L’Odys­sée du cam­pus de l’Ouest lau­san­nois

L’histoire de l’EPFL et de l’UNIL retrace l’évolution des espaces du campus et de leur image. D’une logique constitutive du tissu au monument iconique, les valeurs de l’institution universitaire se déportent aujourd’hui sur le paysage – et surtout sur l’usage.

Date de publication
20-06-2023

Sur les rives du Léman, les chantiers battent leur plein. Rien de nouveau sous le soleil: depuis 1968, quand les grandes villes européennes s’engagent dans la création de campus en périphérie pour s’éviter de nouvelles révolutions dans leurs centres, l’institution universitaire, originellement vouée à l’enseignement et à la recherche, se transforme peu à peu en aménageur de territoire – en laboratoire des villes1. Qu’en est-il aujourd’hui ? Comparons les campus UNIL et EPFL, situés côte à côte mais génétiquement opposés, pour comprendre comment le vent a tourné.

UNIL-EPFL: objets autonomes dans un parc ou une grille

À l’origine, c’est l’ensemble qui fait l’image. L’UNIL est une prairie peuplée, l’EPFL une mégastructure. Implanté dans l’ancien domaine de Dorigny – qui a manqué être transformé en aéroport dans les années 1950 – le campus de l’UNIL a été pensé comme une série d’objets autonomes dans un parc, orientés vers le paysage et le lac. Le plan directeur adopté en 1972 s’inspire des modèles anglo-saxons, en préservant certains secteurs à haute valeur paysagère et en établissant des principes architecturaux (hauteur d’étages identique, trame commune, façades en alu éloxé et verre, galeries pour l’interface ext-int.). À bien des égards, Guido Cocchi – alors architecte responsable – s’inspire des campus d’Alvar Aalto, notamment dans le traitement des espaces d’accueil, conçus comme des places dont la configuration en dénivellations épouse la pente du terrain. La bibliothèque (Cocchi, 1982) se love dans le relief, comme le prescrivent les directives d’implantation. Les bâtiments du campus auraient ainsi dû respecter les courbes de niveau et, en harmonie avec le paysage, être édifiés sous la forme de constructions basses en terrasses. Mais, mis à part la bibliothèque, tous affichent au contraire «une certaine indifférence aux mouvements du terrain»2. Chaque bâtiment se clame comme un objet autonome, navire sur des flots verts, tout en respectant des codes communs – Atelier Cube poussera la métaphore à son paroxysme en réalisant en 1994 l’élégant Batochime.

À l’EPFL, la stratégie est différente: dès 1969, c’est après des MEP que Zweifel et Stricker conçoivent le plan du campus, organisé sur une grille dans un esprit modulaire d’assemblage et de croissance le long d’un axe de référence est-ouest, sorte de tapis horizontal de faible hauteur articulé autour d’une série de cours paysagées avec des cheminements piétons surélevés. L’expression machiniste de l’ensemble sera nuancée dans l’extension de 1980, la Diagonale, qui rompt avec la grille et rend aux usager·ères l’accès au sol naturel. C’est ainsi par une série de concours qui s’inscrivent dans des plans d’ensemble que le campus de l’EPFL se développe. Chaque étape répond à des besoins programmatiques, mais reflète aussi les préoccupations architecturales et constructives d’une époque, à l’exemple du Quartier Nord (Schnebli, Ammann, Ruchat-Roncati, 1993) qui s’inscrit dans la lignée de la Tendenza. Jusqu’aux années 2000, les architectes se sont donc plié·es à une logique constitutive du tissu et non du monument.

2000: la gloire des navires amiraux

Le tournant de ce développement est l’apparition des partenariats public-privé (PPP) dans le système universitaire, initiés à l’EPFL par Patrick Aebischer, nommé en 1999 à la tête de l’école. Sous sa présidence, la mission se transforme: d’une école spécialisée dans la formation d’ingénieur·es, elle devient un institut de recherche. Cette transformation s’incarne, physiquement, dans une production architecturale impressionnante et iconique, période prolifique financée par d’importantes entreprises et inaugurée avec le Rolex Learning Center (Sanaa, 2010), vaisseau amiral payé en grande partie par la marque de montre de luxe éponyme. Suivront ensuite le SwissTech Convention Center (RDR, 2014), financé en majorité par Crédit Suisse; le Under One Roof (Kengo Kuma, 2016), lui aussi développé dans le cadre d’un PPP (Confédération, Fondation Gandur, Rolex, Fondation Göhner); mais aussi l’Agora Lombard Odier (Alice EPFL, 2019), dont le nom célèbre le mécène. Le concours pour le campus RTS (voir p. 10), au jury duquel Aebischer a pris part, sonne un peu comme le point d’orgue de cette phase de construction intensive de bâtiments iconiques: les flagships.

