L'ESAR a dix ans

L’école spéciale d’architecture (ESAR) fête ses dix ans. Christophe Catsaros s’est entretenu avec deux des membres fondateurs: Vincent Mangeat et Jean-Gilles Decosterd au sujet du projet pédagogique qu’incarne l’ESAR.

Date de publication
14-06-2018
Revision
17-06-2018

Tracés: L’ESAR développe deux formations : la préparation à l’entrée des écoles d’architecture et la préparation à l’examen fédéral des Registres suisses des professionnels de l’ingénierie, de l’architecture et de l’environnement (REG), qui équivaut à une sorte de validation des acquis pour des professionnels qui ont une pratique mais pas nécessairement le diplôme adéquat. Quel est le supplément que vous apportez à ces architectes en devenir? 
Vincent Mangeat (V. M.): Oui, c’est bien résumé. Il faut augmenter cette description d’une préoccupation qui est la nôtre depuis le début. Dans le système suisse, avec l’apprentissage, les écoles, il y a l’idée d’enchaînement d’étapes, d’échelons à gravir avant de commencer à exercer. Notre point de vue diffère en cela que nous proposons de commencer tout de suite ; mettre en perspective un apprentissage des études d’architecture et une pratique simultanément. Devenir architecte dès qu’on entre dans le métier et non par paliers successifs. 
Ceux qui entrent en apprentissage, le font très souvent pour devenir dessinateurs architectes, et non pour devenir architectes, ce qui est discutable. C’est une manière d’entrer dans le métier et on doit pouvoir se dire que d’autres qui nous ont précédé ont montré le chemin et s’en sont bien tirés. Notre façon de faire à l’ESAR est surtout une manière de critiquer le cloisonnement et l’empilage qui est la règle dans la formation d’architecte. 

Jean-Gilles Decosterd (J.-G. D.): Il s’agit non seulement de critiquer l’empilage et le cloisonnement entre les différents profils amenés à collaborer dans un bureau d’architecture – le dessinateur, l’architecte – mais aussi le cloisonnement entre les différentes formations d’architecte. Parce qu’on hérite aussi d’une situation un peu datée où la séparation est clairement marquée entre l’architecte technicien HES, et l’architecte qui réfléchit, EPF. 
Cette distinction, rendue anachronique par le fait que de plus en plus d’HES proposent des formations masters, est de moins en moins crédible du fait de la continuité croissante que l’on observe entre les différentes formations d’architecture. 
Le REG, tel que l’on se le représente ici, c’est aussi cela. Nous recherchons cette continuité qui permettra enfin de cesser d’opposer l’­architecte-technicien à l’architecte-concepteur.

V. M.: Idéalement, il faudrait que ceux qui choisissent cette voie se disent «j’entre en études d’architecture, même si la voie que j’emprunte est articulée en deux, trois paliers. Ce n’est pas après avoir dessiné, dessiné et encore dessiné que je vais découvrir les questions fondamentales de l’architecture. Celles-ci doivent m’être transmises dès le début de mes études.»

Quelle est l’originalité de cette approche? Qu’est-ce que vous apportez à cet architecte en devenir?
V. M.: Il est immergé dès le début dans la théorie et l’histoire de l’architecture. Ce n’est pas quelque chose qui vient dans un deuxième temps. 

J.-G. D.: Et même en amont de cela, il y a l’idée de réaffirmer le savoir architectural en tant que science humaine, plus que comme science technique ou savoir technique de la construction. On apprend qu’être architecte c’est avant toute chose apprendre à régler des questions humaines. La dimension constructive technique n’est pas pour autant délaissée. Notre enseignement vise à remettre de l’humain dans ce qui reste, encore aujourd’hui, une approche trop technique. 
C’est un long cheminement à faire pour quelqu’un qui s’est mis sur la voie du dessinateur d’architecture, sans se demander auparavant quelle pouvait être la finalité de cette pratique du dessin. Nous cherchons à faire voir, comprendre cette finalité qui est en fin de compte l’espace et l’humain. 

V. M.: Nombreux sont nos étudiants REG qui découvrent cela sur le tas, en cours de route, alors qu’ils auraient pu s’en rendre compte en début de parcours. 

