Ma­nières d'as­sem­bler: con­si­dé­ra­tions sur la pra­tique du pro­jet

L’assemblage est au cœur de la démarche constructive de Luca Merlini. Démonstration par l’exemple.

Date de publication
15-10-2013
Revision
12-10-2015

L'écrivain allemand Arno Schmidt, cité ici de mémoire, affirmait que ce qui différencie le genre « roman de gare » de la vraie littérature c’est que, dans l’un, on décrit l’essoufflement d’une personne qui court en écrivant: «elle est essoufflée». Dans l’autre, le mot essoufflement n’apparaît jamais, mais ce sont le rythme, le montage, le choix des mots, l’écriture même en somme, qui essoufflent le lecteur. La manière d’écrire devient l’idée sans rendre ainsi nécessaire sa description.
Peut-on en déduire que la meilleure façon de parler de l’assemblage est finalement de procéder par assemblages ? Nous exemplifierons ci-après la pratique du projet à l’échelle territoriale comme une suite d’assemblages, chacun de ceux-ci partant d’une hypothèse autre. Au final, un palimpseste d’approches du territoire devrait se dessiner, chacune étant imparfaite et redevable aux autres pour trouver sa complétude. 

L’existant au carré


Il y a deux ans, le bureau du SDOL (Schéma directeur de l’Ouest lausannois) nous a chargés de coordonner la mise au point du masterplan pour le secteur Pont-Bleu-Terminus dans le cadre d’une procédure par études-tests. Trois équipes d’architectes (Bakker & Blanc, Bruehlmann-Loetscher, L-architectes) ont dans un premier temps librement avancé des hypothèses pour la transformation du lieu. Nous avons ensuite tenté une synthèse (un assemblage  ) de cette masse de données riche et hétérogène pour établir les bases d’un masterplan. De cette expérience passionnante et ouverte, nous avons retenu un certain nombre de choses. L’une concerne le contexte, une autre la méthode et une troisième l’outil.
Contexte: la procédure a réuni beaucoup de monde, architectes, experts, représentants des communes ou d’autres parties concernées (Renens, Crissier, Ecublens, CFF, Etat de Vaud), mais aussi, à l’occasion d’une soirée portes ouvertes, la population. L’opération fut par sa nature même un exercice pédagogique de recollement: écouter, expliquer, comprendre, prendre, déplier, proposer, oser. Avancer consiste à trouver des règles pour faire cohabiter de manière productive non seulement des intérêts différents, mais aussi des sensibilités différentes, qui s’expriment d’ailleurs avec des mots différents : en résumé, produire de l’énergie à partir du frottement des différences. 
Méthode: la chance a peut-être voulu que ces règles apparaissent naturellement. Ô surprise, elles relevaient de l’exagération. Surprise en effet car l’exagération n’est pas a priori une figure de pensée courante dans nos régions. Pourtant, il s’avéra intéressant de partir de l’existant et d’en amplifier les caractéristiques. En quoi consistait cet existant précieux : la «rivière de fer» (le réseau ferré), le désordre amical de l’urbanisation de la petite colline dominant la gare de Renens, la superposition des réseaux (ponts habités en devenir  ), les lignes de végétation dessinant la topographie naturelle, l’artificialité de certaines formes suggérant de futures morphologies urbaines. Cette lecture nous amena à proposer un enchaînement de cinq séquences (image 1 et 2), chacune étant destinée à devenir le prolongement exagéré de ce que le groupe de travail y avait trouvé. La dénomination que nous avons donnée à chacune de ces séquences tente de mettre en exergue son thème principal: «la colline hétérotopique», «le zip vert avec palazzine», «une place et des ponts», «la ligne médiale», «l’éclair (qui annonce l’arc-en-ciel)».
Outil: cette étude se conclut dans un masterplan, représenté de deux manières : le plan des idées et une possible application de celles-ci à travers le plan des formes. Cette double représentation que nous avons proposée traduit notre propre questionnement sur la notion même de masterplan. Si le plan des idées est la pièce qui contient le dynamisme du processus, par la force des choses, c’est souvent le plan des formes qui devient la référence légale: or celui-ci est un outil statique. La ville, elle, est un concept en mouvement: agir à un endroit du masterplan fait naître d’autres manières de faire et induit sa permanente transformation. Nous pourrions décrire cette agitation constante du projet à partir d’un texte de Gilles Deleuze et Félix Guattari, tiré de Qu’est-ce que la philosophie ? (Editions de Minuit, p. 79, 1991, Paris): «Il peut arriver que nous croyions avoir trouvé une solution, mais une nouvelle courbure du plan que nous n’avions pas vue d’abord vient relancer l’ensemble et poser de nouveaux problèmes, un nouveau train de problèmes, opérant par poussées successives et sollicitant des concepts à venir, à créer (…). Inversement, il peut arriver qu’un nouveau concept s’enfonce comme un coin entre deux concepts qu’on croyait voisins, sollicitant à son tour sur la table d’immanence la détermination d’un problème qui surgit comme une sorte de rallonge. La philosophie (ou l’architecture, nous nous permettons ici d’entrer dans le texte de Deleuze et Guattari) vit ainsi dans une crise permanente. Le plan opère par secousses, et les concepts procèdent par rafales, les personnages par saccades (…).» 

