Les quatre vies des Sa­blettes

Reconstruit après guerre par Fernand Pouillon, le quartier des Sablettes à La Seyne-sur-Mer s’est progressivement banalisé jusqu’à perdre ses qualités urbaines, paysagères et architecturales originelles. Depuis quelques années, la commune a entrepris avec succès de faire renaître ce patrimoine bâti et habité du 20e siècle. Une histoire et des combats sur lesquels revient Florence Cyrulnik, conseillère municipale déléguée au patrimoine.

Date de publication
11-01-2018
Revision
14-01-2018

Le quartier des Sablettes se situe dans le prolongement de celui de Tamaris, à l’ouest de l’isthme séparant la ville de La Seyne-sur-Mer de la presqu’île de Saint-Mandrier. Il tire son nom de la plage des Sablettes, face à la pleine mer «Mar Vivo», tandis que Tamaris ouvre sur la baie du Lazaret ou «Petite Mer», ramification de la rade de Toulon.

Sablettes-les-Bains, l’invention de Michel Pacha


Cet ancien secteur d’exploitations rurales se transforme dès le milieu du 19e siècle en lieu de villégiature pour quelques privilégiés, avant de devenir une destination à la mode avec l’arrivée du train PLM1 à Toulon et à La Seyne-sur-Mer. Cabanons ou villas accueillent alors la bourgeoisie locale et régionale. C’est en 1873 que Michel Pacha, officier de marine marchande natif de Sanary-sur-Mer, qui a fait fortune comme directeur général des Phares et Balises de l’Empire ottoman, décide de créer à Tamaris une station climatique d’hiver aux villas élégantes et à la végétation luxuriante, pour une clientèle nationale et internationale. Visionnaire, il comprend l’attrait des bains de mer et complète son projet d’une station estivale, «Sablettes-les-Bains», dont il fait construire le casino en 1887. L’année suivante, le Grand Hôtel est inauguré et la station touristique, desservie par le train, le tramway et les navettes maritimes, se dote de tous les équipements et services nécessaires à l’accueil des vacanciers: hôtels, commerces, restaurants, chapelle, même une école destinée aux résidents sédentaires et aux pêcheurs du port voisin de Saint-Elme.

Durant la première moitié du 20e siècle, malgré la mort de Michel Pacha en 1907 et la Première Guerre mondiale, Sablettes-les-Bains se développe et devient un quartier résidentiel de La Seyne-sur-Mer qui connaît une très forte affluence estivale avec l’instauration des congés payés en 1936. L’architecture, d’abord d’inspiration provençale traditionnelle, devient au fil des années plus éclectique, voire orientaliste, avec une poussée de néo-régionalisme entre les deux guerres.

La Seconde Guerre mondiale marque un tournant: les Allemands, puis les Italiens, occupent la région de Toulon. Début 1944, le maréchal Rommel ordonne la destruction complète du village jouxtant la plage des Sablettes. Seuls le Grand Hôtel, les villas Jacqueline et Les Fauvettes, qui servent de belvédère sur la mer et d’hébergement pour la garnison, sont préservés. La région toulonnaise est libérée en août 1944. 

Première renaissance: le «hameau de Pouillon» 


Le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme réfléchit à la reconstruction des Sablettes en 1948 et confie le projet à Fernand Pouillon en 1950. L’architecture d’après-guerre est alors dominée par les réalisations de Le Corbusier et des architectes des CIAM, et par une utilisation du béton armé à grande échelle. Choisir Fernand Pouillon, qui s’est illustré notamment par son usage de la pierre, pour reconstruire Les Sablettes apparaît alors comme une véritable provocation.

L’architecte imagine un lieu de vie complet dont l’urbanisme fonctionne toujours 60 ans plus tard, où la beauté du cadre et des œuvres de ses amis artistes (Jean Amado, Louis Arnaud, Philippe Sourdive, Carlos Gonzalez, Gilbert Mouret) s’allie à la qualité des logements, même modestes. Le programme comprend 35 logements individuels ou collectifs, des boutiques, des cafés et des hôtels : Provence Plage, les Rives d’Or, Miramar, une pension de famille, une boîte de nuit et même une station-service. Pouillon réalise également les espaces publics: place du marché, promenades sous arcades, fontaines, sols en calades, escaliers d’accès à la plage... Il utilise la pierre blanche dite du Pont du Gard, venue des carrières de Fontvieille, récupérée sur les chantiers de la reconstruction du Vieux Port de Marseille qu’il mène au même moment.

