Les nou­veaux es­ca­liers des gares de Ve­vey et de Mon­treux

En 2014, le bureau d’architectes Tempesta Tramparulo se voit attribuer deux mandats d’analyse du potentiel commercial des gares de Vevey et de Montreux. La volonté initiale d’un déplacement des guichets s’est muée, grâce à l’approche globale des architectes, en une révision complète des circulations, pour le plus grand bien des deux bâtiments.

Date de publication
25-04-2023
Nicolas Meier
architecte du patrimoine | chargé de recherche à la Section histoire de l’art de l’UNIL

Peut-être plus que d’autres programmes architecturaux, les gares sont contraintes de l’intérieur et de l’extérieur. D’un côté, les villes où elles s’installent exigent d’elles une présence visuelle, pour ne pas dire une monumentalité, qui doit permettre de les repérer. De l’autre, les exigences techniques liées aux voies ferrées imposent une installation calée au millimètre. De ce fait, il n’est pas rare que la disposition intérieure des bâtiments soit confiée à des ingénieurs, alors que leur habillage est laissé à des architectes. À les ausculter dans les détails, ces cohabitations peuvent se révéler cocasses: à Vevey, elles génèrent une gare qui n’est pas dans l’axe de sa place et à Montreux, une gare sans place – les plus chauvin·es disant sans doute qu’en cette ville, la place, c’est le lac. Les problèmes circulatoires internes, et tout spécialement la jonction des quais et de la rue, ne font qu’ajouter une couche de difficulté. À Zurich, où personne n’a peur de rien, on met tout au même niveau et on creuse des tunnels ou on élève des viaducs; à Genève, on déroule des escaliers longs comme un jour sans pain; à Lausanne, la plateforme formée par les quais et la place n’existe qu’à la faveur, côté rue du Simplon, d’une interminable file d’arcades. Les solutions pour établir et relier les niveaux respectifs des quais, des passages sous-voies et de la rue étant infinies, la gare de Vevey stabilise la sienne en deux temps: une première gare (1861, arch. Jean Franel) retient la solution d’escaliers latéraux, flanquant le bâtiment-voyageur1. Quelques décennies plus tard, alors que le tunnel du Simplon vient d’être percé, les CFF commandent la construction d’un nouvel édifice (1907, arch. Charles Coigny), prolongeant le précédent au sud-est et qui abrite à présent un escalier monumental. C’est somptueux, mais l’axe de la place est définitivement perdu. À Montreux, la différence de niveau entre les quais et la rue étant de deux étages, il faut un grand escalier à deux volées, alors que le corps central offre trois travées. L’architecte Eugène Jost ne s’en émeut guère et ose un bâtiment discrètement asymétrique2.

Concomitance

Dans le courant du 20e siècle, les gares se voient peu à peu soumises au développement d’une nouvelle exigence, celle de la rentabilité économique. Si elles pouvaient se contenter à l’origine de n’être que d’efficaces machines de répartition des flux, elles doivent aujourd’hui aussi être de grandes salles d’attente commerciales. Pour quantifier leur valeur économique, la gérance des CFF fait volontiers appel à des as de la calculette, qui inventent autant de surfaces monétisables que l’on peut en vouloir. Ils étendent le réel, repoussant murs et plafonds, pour aboutir à d’alléchantes études de commercialisation, souvent aussi obèses financièrement que lacunaires constructivement. La formule est bien sûr caricaturale et le processus décrit n’est jamais aussi systématique. Il s’agit plutôt d’évoquer une tendance à la segmentation qui veut que l’aspect économique soit analysé en premier par une catégorie de professionnels, et que ce qui concerne la construction soit traité ensuite par une autre catégorie. La rencontre des études commerciale et architecturale peut alors se faire au détriment de bâtiments bien réels, où il n’y a pas que des locaux idéaux.

Heureusement pour les gares de Vevey et Montreux, il y a eu concomitance. Dans un procédé peu conformiste, la gérance des CFF confie au bureau d’architectes Tempesta Tramparulo un mandat d’analyse simultanée du potentiel commercial et architectural des deux gares. Par goût personnel, les mandataires ajoutent à leur cahier des charges la prise en compte de la valeur patrimoniale des bâtiments. Pour se guider, ils usent de l’adage des professionnel·les de la conservation du patrimoine bâti: «le bâtiment dicte le programme et non l’inverse». En substance, ils refondent les valeurs commerciale, artistique et historique dans la valeur d’usage qui, loin de réduire le bâtiment à un sac de pépites, met l’accent sur ce qu’il est et sur ce qu’il peut. La valeur d’usage substitue à un état figé et abstrait – portrait comptable – un processus concret. La quintessence du portrait élaboré par Tempesta Tramparulo se manifeste dans la proposition de réaffecter l’ancien appartement de cheminot de la gare de Vevey. Voici ce que dit l’étude:

«Il sera également plus rentable de réaffecter cet espace avec un programme culturel en comparaison avec des bureaux ou des commerces. De plus l’accès étant moins immédiat qu’aux niveaux inférieurs, il est préférable de placer cet espace culturel ici, plutôt que dans un espace qui pourrait accueillir des commerces.»3

Mettre dos à dos la compétitivité d’un espace culturel et d’un espace commercial, il fallait le faire! Les architectes synthétisent finalement leurs diagnostics des deux gares en une image efficace: «il faut leur redonner de la lymphe». Un espace loué n’est pas rentable parce que son locataire est riche, mais parce qu’il est intelligemment disposé autour d’une circulation efficace. Cette approche leur permet de remporter les appels d’offre sur invitation.

