Lu­mières pa­ra­doxales: ma­nu­fac­ture Au­de­mars Pi­guet au Locle

Il est rare qu’une architecture présente et rassemble de manière aussi claire tous les rouages d’un processus de production complexe – en l’occurrence celui de la montre de luxe. La manufacture conçue par Kuník de Morsier incite à saisir l’architecture comme une machine qui organise d’un même geste l’espace et la technique, mais aussi le récit qui accompagne la montre, l’inscrivant dans un réseau productif qui va de la main de l’artisan-horloger jusqu’au flux d’un commerce globalisé.

Date de publication
23-11-2021

Comme les montres automatiques qu’elle produit, la nouvelle manufacture d’Audemars Piguet est une machine impressionnante. Or on ne comprend rien aux machines si on les circonscrit à leur enveloppe: elles sont des systèmes complexes, ramifiés, qui associent des enjeux techniques, économiques, sémantiques1. Celle que nous décrivons ici est mue par l’astre solaire, la topographie jurassienne et quelques cellules oculaires. Elle tisse un récit entre l’œil de l’artisan-horloger et celui du client qui sera amené à comprendre la plus-value d’une montre automatique.

Des paysans horlogers à la manufacture high-tech

Dès le 17e siècle, la proto-industrie horlogère se constitue à l’échelle d’une région tout entière. Le mode de production «par établissage» consiste à diviser le travail de fabrication en de petites unités spécialisées et indépendantes jusqu’à l’étape du montage. Les ateliers sont aménagés dans le domicile de l’artisan-horloger (parfois un paysan qui complète ses revenus à la saison froide avec cette activité), tourné au nord, vers un pâturage enneigé qui lui fournit une lumière sans ombre. Ce n’est que tardivement dans le 19e siècle que ces étapes seront concentrées dans des manufactures, même s’il subsiste un réseau d’horlogers éparpillés à l’échelle d’un territoire. Après les incendies qui les ont ravagées, les villes du Locle et de la Chaux-de-Fonds seront planifiées sur un plan d’alignement reposant sur certains principes de ce qu’on a désigné plus tard comme un «urbanisme horloger»2: barres orientées NE/SO le long des courbes de niveau, ateliers orientés au nord, circulation facilitée des coursiers, etc. Dans le Kapital, Marx comparait ainsi la ville de la Chaux-de-Fonds tout entière à une usine – parallèle jurassien de la «Fabrique» genevoise. De l’échelle du territoire à celle de l’atelier, production horlogère et morphologie urbaine seraient liées comme les rouages d’une montre.

C’est du moins ce que propose le récit composé lors de la candidature des deux villes à la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO, et dont certains traits ont certainement été un peu forcés3. Ce récit devrait se poursuivre bien au-delà de la région, inclure la main-d’œuvre étrangère et les nombreux travailleurs frontaliers qui font marcher le secteur4, ainsi que sa clientèle internationale. Quoi qu’il en soit, l’architecture horlogère doit s’inscrire dans une narration partagée, dont il est facile d’identifier les principaux mots clés: «région», «savoir-faire», «innovation».

Audemars Piguet compte aujourd’hui 2000 employés dans le monde entier, mais ses sites de production principaux sont centrés au Brassus (où la première manufacture a été construite en 1907), au Locle et à Meyrin. C’est l’une des rares maisons qui parvient encore à réunir sur un même site la plupart des étapes de production d’une montre. L’entreprise a construit une manufacture plutôt fonctionnelle au Brassus (Dolci-Tekhne, 2006-2009), avec ses unités de production orientées au nord, puis une petite icône reposant sur un registre symbolique destinée à la mise en valeur des produits: le «musée-atelier» conçu sur une double spirale (BIG, 2020). La manufacture du Locle répond, elle, aux deux exigences simultanément; ou plutôt elle fait de son fonctionnement même son expression architecturale. Mais pas de manière formelle: ce qui est iconique ici, c’est l’environnement, transparent, qui met en lumière – très littéralement – la fabrication.

La manufacture comme «urbanisme horloger»