L’ensemble servira de modèle aux nombreuses cités balnéaires méditerranéennes construites par la suite.

Vers la banalisation


A la fin des années 1970, la situation du «hameau de Pouillon» se dégrade. Victime de son succès estival, la station balnéaire est enlaidie par les panneaux publicitaires, des passages sont comblés et les démolitions / reconstructions anarchiques se multiplient. Les habitants ont tenté d’agrandir leur espace vital, fermant des loggias, investissant ou occultant les arcades, rajoutant des édicules commerciaux provisoires.  

Un projet immobilier monumental prévoit l’élargissement artificiel de l’isthme des Sablettes et la démolition de la pension de famille «Les Portes du Soleil» et de sa promenade sous arcades caractéristique. Si par bonheur, le projet a pu être stoppé pour cause d’instabilité du sol remblayé, un immeuble de rapport de quatre étages a tout de même remplacé la pension, la terrasse couverte d’un nouveau bar masque la fontaine en céramique de Jean Amado et plusieurs arbres sont abattus. Le passage couvert menant à la boucherie est comblé par une maison de la presse, et de nombreux commerces s’étendent sous les arcades en installant des vitrines au ras du trottoir. Le Miramar est transformé en boîte de nuit, son patio encombré de dépôts divers et son passage couvert occupé par la cuisine d’un restaurant. 

Certains de ces dommages n’ont pas été signalés à temps pour être interdits, ou ont été classés sans suite, voire même autorisés en leur temps.

Retrouver l’esprit du lieu: actions et outils de sauvegarde


Dans les années 1980, la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) s’émeut de la dégradation du «hameau de Pouillon». En 1991 et 1996, la Ville de La Seyne-sur-Mer confie à Rudy Ricciotti, alors jeune architecte bandolais de talent, une mission d’étude pour réhabiliter les constructions d’origine. En 2000, la DRAC décerne au quartier le label «Patrimoine du 20e siècle». L’étude de Ricciotti est ensuite intégrée dans différents documents de protection du patrimoine2.

Depuis une quinzaine d’années, à force de concertation, d’expositions à visées pédagogiques, de visites guidées proposant la confrontation avec des clichés de l’époque de construction, et de quelques amendes pénales distribuées par le tribunal, les choses s’améliorent. Certains résidents ont pris conscience qu’ils habitaient un lieu exceptionnel, au patrimoine naturel et architectural reconnu. Certains acceptent les conseils de la Ville pour une rénovation exemplaire : la banque LCL dans les boutiques sud, le Miramar, la Piazza sur la place Lalo, etc.

La Ville de La Seyne-sur-Mer peut également accorder une aide financière ponctuelle pour atténuer le surcoût lié à certaines contraintes architecturales, comme elle l’a fait par exemple pour la réfection du garde-corps en bois du Miramar selon le modèle dessiné par Fernand Pouillon. Les propriétaires peuvent également bénéficier d’une défiscalisation partielle ou totale du montant des travaux autorisés par l’Architecte des Bâtiments de France grâce à l’attribution du label Fondation du Patrimoine.

Pour tenter de régler la question de l’implantation anarchique de terrasses couvertes, la commune a établi avec le Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) du Var un schéma d’aménagement des terrasses extérieures de l’Esplanade Bœuf, le long du Provence-Plage face à la mer. Elle met ainsi en place des structures démontables en métal et PVC, dont l’installation est coordonnée par un architecte, et soumise à autorisation et à redevance. Une structure couverte et fermée est autorisée à fonctionner toute l’année, tandis que les tables les plus proches de la plage ne sont protégées que par une pergola / brise-soleil démontable de novembre à avril, ce qui permet de redécouvrir chaque hiver le grand paysage de la pleine mer, du Cap Sicié et des Deux Frères, deux rochers de légende.

Le hameau de Pouillon, 65 ans après sa construction, présente encore un fonctionnement urbain remarquable. Son classement le protège désormais des grands projets immobiliers. Aujourd’hui, la commune travaille à la mise en place d’une signalétique des œuvres des artistes amis de Fernand Pouillon.

