Les toiles du Ca­pi­tole

Les 24 et 25 février derniers, la Cinémathèque suisse et la Ville de Lausanne inauguraient le cinéma du Capitole, devenu Maison du cinéma. S’ouvrant au public pour la troisième fois, la vénérable salle paraît aussi neuve qu’inchangée. Ondulant entre les extrêmes, son chantier est une leçon pour l’avenir.

Date de publication
23-04-2024
Nicolas Meier
architecte du patrimoine | chargé de recherche à la Section histoire de l’art de l’UNIL

Le cinéma du Capitole a été construit en 1928 par l’architecte Charles Thévenaz. Il a subi en 1959 un important chantier de remise au goût du jour sous la direction de l’architecte Gérald Pauchard, homme qui aurait «marqué l’esthétique des cinémas de toute une génération»1. En 2010, la Ville de Lausanne le rachète et le met à la disposition de la Cinémathèque suisse qui y organise quelques événements; l’activité principale de cette dernière reste toutefois au Casino de Montbenon. Le Capitole continue ainsi à diffuser des films en fin de parcours, selon un accord avec le distributeur Pathé. En 2015, sur la base d’une étude de faisabilité, la Ville de Lausanne lance un appel d’offre public pour la création de la Maison du cinéma. Le bureau d’architectes architecum est désigné lauréat. Marion Zahnd, l’une des associées, nous reçoit sur le chantier deux mois avant l’inauguration.

Un chantier en profondeur

Les vitrines donnant sur l’avenue du Théâtre retiennent les premières l’attention. Elles sont la portion congrue de la mue. Derrière la première, à l’ouest, se trouve à présent un café-bar, dont l’un des zincs remplace le guichet de Mme Schnegg, l’inénarrable propriétaire de la prestigieuse salle. Derrière la seconde, chez l’ancien coiffeur, se situe la médiathèque, poste avancé des archives nationales du film installées à Penthaz. Des matériaux composant cette façade, plexiglas mis à part, tout a été conservé. À défaut de clamer le labeur enduré, ce petit bout de projet donne le ton général: soin, discrétion et intégration. Dans l’impasse occidentale, les trois yeux créés par la plasticienne Gina Proenza signalent la transformation à peine achevée : un triple clin d’œil qui ne manquera pas d’aguicher le public vers le petit foyer.

Elle fut le grand drame du projet de la Maison du cinéma, cette petite salle qu’il fallut installer au plus près de « l’une des plus belles et des plus grandes salles de Suisse »2. Alors qu’un monument historique exige une précaution révérencieuse pour toutes ses parties, le programme rendait hélas une transformation nécessaire. L’option de la surélévation, empêchée par une servitude de vue, était encore contredite par la structure du toit du Capitole, tout juste bonne à se porter elle-même. L’occupation des volumes existants au-dessus et au-dessous du balcon était quant à elle interdite par une prohibition patrimoniale. Il fallut donc se résoudre à creuser, là où le permettait la descente des charges du balcon et la morphologie du terrain. La petite salle fut ainsi excavée par le fond de l’impasse occidentale, laissant sur le carreau le système de ventilation centenaire – hors d’usage au début des travaux, mais beau vestige archéologique. Les architectes firent amende honorable en poussant à l’extrême la conservation d’un autre témoin du cinéma original de Thévenaz, les WC femmes du grand foyer, dont les lavabos ont même été réémaillés.

Il a fallu commencer par entrer sous la grande salle, en soutenant sa paroi occidentale par des micropieux. Le chantier descendit ensuite mètre par mètre, en restant très attentif au jeu des rampes, dont les pentes ne devaient jamais «enfermer» les machines – un véhicule descend toujours mieux qu’il ne remonte. «Dans l’impasse, montées et descentes changeaient tout le temps», nous dit Marion Zahnd. On pense instantanément aux Carceri de Piranèse, alors que l’architecte nous signale que «l’un des moments les plus effroyables» a été atteint lorsque le chantier a touché le fond de la fosse. Il fallait alors construire la petite salle, à force de parois berlinoises et de jetting, lequel exige des bassins de décantation qui ne pouvaient être installés que dans la grande salle, à l’endroit même où tout devait être conservé. Les hectolitres d’eau déversés et les sueurs froides des protagonistes ont fait grimper l’humidité relative à 100 %. Sachant que les monuments historiques craignent l’eau plus que les tremblements de terre, Marion Zahnd et ses équipes ont dit «pourvu que»…

Des textiles si fragiles

De tout ce qu’il fallait préserver dans la grande salle, les textiles des années 1950 représentent sans aucun doute la part du lion. Ina von Woyski, Stefanie Göckeritz et Hélène Dubuis, les conservatrices-restauratrices associées, nous introduisent au b.a.-ba : une toile simple résulte du tissage de fils de même section croisés orthogonalement. Si on y ajoute un deuxième système de fils recoupés, on obtient du velours; si au contraire des fils de section fine sont croisés avec des fils épais, on a un reps. Au Capitole, un tissu de ce dernier type anime les parois latérales de la salle d’une belle onde dorée qui, à l’aube des swinging sixties, avait l’éclat de la soie! Cette qualité lui était conférée par la viscose, une cellulose régénérée aujourd’hui fragilisée par le vieillissement. Les opérations de dépose de chacun des quarante-cinq lais de reps ont ainsi mobilisé au minimum trois personnes – les plus longues pièces atteignaient huit mètres et demi. En atelier, le reps a été nettoyé et doublé avec un tissu ignifuge en polyester, qui ne lui confère aucun éclat mais le délivre en partie de sa tension. Les plus observateur·rices repéreront les coutures de jonction des deux épidermes, mais les restauratrices ne s’en alarment pas: «Hoffentlich gibt es hier interessante Filme, dass man solche Sachen nicht sieht.»3