Une «manufacture» définit un lieu où la main détermine l’organisation, et non l’inverse. Il s’y pose dès lors inévitablement le problème de l’adéquation des conditions atmosphériques et lumineuses à une équipe d’artisans qui ont, individuellement, une sensibilité différente. C’est à ce premier problème d’ergonomie collective que répond la nouvelle manufacture d’Audemars Piguet. Le second a trait au récit que suggère l’architecture, dont l’enjeu majeur est d’accompagner celui des montres de prestige. Ainsi le projet de Kuník de Morsier semble être une métonymie de l’«urbanisme horloger», dont il regroupe tous les principes – de la forme optimisée du bâtiment jusqu’à l’aménagement intérieur. Sa géométrie résulte d’une collision programmatique, de contraintes d’usages et du respect du règlement. Dans ce nouveau quartier dédié à l’industrie de précision, celui-ci impose de suivre strictement les courbes de niveaux sommitales de la colline; aussi le bâtiment en forme de main est-il implanté de manière à excaver au minimum. Pour obtenir une surface plane, faciliter les déplacements des hommes et des machines, deux des phalanges se prolongent hors du plan, mettant au défi les ingénieurs. Elles sont constituées de poutres en treillis qui font la hauteur de l’étage et reposent sur des béquilles en V inversé, se prolongeant en porte-à-faux de 12 et 15 m. Cette géométrie construit une relation privilégiée au paysage, d’abord par les cadrages panoramiques depuis l’intérieur. Sous les boîtes, le plafond inox reflète et déforme le paysage lointain puis, à mesure que l’on s’approche, celui du jardin floral présenté aux visiteurs. Le mélange de vivaces, de bulbes et de quelques graminées, variable au fil des saisons, est l’exception dans un concept paysager qui repose exclusivement sur des essences régionales (une prairie fleurie ponctuée d’arbres indigènes). Sous et autour du bâtiment, un parking accueille les allées et venues des artisans spécialisés qui viennent parfois de loin.

Une horloge lumineuse

Contrairement aux manufactures traditionnelles, ce n’est pas la lumière du nord qui a été recherchée. Une réflexion globale a été menée sur la manière dont la luminosité affecte et conditionne le confort physiologique des usagers, dès les premières esquisses. L’entreprise spécialisée Occulight dynamics est venue assister les architectes dans la définition des différentes atmosphères lumineuses qui agiront sur l’ensemble du cycle quotidien. Pour sa cofondatrice Marilyne Andersen, le traitement de la lumière naturelle a un effet sur le confort, sur les émotions et donc sur la santé. Si son expertise devait confirmer dans les grandes lignes l’intuition initiale des architectes, elle aura surtout conforté le maître d’ouvrage en livrant une caution scientifique. Sur la base de mesures opérées sur une maquette numérique et d’une dizaine de workshops réalisés avec les employés pour identifier leurs besoins, la stratégie initiale sera renforcée et d’autres aspects corrigés. Dans une manufacture, pour viser la productivité, les conditions réputées optimales (21° C, 500 lux, un taux de CO2 stable, etc.), ne fonctionnent pas, selon Marilyne Andersen. En effet, l’humeur, le sommeil, la digestion, mais également les performances – et donc la concentration – sont conditionnés par le rythme circadien. Or cette horloge interne est synchronisée avec celle du ciel par quelques cellules photoréceptrices, situées dans la rétine, et sensibles à la lumière bleue. Pour agir sur l’émotion, il faut donc concevoir des environnements variés, de l’animation, maintenir le contact avec l’environnement extérieur.

Parce qu’elle s’inscrit dans ce cycle, la manufacture s’assimile à une horloge. Ses ambiances sont composées en fonction des types d’activités, à différentes heures. Les ateliers sont orientés au sud et à l’est; ils sont baignés dans une lumière indirecte dès le matin, par réflexion sur les plafonds et l’ensemble des superstructures, toujours blanches. L’apport de lumière est renforcé par des luminaires et des éclairages ponctuels que les horlogers emploient pour vérifier certains défauts. Par contraste, le sol est couvert d’une résine foncée, teintée en bleu, afin de faciliter la recherche des pièces qui tombent de l’établi (un problème fréquent, coûteux en temps). Les fenêtres sont équipées de verres électrochromes. Il s’agit d’un film actif alimenté par courant électrique permettant de réduire graduellement la transmission lumineuse des verres jusqu’à 99%: le niveau de lumière peut être contrôlé sur trois zones avec un variateur, à la hauteur des yeux de l’horloger en position assise, au-dessus de son visage, et jusqu’au plafond. Ce dispositif permet à de petites équipes d’adapter l’apport de lumière naturelle à leurs besoins individuels. Dans les espaces dédiés à la recherche et au développement, situés à l’ouest, c’est au contraire une lumière directe et changeante qui est recherchée, stimulante jusqu’en soirée.

Dans la zone centrale, enfin, des jours zénithaux sont dégagés dans la poutraison triangulée. Cette exigence a été un autre enjeu, constructif cette fois, pour les ingénieurs, qui devaient solutionner des assemblages complexes pour supporter les lanterneaux triangulaires. Sur les faces sont tendues des toiles textiles blanches, produisant une lumière diffuse et directe qui ­évolue au rythme du passage des nuages. Cet espace, désigné comme une «agora», est celui des réunions informelles, des rencontres animées et des événements publics. C’est aussi le cœur du dispositif de présentation de la production.