Têtes de pont


Toute crise, d’autant plus si elle est permanente, pousse à s’engager sur des pistes alternatives. Procédons, par exemple, à l’envers. Cet « envers », nous l’avons exploré à plusieurs reprises dans notre studio de projet à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais. Sur de grands délaissés urbains, notamment à Palerme où nous avons travaillé en 2011 dans le cadre d’un workshop international, nous testons la modification par le principe de la «tête de pont». Les étudiants sont invités à projeter un bâtiment, de dimensions et de programme plutôt modestes, dont l’importance réside dans les indices qu’il peut fournir pour ce qui viendra plus tard. Difficile exercice de lecture de situations et d’intuitions de projet, mais qui replace l’architecture, au même titre que d’autres éléments du territoire, dans un rôle non plus d’objet solipsiste, mais de fragment collaboratif (image). Un architecte comme Luigi Snozzi a pratiqué souvent, et parfois en vain, cette posture « d’anticipateur de situations urbaines » : dans son projet de logements à Celerina (1973) ou dans tout le travail mené à Monte Carasso depuis les années 1970 (image). A chaque fois, Snozzi a l’ambition d’installer des limites futures, de fabriquer des bornes, de suggérer des échelles ou des directions de développement. Dans cet ordre d’idées, il est intéressant de parler du site de l’EPFL. Le concours de 1970 a laissé dans les mémoires la trace de deux formidables projets. Le projet non construit dit « des Tessinois » (Botta, Carloni, Galfetti, Ruchat, Snozzi) qui posait comme première opération de dessiner des limites sur le territoire à l’intérieur desquelles grandirait l’ensemble du campus : un processus de développement contenu de l’extérieur vers le dedans (image). Le second reste dans les mémoires puisqu’il s’agit du projet réalisé de Zweifel et Stricker. Il se situe conceptuellement à l’opposé du précédent : une structure abstraite destinée à ne pas avoir de fin, comme si le lieu du savoir devait se perdre dans des horizons inatteignables. Toutes les interventions successives ont cherché à la contredire (la diagonale de 1984) ou la domestiquer (la piazza post-italienne de 1996, le CRPP de 1996, le bâtiment des communications de 2004, le bâtiment des sciences de la vie de 2008) comme si l’idée du non-fini avait un arrière-goût d’inappropriable, voire d’inacceptable…
Paradoxalement, le seul bâtiment qui a su arrêter la machine-EPFL est le Rolex Learning Center. Double paradoxe d’ailleurs, car l’arrêt arrive au moment où le président Aebischer poursuit une politique d’extension intellectuelle et économique sans fin, mais aussi parce que le projet de Sanaa, en tant qu’ovni architectural, se désintéresse des existants qui le jouxtent, et arrête la machine construite par une « mise à distance ». Le Learning Center a véritablement fait le vide autour de lui. Le futur projet de Kengo Kuma s’en éloigne prudemment et les dernières extensions de Dominique Perrault se font en réexploitant des structures existantes. 
Mais les vides d’aujourd’hui dessinent peut-être la logique des pleins de demain : d’ici à quelques années, il n’est pas impensable d’imaginer que, à la manière d’un Adolf Loos inversant le dedans et le dehors dans son projet de la Villa Karma à Montreux, le Learning Center soit le lieu d’une nouvelle forme d’assemblage en devenant un forum de liaison ondoyante entre des futurs bâtiments à inventer (dessin). 
Alors que nous pensions, dans ce chapitre, avoir réussi à échapper «aux secousses du plan» annoncées ci-dessus par Deleuze et Guattari, nous nous retrouvons, sans avoir pris garde, dans un maelström similaire. D’autres pistes à conquérir ?