Le flagship, c’est ce que le grand public, mais surtout les autres universités voient: le vaisseau amiral de la poursuite de l’innovation, depuis le pont duquel on communique sur les enjeux actuels de la recherche dans une compétition internationale, renforcée par le classement de Shanghai, créé en 2003. Pendant des années, le flagship s’est incarné dans une architecture ouverte, transparente, héroïque, superlative, défiant les lois de la pesanteur. Certain·es prédisaient alors que les campus deviendraient les lieux majeurs de l’expression architecturale, des lieux de visite, «à l’instar des cathédrales qui ont été construites par le passé», selon Dominique Perrault, auteur de deux édifices de l’EPFL3, moins réussis que prévu. La réalité semble lui donner raison: à Lausanne, le Rolex Learning Center est la onzième meilleure attraction notée sur le site Tripadvisor; à Saint-Gall, l’université – où se trouve le Square – est la treizième.

Ecological turn et croissance

La vague des concours des années 2010 dépose encore sur le rivage de monumentaux édifices (Campus RTS, Campus Santé, Unithèque…). Mais le malaise plane. Les enjeux sociaux et environnementaux ont rebattu les cartes, ces flagships conçus pendant des années en verre, en béton et en acier peinent à symboliser un monde universitaire à la pointe de l’innovation. Le fait que les usager·ères majoritaires des universités, à savoir les étudiant·es, aient été les premier·ères à rejoindre le mouvement pour la grève du climat de 2018 ne fait qu’amplifier l’incongruence. Certes, on tente aujourd’hui d’édifier les nouveaux bâtiments des campus de manière plus durable, mais la logique reste cosmétique. Si le Vortex, planifié en 2017, est encore un paquebot de béton sous un voile de bois, à l’Ecotope (3XN/GXN et IB, 2026), l’EPFL mise sur un projet entièrement en bois, du sol au plafond: la matérialité rassure pour un temps, mais quel atout l’école saura-t-elle tirer de sa manche lorsque le grand public prendra conscience que le lamellé-collé n’est pas aussi «vert» que l’on pourrait le croire? On assiste encore à une poursuite de l’image, de la forme, alors que le tournant écologique réclame une réforme de fond.

Mais au fond, pourquoi construit-on encore autant ? Parce que le système universitaire est soumis à une croissance massive. Selon l’OFS, les effectifs des hautes écoles suisses devraient progresser de 7,4 % sur la période 2014-2024. À l’UNIL, la population étudiante a triplé en quarante ans. À l’EPFL, ce sont plus de 25 % d’étudiant·es et plus de 19 % de personnel supplémentaires attendus d’ici 2032. Quelques nouvelles icônes ne suffiront pas pour relever ces défis. Et si on revenait aux fondamentaux, à l’usage, à la manière dont les espaces organisent l’enseignement et la recherche ? Et si on revenait aux humains?

Le navire qui cache l’armada

Tous les regards se tournent donc de plus en plus vers l’armada: cette gigantesque flottille diffuse, parfois bâtarde, souvent en attente d’assainissement, et qui forme le socle fonctionnel du système universitaire. Cette masse, longtemps anonyme, devient aujourd’hui un enjeu prioritaire dans cette quête de surface menée par des institutions sous pression, comme en témoignent les projets qui investissent de nouvelles zones encore non dévolues à l’enseignement. L’EPFL, en conquistador, s’est ainsi développée sur quatre nouveaux sites au cours des années 2010: le campus Biotech à Genève, qui héberge des laboratoires dans les domaines des neurosciences, des neurotechnologies numériques et de la santé; Microcity à Neuchâtel, qui accueille une partie importante de l’Institut d’Électricité et de Microtechnique; bluefactory à Fribourg, site de l’ancienne brasserie Cardinal et actuel centre de recherche et développement dédié au futur de l’environnement bâti; Ronquoz 21 à Sion, vaste zone entre les voies CFF et les berges du Rhône qui se transforme en pôle pour la recherche dans l’énergie, l’environnement et la santé… Le campus a pris une dimension régionale. Après les PPP, l’EPFL travaille de plus en plus avec d’autres partenaires publics comme la HEIA-FR ou la HES-SO Valais-Wallis; elle transforme les infrastructures existantes pour les adapter à ses besoins ou coconstruit de la manière la plus durable possible, comme c’est le cas actuellement avec la réalisation du bâtiment du Smart Living Lab à Fribourg, qui cumule les labels (structure porteuse en bois local, société 2000 Watts, Minergie-A-Eco, SNBS…).