La rénovation qui vient de s’achever du Grand Hôtel par la chaîne Hilton entraîne une valorisation de l’ensemble des commerces. Si Hilton a choisi de s’installer aux Sablettes, c’est pour son potentiel exceptionnel : une plage de sable sous ses fenêtres et une harmonie architecturale qui permet aussi de mieux accepter quelques contraintes liées au patrimoine et justifie les années d’efforts consacrées à préserver ou restaurer les bâtiments.

Florence Cyrulnik est conseillère municipale de la Ville de La Seyne-sur-Mer, déléguée au patrimoine.

Article initialement paru dans le n° 45/2017 de TEC21.

 

Urbanisme pittoresque

Le hameau des Sablettes raconte une promenade (Catherine Sayen, L’Architecture par Fernand Pouillon, Toulouse: éditions Transversales, 2014). Dans son roman Les pierres sauvages2, Fernand Pouillon évoque ces songes générateurs de la composition du projet: «… Marchons… le mouvement pivotant de nos têtes immobilise le volume ou le fait tourner plus lentement…» (Fernand Pouillon, Les pierres sauvages, Paris: éditions du Seuil, 1964, p. 147). Sitôt engagé dans le paysage qu’il a conçu pour vous et qu’il a parcouru mentalement maintes fois avant d’arrêter le parti définitif, Pouillon ne vous lâche plus. Vos sensations, vos yeux seront captés et conduits là où il l’a voulu. Vous n’êtes plus seul car vous êtes guidé. Le parcours a un début et une fin, il a été suggéré par l’histoire du lieu, un élément parmi d’autres de l’imagination. 

Aux Sablettes, le début de la promenade imaginée par Pouillon était le débarcadère, disparu aujourd’hui. Pourquoi? Parce qu’autrefois on venait de Toulon en ferryboat. Dès le ponton de bois, vous entriez dans une succession rythmée de séquences très étudiées. Avec les bâtiments du débarcadère, votre contact était immédiat avec les formes et les matériaux de construction et de décor du hameau: pierres du Pont du Gard (La pierre du Pont du Gard est un calcaire coquillier) issues du chantier de reconstruction du Vieux-Port de Marseille et réemployées, posées en petit et moyen appareil puis grossièrement jointoyées au mortier de chaux, éléments séparatifs en terre cuite, voûtes minces en brique haut perchées sur des piliers de pierre ou de fins portiques filants en acier. Arrivé au rond-point situé dans l’axe du débarcadère, un peu déplacé depuis, autrefois pivot du hameau, vous découvriez un monde de détails qui sont la richesse de cette réalisation bon marché : galeries et arcades en pierre et briques, garde-corps et loggias en bois tourné ou en barreaux droits, débords de toitures à chevrons massifs, linteaux et claustras en bois, souches de cheminée traitées comme une excroissance des murs de façades, luminaire en applique en boule de verre posée sur les rayons ardents d’un soleil en fer forgé, et bien sûr travail d’ombre et de lumière avec des jeux de pierres en retrait du nu des façades, et longs débords de tuiles romaines sur génoise à deux rangs.

L’ensemble est altéré mais l’urbanisme pittoresque de placettes, galeries, passages, cheminements sous chapelet de voûtes en brique, mérite une étude des moyens intellectuels utilisés par Fernand Pouillon pour cet ensemble qui demeure une réussite.

Catherine Sayen est présidente de l’association Les Pierres sauvages de Belcastel fondée en 1996. Ecrivain, conférencière et commissaire d’expositions, elle se consacre depuis 2005 à l’œuvre de Fernand Pouillon.

 

Notes

1. La Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, communément désignée sous le nom de Paris-Lyon-Méditerranée ou son sigle PLM, est l’une des plus importantes compagnies ferroviaires privées françaises entre sa création en 1857 et sa nationalisation en 1938, lors de la création de la SNCF. Elle met en service, le 3 mai 1859, la station de La Seyne-sur-Mer lors de l’ouverture de la section d’Aubagne à Toulon sur la ligne Marseille-Vintimille. 

2. La Zone de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager (ZPPAUP) de Balaguier – Tamaris – Les Sablettes en 2005, puis l’Aire de mise en Valeur de l’Architecture et du Patrimoine (AVAP) en 2016

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