Paysages uchroniens


Prochaine étape donc et essai suivant : incursion dans les paysages uchroniens. Rappelons ce que l’on entend par uchronie. C’est l’Histoire telle qu’elle aurait pu être mais qui n’a pas eu lieu. Exemple : si les éléphants d’Hannibal avaient refusé de franchir les Alpes, peut-être aurions-nous des élevages de pachydermes dans la vallée du Rhône. Si la Joconde n’avait jamais été retrouvée après le vol du 21 août 1911, peut-être le Louvre aurait-il fait faillite. Et si l’architecte Charles-Edouard Jeanneret avait pris le pseudonyme d’El Cordobes, peut-être aurait-il construit des châteaux en Espagne, etc…
Nous nous permettons ici d’utiliser le même principe en l’appliquant à la forme de l’espace. On imaginera ici le paysage si d’autres transformations que celles qui ont eu lieu avaient existé: et si le Chaux-de-Fonnier « El Cordobes » avait réalisé le Palais de la SDN à Genève… Et si «Achtung die Schweiz», la ville nouvelle de 30 000 habitants de Lucius Burckhardt, Max Frisch, et Markus Kutter (1955) avait été construite dans la région des Trois-Lacs. Et si… Le «non-fait qui aurait pu être fait» obsède les architectes et devient pour eux un outil de travail: les projets d’OMA (Koolhaas – Zenghelis) à Berlin, dans les années 1980, font comme si le gratte-ciel de verre de Mies, la « city of slabs » de Hilbersmeier et le siège du syndicat de la métallurgie de Mendelsohn étaient là (image). Ou plus récemment et plus près de chez nous (en 2004 à Genève), le projet primé de Made in pour le secteur de Praille Acacias Vernets glisse quelques « monstres » (existants ou non) de l’histoire de l’architecture dans le tissu bâti en transformation.
Chaque architecte possède une géographie personnelle, autant savante superposition de quelques projets «amis» venus de l’histoire de la ville qu’entassement combatif de ses propres projets restés architectures de papier (dessin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 et 8). Savant et combatif sont les justes termes, car cette géographie n’a rien de la mélancolie des projets passés. Au contraire, elle est un instrument de travail vivace et stratégique dans la mesure où l’on se déplace dans la conception du projet comme dans une carte, entre signes connus et zones informes où les stalkers qui pourraient livrer quelques clés sont les « projets d’avant ». Ces projets qu’il a fallu mettre de côté parce que trop radicaux, trop conceptuels, trop polémiques, trop décalés, trop quelque chose… Or, ce trop est peut-être ce qui a permis de comprendre le vrai enjeu à venir.

Avalovara


Alors que j’écris cet article, le hasard fait que je (re)lise le roman Avalovara du Brésilien Osman Lins (Editions Denoël, 1975, Paris). Cette œuvre littéraire est en réalité un espace territorial construit sur la superposition de deux figures géométriques antagonistes : une grille carrée (contenant le fameux palindrome latin: sator arepo tenet opera rotas, dont chaque lettre est, dans le texte de Lins, le sigle d’un récit différent) et une spirale (diagramme). Cette superposition permet l’assemblage de huit récits. Mais s’agit-il là de huit récits ou, au final, d’un seul récit ? J’en viens à penser qu’il y a dans la simultanéité de cette réflexion sur la notion d’assemblage territorial et de la lecture de cet ouvrage un lien à faire : la grille pourrait représenter la démarche par masterplan, la spirale comme figure dynamique qui cherche (ou fuit) un centre, la méthode «tête de pont» (une chaîne d’indices qui permet d’avancer) et le palindrome, dont le sens est historiquement vecteur de nombreuses interprétations, le paysage uchronien qui donne une règle narrative aux deux figures géométriques et permet l’assemblage du récit ou des récits. Parce qu’ils comblent chacun les lacunes ou les points de suspension des autres, les trois outils sont indissociables: la pratique du projet, architectural, urbain ou territorial, est à l’image d’Avalovara, roman à la fois un et multiple selon le moment ou le lieu par lequel on y pénètre.

Luca Merlini est architecte à Paris et Lausanne. Il est professeur à l’ENSA Paris-Malaquais, auteur de bâtiments construits (interface des transports publics au Flon, à Lausanne) et d’écrits (Le pays des maisons longues, MétisPresses 2010).

 

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