Dans les années 2000-2010, l’EPFL favorise des procédures sélectives ou sur invitation, correspondant à une recherche de mandataires prestigieux. Désormais, elle tend à proposer des démarches participatives ou consultatives, des MEP4 et des concours ouverts aux professionnel·les plus ancré·es dans les enjeux régionaux.

Vers le vivant

La réflexion ne s’arrête pas au bâti. Pour sa Stratégie Climat et Durabilité 2030, l’EPFL s’est fixé une série d’objectifs et de mesures qui touchent presque tous les domaines de la vie estudiantine: de l’alimentation à la mobilité pendulaire, en passant par l’énergie et l’aménagement de son territoire. Ce dernier point est détaillé dans le projet Resilient Campus qui souhaite inverser la tendance instaurée par la densification intensive de l’école. Cette densification a conduit à une augmentation des surfaces imperméables, une diminution des surfaces végétalisées et une perte d’usage de certains espaces publics extérieurs, qui a aggravé le phénomène des îlots de chaleur. Première mesure symbolique? Planter 50 arbres, pour stopper 50 ans de minéralisation. Dans les images de communication de la stratégie, les flagships passent au second plan. À peine parvient-on à deviner les courbes indolentes du Rolex Learning Center, noyé dans une prairie de coquelicots arborée de tilleuls – il est loin le temps où Sanaa présentait son projet sur un gazon digne d’un green de golf. Les bâtiments longtemps boudés de la première phase de l’EPFL – paysagée par Ursula Schmocker-Willi et Jakob Zweifel selon deux types d’aménagement (plantations contrôlées et géométriques pour les jardins et les cours intérieures et végétation plus libre autour des édifices) – retrouvent aujourd’hui leurs lettres de noblesse. Dans les images officielles, les façades de métal et les panneaux solaires qui côtoient une végétation sauvage et luxuriante rappellent l’univers des films de Miyazaki: après les affres de l’Anthropocène, la nature reprend ses droits. Les protagonistes de cette vague verte sont les usager·ères: sur les photos, une jeune femme en mini short traverse le campus à vélo; une foule d’étudiant·es marchent dans une grande forêt. Une image remplace l’autre.

Cachez ces bâtiments que je ne saurais voir?

Tel semble être le mot d’ordre. Sur la page titre de Resilient Campus, un humble portacabin dépasse d’un champ. Les lignes de flottaison bougent; le flagship, maintenant, c’est le campus tout entier. Les modèles distincts de l’UNIL et de l’EPFL se sont hybridés: dans le plan guide, nature et architecture sont à part égale. Pourtant l’architecture n’est pas en reste, elle doit continuer à proposer des structures résilientes, évolutives, comme les monastères de jadis transformés en collèges. L’architecture de l’image se meurt; vive l’espace et surtout vive l’usager·ère. Dans l’extension de l’Unithèque (FHV, 2026) – trois terrasses de 150 m de long, pour 33 m de large et 13,5 m de haut, baignées d’une lumière zénithale diffuse –, comme dans toute bibliothèque, on ne fera pas que travailler: on y rêvera, on y draguera, on y dormira.

Notes

 

1 Voir notamment TRACÉS 13-14/2013, consacré au campus EPFL

 

2 Bruno Marchand et Pauline Schroeter, Architecture du Canton de Vaud, 1975-2000, EPFL Press, 2021, p. 319

 

3 Anna Hohler, Gaëlle Lauriot-Prévost, Dominique Perrault Architecture: Territoire et horizons, PPUR, 2013, p. 14

 

4 C’est le cas du MEP Coupole-Esplanade, dont les résultats seront annoncés cet été. La démarche a toutefois fait l’objet d’une critique de l’OMPR (déroulement trop court, pas de résumé de l’objet du concours, jury composé majoritairement de personnel de l’EPFL…).

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