Escaliers

Pour éviter l’embarras de commerces mal desservis, Tempesta Tramparulo adoptent une solution contraire à celle retenue à la gare de Zurich; plutôt que de multiplier les galeries souterraines, ils augmentent les distributions verticales – «allons chercher les étages inoccupés». Il faut dire qu’à ce sujet, les gares de Vevey et Montreux reviennent de loin: leurs étages ne se ralliaient jusqu’à récemment que par chance et beaucoup de hasard. Dans les deux cas, vivotaient des archétypes d’escaliers de service perdus dans les coins, qui n’allaient même pas d’un seul trait de fond en comble – à Montreux, la plaisanterie s’est même amplifiée lors des travaux de la décennie 1990, lorsqu’un complément d’escalier daignant finalement descendre jusqu’au rez-de-chaussée fut installé dans le mauvais sens, de sorte à ne pas pouvoir faire le lien avec son prédécesseur des étages supérieurs.

Tempesta Tramparulo soignent ce mal en perçant dans la masse de puissantes circulations verticales, qu’ils raffinent jusqu’au comble de l’élégance – comme s’ils voulaient s’excuser d’avoir brusqué les vieilles pierres. À Vevey, ils déplient l’escalier comme une élégante broderie diaphane où la focale se perd incessamment, rappelant ainsi l’appareil de pierre feint des façades où les ombres ne sont qu’un jeu de dupe. À Montreux, la citation devient littérale, puisque l’escalier en béton noir et blanc doit rappeler la polychromie minérale des façades – le sombre marbre de St-Triphon (CH) et la blanche pierre de St-Paul-Trois-Châteaux (FR). Sachant que la carrière d’Arvel (Roche, VD) a par ailleurs fourni à la gare de 1903 ses encadrements de baie sur le quai no 1, et qu’aujourd’hui cette même carrière produit de l’agrégat pour béton, les architectes se proposent d’ajouter une dose de promiscuité matérielle à leur citation: leur escalier doit être en béton «d’Arvel». Las, ils déchantent vite lorsqu’ils apprennent que l’échantillon à la teinte parfaite qu’ils ont sous les yeux est en réalité à base d’agrégats de la carrière de Meillerie, achetés par le bétonneur à Arvel. Les carriers sont des gens d’affaire comme les autres, ils ne produisent que s’ils sont meilleur marché que leur concurrent. Dans le cas contraire, ils lui achètent son produit. Tempesta Tramparulo se consolent alors en se disant que les quais de Montreux sont en bonne partie construits en pierre de Meillerie, et que leur citation tient toujours la route. Pour que la circulation de la lymphe soit parfaite, il ne manque maintenant plus que le réaménagement des espaces publics qui devancent les gares.

Transformation des gares de Vevey et de Montreux (VD)

 

Maîtres de l’ouvrage
CFF Immobilier

 

Architecte
Tempesta Tramparulo

 

Ingénieur civil
MCR & Associés Ingénieurs civils (Vevey et Montreux)

 

Ingénieur électricité
Innotech Electrical Engineering (Vevey et Montreux)

 

Ingénieur CV
Enerconseil (Vevey), M+S Ingénieurs conseils (Montreux)

 

Spécialiste AEAI
Ignis Salutem (Vevey), Inexis (Montreux)

 

Spécialiste pierre naturelle
Atelier Lithos (Vevey et Montreux)

 

Conception lumière
Carré Mambo (Vevey et Montreux)

 

Spécialiste maçonnerie crépis
Roger Simons (Vevey)

 

Spécialiste investigation & conservation
Sinopie et Atelier Saint-Dismas (Vevey)

 

Spécialiste bois
Claude Veuillet (Vevey)

 

Ingénieur bois
CBT Concept Bois Technologie (Montreux)

 

Rapports historiques
Bruno Corthésy (Vevey), Lichen architecture et patrimoine (Montreux)

 

Durée du projet
2014-2017 (Vevey), 2014-2016 (Montreux)

 

Durée du chantier
2017-2019 (Vevey), 2016-2023 (Montreux)

 

Coûts CFC 1-9
8.9 mio CHF (Vevey), 11 mio CHF (Montreux)

Notes

 

1 Bruno Corthésy, La gare de Vevey, étude historique, mai 2018

 

2 Lichen architecture+patrimoine, La gare de Montreux, étude historique et patrimoniale, iconographie, juillet 2020, figure 29. La gare de Montreux est inaugurée en 1903

 

3 Tempesta Tramparulo Architectes, Étude de commercialisation de la gare de Vevey, Lausanne, 2014

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