L’architecture comme narration

L’un des enjeux majeurs du projet est de faire pénétrer les acheteurs au cœur de la production, les immerger dans cet environnement. Aussi le plan du bâtiment dispose-t-il les différents blocs de production autour d’une place centrale qui offre une vision panoptique sur toutes les étapes de fabrication. Chacune se déroule dans un espace conçu spécifiquement. Dans le sens des aiguilles d’une montre: au sud, la recherche et le développement, à l’ouest, le prototypage et l’usinage des pièces (décolletage, découpe CNC et laser), au nord, la décoration (polissage et terminaisons), puis enfin l’assemblage des montres. Grâce aux verres électrochromes qui remplacent les traditionnels stores à lamelles, les façades ouvrent des vitrines visibles jusque depuis la route.

Le projet semble déployer une hypertrophie technologique pour optimiser des conditions de travail que des paysans-­horlogers jurassiens aménageaient eux-mêmes dans leur ferme. Pourtant, à l’exception de ces verres électrochromes, le traitement de la lumière naturelle est obtenu par des opérations architecturales et non high-tech: la forme du plan, avec ses angles aigus qui font pénétrer la lumière au plus profond de l’édifice, puis une toiture triangulée et des verres projetant une lumière sur des toiles tendues. On peut évidemment regretter que la structure n’ait pas été réalisée dans un matériau plus durable du point de vue de l’énergie grise, en lien avec la ressource forestière du paysage environnant. Mais l’acier, lisse et stable, semblait un choix plus sûr. Pour dresser le bilan environnemental d’une telle machine, il faudrait prendre en compte le soin accordé par l’ensemble cumulé des dispositifs déployés sur la santé émotionnelle et physiologique des usagers – la composante humaine située au cœur du mécanisme. Un enjeu central, sur les plans sociaux et économiques.

La montre est un paradoxe: elle n’a pratiquement plus de fonction; or son prestige vient précisément de l’extrême raffinement de son fonctionnement. La manufacture tout entière procède du même paradoxe. Bien que fonctionnelle, elle n’a rien d’une architecture fonctionnaliste. Au contraire, c’est une architecture narrative, didactique5, dont l’enjeu est de tisser le récit de son propre fonctionnement: des gestes, des procédés, et le savoir-faire des horlogers, dont le travail est mis en lumière, de la même manière que dans certaines montres, le fond de la boîte, transparent, dévoile le mouvement et ses fascinantes complications qui synchronisent son détenteur avec la rotation de la Terre.

Manufacture horlogère, Le Locle (NE)

 

Maître d’ouvrage: Audemars Piguet

 

Architectes: Kuník de Morsier architectes

 

Direction des travaux: Pierre Liechti architecte et Rmoved

 

Structure: GVH Saint-Blaise

 

Architecture du paysage: Forster-Paysage

 

Façade: BCS

 

CVCSE: Amstein+Walthert

 

Physique du bâtiment: Planair

 

Lumière naturelle et physiologie: Oculight dynamics

 

Lumière artificielle: DCube

 

Sécurité incendie: Ignis Salutem

 

Géotechnique: Decerenville

 

Acoustique et pédologie: Prona

 

Mobilité: Citec

 

Géomètre: MAP

 

Workspace: Studio Banana

 

Études dynamiques: Résonance

Notes

 

1 Félix Guattari, «L’hétérogenèse machinique», Chimère 18/1991, pp. 78-97.

 

2 Après les incendies survenus en 1794 à La Chaux-de-Fonds et en 1833 au Locle, les deux villes voisines sont reconstruites en s’alignant sur le plan d’extension proposé par Charles-Henri Junod et adopté en 1841; un plan rationnel, en damier, adapté à l’industrie. Jean-Daniel Jeanneret, La Chaux-de-Fonds, Le Locle. Urbanisme horloger, Le Locle, Édition G d’Encre, 2009.

 

3 «L’urbanisme horloger a-t-il vraiment existé?», demande Filippo De Pieri. «Rien ne suggère que la forme urbaine privilégiée par le plan Junod soit le résultat fonctionnel inéluctable d’un modèle d’organisation spatiale propre à la manufacture locale.» Filippo De Pieri, «Histoire publique d’un plan: les récits sur l’urbanisme horloger et le plan Junod pour la Chaux-de-Fonds (1835-1841)», in Porter le temps. Mémoires urbaines d’un site horloger, Genève, MētisPresses, 2021.

 

4 Au 20e siècle, l’industrie se rend dépendante d’une main-d’œuvre étrangère, notamment de nombreuses ouvrières italiennes dans l’après-guerre et les travailleurs frontaliers de l’arc jurassien, qui composent aujourd’hui encore un tiers des effectifs (et jusqu’à trois quarts dans les usines situées à proximité immédiate de la frontière). Estelle Fallet, Béatrice Veyrassat, «Horlogerie», Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 11.08.2020.

 

5 Cette plus-value est probablement liée à une sorte de transparence didactique vis-à-vis d’un objet technique. Pour Gilbert Simondon, c’est la méconnaissance de leur «mode d’existence» qui serait responsable d’une sorte d’aliénation des êtres humains vis-à-vis de leur environnement technique. La manufacture du Locle répond en partie à un tel enjeu. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, 1958.

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