Le velours de coton rouge des parois est resté en place, moins pour son propre bien que pour celui de son capitonnage, fait de bois, d’un treillis métallique et de ouate de fibres de verre. La toile a été aspirée sur place et les tâches d’humidité, apparues là où les courants d’air humide étaient les plus forts, ont été atténuées au moyen d’un chiffon imbibé d’eau et d’éthanol. Contre leur profession de foi – «normalerweise zerschneiden wir ein Original nicht!»4 –, les restauratrices ont dû y porter le ciseau. Elles devaient préparer l’installation de haut-parleurs, de signaux lumineux, de clapets d’évacuation des fumées et autres équipements de sécurité. La tâche n’est simple qu’en apparence, puisque les coupes devaient être exactes; tout écart aurait provoqué l’apparition d’un bourrelet disgracieux au moment de la remise en tension du tissu. Certaines ouvertures ont ensuite été couvertes par des pièces de velours original prélevées sur le mur nord de la salle. Les trous des haut-parleurs, quant à eux, ont été couverts avec un tissu acoustique neuf, capable de se camoufler dans le tissu vieilli environnant.

La sous-face du balcon est tendue de la plus simple des toiles en coton. Elle ne pouvait pas être démontée, le risque de dommages étant trop grand. Les restauratrices l’ont donc aspirée sur place, debout sur l’échafaudage, les bras en l’air. Sachant que la toile fait environ 150 m2 et que le diamètre d’un embout à poils souples d’aspirateur fait à peu près 3 cm, il faut compter 5000 effleurements, multipliés par les trois passages qu’il fallut effectuer, toujours les deux bras en haut. À la poussière de l’histoire, enlevée avant le chantier, il a fallu ajouter celle que celui-ci ne manqua pas de produire, encore et encore, même après le retrait du polyéthylène de protection. Certaines zones ont même été aspirées plus de trois fois, la moindre vibration du bâtiment provoquant un nouveau nuage de particules. Sachant ce qu’il en coûte de dépoussiérer un cinéma, les restauratrices ont vu d’un assez bon œil l’installation d’une plinthe en bois le long des parois, laquelle facilitera les futurs passages d’aspirateur lors des nettoyages quotidiens. 

Garder et creuser

Las, le souci de ménager la peine d’autrui ne fut pas aussi uniformément partagé sur le chantier. Le réflexe d’appuyer les outils et le matériel contre les murs restait puissant. Si personne ne pensait jamais à mal, trop rare fut la prise de conscience que les tissus étaient aussi fragiles qu’irremplaçables. Les dommages augmentèrent en conséquence et la tâche de leur conservation fut ainsi presque élevée au niveau du mythe de Sisyphe. À la décharge de toutes les personnes travaillant sur les chantiers, il faut reconnaître que la conservation des textiles reste rare – «vor allem in der Fast-Fashion Zeit»5. Les restauratrices confirment en effet qu’elles n’ont jamais conduit des travaux de cette ampleur, aussi bien du point de vue des surfaces, que de la durée, de l’équipe – jusqu’à 11 personnes – ou des sommes en jeu. Se pourrait-il que le chantier du Capitole 3.0 soit inédit parce qu’il a consacré pas moins de 4000 heures au soin des tissus? Mieux! Ce chantier innove parce qu’il prouve que la conservation de textiles datant de 1959 peut se conjuguer avec des travaux de terrassiers – on peut garder et creuser. Pour cela, et parce que nous apprenons à l’instant que SuisseEnergie subventionne un cours de la SIA qui enseignera à profiter de «ce qui est déjà là»6, nous anticipons le jour où on ne pourra plus rien jeter. Les temps changent et c’est tant mieux.

Rénovation et extension du Capitole, Lausanne (VD)

 

Propriétaire
Ville de Lausanne – Direction du logement, de l’environnement et de l’architecture

 

Maître d’ouvrage délégué
Ville de Lausanne – Direction de la culture et du développement urbain

 

Pilotage du projet
Ville de Lausanne – Service d’architecture

 

Utilisateur 
Cinémathèque Suisse

 

Architecture 
architecum, Montreux

 

Génie civil 
MCR & Associés, Vevey

 

Ingénierie CVS 
TECSA, Conthey

 

Ingénierie E
Thorsen, Lausanne

 

Spécialiste du cinéma 
La Boîte Visual Art, Locarno

 

Géotechnique 
Karakas & Français, Lausanne

 

Physique du bâtiment
Estia, Lausanne

 

Acoustique
EcoAcoustique, Lausanne

 

Ingénierie en sécurité
Richard Conseils & Associés, Givisiez

 

Expert en façades historique
Roger Simond, Tannay

 

Restauration-conservation
Atelier St-Dismas / Guyot-James, Lausanne

 

Appel d’offre
2015

 

Réalisation
2021-2024

 

Surfaces SP 
2500 m2

 

Coûts
21.6 mio CHF

Notes

 

1 Gérald Pauchard a modernisé durant sa carrière plus d’une centaine de salles de cinéma en Suisse et à l’étranger. Bruno Corthésy, «Le cinéma Capitole à Lausanne», in Art + architecture en Suisse 70, 2019, 3, pp. 28-35.

 

2 Ibid.

 

3 «Heureusement l’intérêt des films détournera l’attention de ce genre de choses.»

 

4 «Normalement on ne découpe pas l’original!»

 

5 «Surtout au temps de la fast fashion

 

6 bati-existant-comme-ressource.events.sia.ch.

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