Vous prenez des gens qui ont une approche partielle, appliquée, trop spécifique et vous essayez de les introduire à une vision globale. 
J.-G. D.: Dans une formule synthétique qui accompagne un cours de l’école, on dit que l’architecte pense conjointement l’espace et sa construction. Tout est contenu, ramassé dans cette formule: qu’il y a deux parts distinctes, penser l’espace et penser la construction et que la spécificité du projet, c’est la pensée simultanée de ces deux champs de réflexion. L’architecte aurait un pied dans chaque domaine et un cœur au milieu pour faire du lien. Cela peut sembler aller de soi mais en fait, par les temps qui courent, c’est inédit. 
D’abord, on dit que la construction se pense, à une époque où le chantier tend à n’être plus que le lieu de l’assemblage des détails constructifs développés par l’industrie de la construction. Pire encore, bon nombre de bureaux qui actuellement gagnent des concours, préfèrent déléguer le chantier à des prestataires de services ; les architectes désertent la construction.
Ensuite, affirmer que l’espace se pense, c’est presque un gros mot de nos jours où un formalisme rampant n’en finit pas d’empoisonner l’architecture et semble avoir encore de beaux jours devant lui.
Définitivement, penser conjointement l’espace et sa construction, c’est une position militante. Le pari, ici, c’est de prendre des gens qui maîtrisent la construction, de leur dire que la construction pense et se pense et de les accompagner dans cette direction.

Qu’est-ce qui vous a fait entrer dans ce projet d’enseignement, qu’est-ce qui vous a motivé?
V. M.: On enseigne pour apprendre.

J.-G. D.: Ce qui nous a motivé, c’est aussi que cette préparation au REG est tenue par des écoles privées, ce qui en fait un produit du marché de l’enseignement. Il y avait dès le départ chez nous une position critique de cette attitude qui consiste à considérer un enseignement comme un produit.
Et cette critique d’un savoir-marchandise se retrouve aussi dans la forme de l’école puisque nous ne sommes pas une entreprise qui traite avec des clients, mais nous avons adopté la forme légale d’une association, dont les enseignants et les étudiants sont membres. 
Cela implique un droit de regard sur les comptes, les investissements, le fonctionnement de l’école. Rien que ça, c’est une sacrée différence. 
En plus de cela, on a renoncé à décerner un Bachelor. Techniquement, on pourrait le faire. Il suffit d’assembler un nombre de crédits, et le tour est joué. C’est ce que font la plupart des écoles privées. Elles annoncent des Bachelors, tout en se gardant de préciser si ces Bachelors conduisent à des Masters ou pas. Nous avons refusé d’office cet enfumage. Nous n’avons jamais intitulé un papier obtenu dans notre école « Bachelor ».

J.-G. D.: A cela s’ajoute le contenu de l’enseignement, radicalement différent de celui des écoles privées.

V. M.: Pour donner un exemple, les étudiants qui arrivent ici suivent le même cours de théorie que les étudiants à l’EPFL quand j’y enseignait. 
Autre chose, qui ne se fait pas dans les écoles privées, et que nous pratiquons abondamment : l’enseignement in situ. Se déplacer pour aller voir et comprendre. Rome, Genève et Amsterdam, de l’Antiquité à la Modernité, c’est notre chemin, balisé !

C’est un projet d’enseignement radical en somme.
V. M.: Oui, quand l’école se transporte à Rome, Genève ou Amsterdam, où le cours est donné dans la ville, on est dans une forme de radicalité. Il ne s’agit donc pas de voyager mais d’enseigner in situ.

J.-G. D.: Ce qui nous différencie aussi, c’est une réaction à l’idée qui prévaut ailleurs d’assembler une série de cours, pensés sur le mode de modules distincts. 
Dans d’autres écoles, c’est en assemblant des modules qu’on arrive au REG. Notre approche pourrait également être considérée comme critique face à ce diplôme qui a tendance à légitimer ce type d’empilage et de savoirs cloisonnés. 
Au REG, on n’est pas demandeur d’un savoir synthétique d’architecte ; c’est cette valeur ajoutée que l’on apporte. La distinction entre pratique et théorie est profondément ancrée dans la conception du REG, jusqu’au contresens qui consiste à dénigrer la théorie à force de survaloriser une approche pratique. 
Notre approche singulière consiste à dire qu’on ne peut pas se passer de théorie, y compris pour former des praticiens. Il faut réunir pratique et théorie. Les rendre indissociables. Ce que nous voulons, c’est remettre de l’unité y compris pour ceux qui visent une formation REG. 

V. M.: Notre enseignement est une critique des formations actuelles, cela sans être en conflit avec le REG. Nous essayons de lui apporter un supplément d’âme.

J.-G. D.: Prenez cette école privée connue que je ne nommerais pas. Au départ, elle s’est constituée contre l’approche polytechnique de l’architecte, pour en privilégier une autre, fondée sur les sciences humaines, notamment sous l’influence de Sartoris. Puis, avec le temps, on observe une certaine dérive vers le cloisonnement et la technicité, du fait d’un enseignement organisé en modules autonomes par commodité marchande. Finalement, cela donne un enseignement morcelé, encore plus technique que le modèle initialement critiqué.
Avec l’ESAR, nous voulons réaffirmer l’unité de la discipline architecturale et sa spécificité, à l’articulation du penser et du faire. 

 

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