médical et climatique. Le concept est devenu viral, mais la communauté qui l’a développé reste cantonnée aux tables, aux lampes et aux chaises, comme si rien n’avait changé. Leur rêve de design total s’est réalisé, mais il est entre les mains d’autres personnes.

Ne devrions-nous pas envisager de développer un nouveau concept de design ?

Le principal objet de notre biennale est de dire « Reconcevons le concept de design. » Cela fait partie d’une démarche visant plusieurs choses : affiner notre discipline, reconnaître que le design est devenu autre chose, et inciter notre communauté à le repenser.

Nous ne présentons pas de nouvelle théorie. Nous disons simplement : le design a aujourd’hui tellement de succès qu’il est important d’hésiter, de repenser et de réinitialiser les choses. Il faut reconcevoir le design.

C’est un projet de reconquête.
B.C. : Oui, en un sens. Aujourd’hui, les écoles de commerce ont un département de design parce que le design est devenu un domaine important. Des entreprises qui n’ont rien à voir avec le design emploient des « chefs de conception ». Dans les universités, le design est devenu tellement important qu’on s’intéresse à ce qui s’est longtemps pratiqué dans les écoles d’architecture. D’un point de vue pédagogique, les ateliers, les tables rondes et le brainstorming collectif avec les étudiants autour d’une question, sont des méthodes qui se sont imposées dans d’autres disciplines, dans les écoles de commerce et les sciences humaines. L’approche design est devenue une sorte de mantra.

M.W. : Notre époque est le moment de repenser tout cela. Quand on regarde ce qui s’est passé, on voit que le débat autour du design au 19e siècle a inauguré une tradition d’expositions, de revues et de livres et de manifestes qui, ensemble, ont été un vrai moteur pour le développement et la diffusion de ce concept. Aujourd’hui, ce concept est un fait établi et nous ne reviendrons pas là-dessus. On s’imagine que la vie serait plus belle parce qu’Aldo Rossi a designé votre cafetière, et qu’on n’a pas besoin qu’on vous donne une théorie parce que tout le monde semble partager la même idée du design. Quand nous disons qu’il est temps de repenser le design, oui, nous essayons de lui redonner une certaine dimension historique.

B.C. : Il y a encore une autre dimension : la pratique du design ne se limite plus à un petit nombre d’individus. En un sens, tout le monde est designer ; chacun conçoit et invente sa vie sur les médias sociaux. Cela veut dire que les gens pour qui les designers travaillent sont déjà eux-mêmes des designers.

M.W. : En même temps, personne n’a vraiment conscience des effets du design. Le téléphone portable est un objet fin, délicat, incroyablement efficace. C’est comme s’il était une partie de votre main, de vous-même. Mais c’est aussi un anesthésiant. On ne sait pas, ou on ne veut pas savoir, que l’infrastructure de communication à laquelle il vous relie est peut-être l’artefact le plus important jamais produit par l’homme. Chaque fois que vous touchez ce petit objet délicat qui ne semble relié à rien, un grand cerveau est activé. Ce n’est plus seulement le téléphone qui est une partie de votre corps et de votre cerveau ; c’est aussi une immense intelligence infrastructurelle.

Quand vous faites une requête sur Internet, Google ne se contente pas de vous donner une réponse, il vous donne une réponse fondée sur des questions que vous lui avez posées récemment. C’est ainsi que Google devient une partie de votre cerveau et de votre image. Même quand on « designe » sa propre image sur un téléphone, on ne sait pas très bien qui fait le design, si c’est vous, vos amis ou les algorithmes.

Dans ce monde, qui n’est rien de moins que le monde de notre vie quotidienne, qu’est-ce que le design ? Même si ce mot est omniprésent, nous manquons d’un concept de design adapté à la vie de tous les jours.

L’appel adressé aux participants de la biennale a-t-il été fructueux?
B.C. : Oui, les réactions ont été incroyables. Environ 200 équipes originaires de 35 pays ont proposé des vidéos de 2 minutes qui seront exposées avec les 80 installations de la biennale. Ceux qui participent à cette exposition sont des gens très divers. Il n’y a pas que des designers ; il y a aussi des architectes, des artistes, des historiens, des archéologues, des militants et des scientifiques. L’un d’eux, Sebastian Seung, est un neurologue de Princeton. C’est quelqu’un de fascinant, qui vous explique que le cerveau se modifie avec la pensée. Ce point de vue est intéressant. On pourrait dire aussi que le cerveau se modifie avec le design.

Notre cerveau serait fondamentalement de nature incrémentielle?
B.C. : Oui, comme si la première chose « designée » était notre cerveau.

M.W. : Peut-être que le cerveau est aujourd’hui ce qu’était la conquête spatiale dans les années 1960.

B.C. : Exactement. La nouvelle frontière. A la biennale, nous avons plusieurs installations sur les programmes spatiaux russes et américains qui, en un sens, étaient une exposition très soigneusement conçue sur la manière de « designer » l’être humain. La sonde spatiale Voyager 1 envoyée dans l’espace intergalactique est en fait une exposition mobile. Elle contient un ensemble de sons et d’images qui sont emblématiques de l’espèce humaine, au cas où la sonde serait interceptée par une autre forme d’intelligence. On envoie une représentation de l’homme dans l’espace, à des millions de kilomètres de la terre, et cette petite exposition de l’humain se trouve aujourd’hui en dehors du système solaire.

M.W. : Cette machine envoyée dans l’espace est une partie de nous, une partie du corps humain. Si, historiquement, le rôle du design était de négocier le rapport entre l’homme et la machine, quel est son rôle aujourd’hui, maintenant que nous sommes nous-mêmes devenus des machines ? C’est ce que nous comptons explorer à Istanbul.

B.C. : Le moins qu’on puisse faire est d’ouvrir le débat et c’est ce que nous tentons de faire pour cette biennale. Plutôt que de répondre à des questions, ou de présenter des objets, nous proposons un questionnement philosophique sur ce que nous sommes devenus.

Propos recueillis par Christophe Catsaros

Traduit de l’anglais par Sophie Renaut.​

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