«Les con­cepts doi­vent bou­ger»

À l’institut piémontais MonViso, Tobias Luthe et son équipe expérimentent le «design régénératif systémique» qui, comme la nature, crée des systèmes clos revitalisants et les relie aux niveaux social, économique et écologique.

Date de publication
16-06-2021

Espazium: Monsieur Luthe, comment définissez-vous l’économie circulaire dans le design systémique?
Tobias Luthe
: En principe, les systèmes économiques circulaires sont conçus pour ne pas produire de déchets. À l’instar de la nature, où le résidu d’un processus alimente le suivant. Mais cela ne suffit pas, car il faut aussi générer de la plus-value. En l’état actuel de la recherche, l’économie circulaire recouvre différents enjeux : outre les matériaux, il faut maintenir le CO2 dans le système. Le chanvre, par exemple, capte nettement plus de CO2 par m3 que le bois, car il croît plus vite. L’eau est un autre défi : chez nous l’eau de pluie est utilisée en priorité et les eaux usées ne vont pas à la station d’épuration, mais sont recyclées dans les sanitaires de la maison avant d’être traitées pour être rendues à l’écosystème. L’enjeu suivant a trait à la circularité économique – mais le plus passionnant à mes yeux est la circularité sociale.

En quoi est-ce si intéressant?
Dans le tourisme, par exemple, les cycles n’ont jusqu’ici guère été abordés. On les réduit aux déchets de la gastronomie et de l’hôtellerie. Mais le tourisme est avant tout une industrie de service et c’est là que la circularité sociale intervient. Les hôtes utilisent une chaîne de services standards intégrant voyage, restaurant, hôtel, skilifts. Or, si je pense circulaire, je crée des synergies offrant de multiples usages. Prenons l’exemple d’un menuiser qui fabrique un lit en bois d’arolle pour un hôtel, mais dont le rôle s’arrête là. Si l’on réfléchit au fait que les hôtes inhalent cette essence, on leur mettra un message dans la chambre tel que « Le parfum de l’arolle calme la respiration. Nous vous proposons un tour en forêt avec le garde-forestier et un cours chez le menuisier pour fabriquer une planche à découper en bois d’arolle. » On aura ainsi directement couplé le tourisme avec d’autres secteurs économiques et créé des circularités sociales.

Vous testez le design systémique et sa composante d’économie circulaire dans un village de montagne – comment peut-on reporter cela au contexte d’une grande ville?
Ce que nous faisons sur le campus et avec la commune d’Ostana, dans la vallée du Pô, a l’avantage de réduire la complexité pour expérimenter de façon plus efficace. Le travail dans un contexte restreint se justifie, car si les facteurs d’influence sont les mêmes que dans une ville, l’échelonnage au-delà des limites systémiques est moins important. Cela rend l’approche reproductible dans des environnements plus vastes et plus complexes.

Qu’entendez-vous par échelonnage?
En design de systèmes complexes, nous travaillons à huit échelles : chimie verte, matières premières, produits, bâti, communautés urbaines, services, puis sites et bio-régions. Au niveau transnational, ces dernières sont reliées au-delà de frontières nationales non pertinentes du point de vue systémique. Ces bio-régions sont par exemple réunies par un fleuve, une côte, un massif montagneux ou, sur le plan culturel, par une langue. Ce sont des réseaux essentiels en matière de protection des ressources et de culture. Les échelles sont examinées pour chaque décision.

Si, dans le bâtiment, on se focalise sur la performance énergétique, on oublie l’importante empreinte carbone de l’acier et du verre. Il faut donc réfléchir à la provenance des matériaux – et développer la fourniture régionale en priorité, sans perdre de vue le réseau global. De même la construction en bois oblige à convoquer la chimie verte. Le design systémique permet de comprendre où se situent nos priorités décisionnelles et leurs effets.

Prenons un exemple concret: le triple vitrage de la maison passive Doppio a dû être amené jusqu’ici. Comment cela s’intègre-t-il au système?
Une fenêtre passive à triple vitrage laminé est énergivore. Sa production doit donc intégrer un seuil de rentabilité bientôt atteint par la performance accrue du bâtiment – une question d’écobilan. Cela dépend de ce qui est transporté, en quelle quantité, par quel agent énergétique etc. La fenêtre est produite en Italie, le laminage effectué en Allemagne et le châtaignier des cadres est local. Cela afin de remplacer le PVC ou l’aluminium et de diminuer l’empreinte carbone, mais aussi pour développer des cycles économiques locaux. Il importe en l’occurrence d’y inclure les retombées sociales, en matière de formation notamment.

Vous pouvez en savoir plus sur l'économie circulaire dans notre e-dossier.

Nous cherchons à créer des systèmes plus résilients et à renforcer la région. À l’inauguration de Doppio, par moins dix degrés en janvier 2019, les gens étaient étonnés de trouver une température intérieure de 22 degrés grâce à une conception passive sans chauffage. Car ici, le bâti traditionnel en pierre est frais et humide toute l’année et doit être fortement chauffé. Ils ont ainsi compris notre travail. Nous investissons davantage – mais n’avons ensuite pas de frais de chauffage et un bilan climatique nettement meilleur.

Avez-vous établi d’autres liens entre l’institut MonViso et la culture locale?
Oui, avec l’optimisation du bilan carbone des dalles en béton. À base de chaux hydraulique, le ciment Grenoble durcit en 15 à 20 minutes. On ne peut donc pas commander une bétonnière qui en déverse plusieurs tonnes et il faut trouver autre chose. Le constructeur local Valle dell’Eco et son chef Enrico Crespo ont planché avec nous sur le moyen de pré-malaxer le béton et de le livrer à destination. Enrico a adapté une machine pour malaxer sur place et nous avons détendu le ciment avec de l’acide citrique, ce qui a rallongé la prise à 45 min.
Une nouveauté pour tout le monde.

Un autre exemple est un «design talk» avec le spécialiste Werner Schönthaler sur les systèmes régénératifs appliqués au chanvre. La journée a réuni les gens d’Ostana, qui répètent ce savoir autour d’eux. Il y a aussi des demandes concrètes, comme pour les panneaux solaires développés en toiture avec la société suisse Sunstyle, qui ressemblent aux ardoises couvrant le bâti traditionnel. De tels instruments du changement peuvent aussi s’appliquer à d’autres systèmes comme les Future Cities.

Pourquoi collaborez-vous avec des institutions telles que les universités?
Devenant toujours plus complexes, les systèmes évoluent rapidement et seule une approche englobante peut répondre aux défis posés. Aucune discipline en soi n’en est capable, il faut s’appuyer sur des processus et les concepts doivent bouger. Or, les universités sont organisées en départements et instituts et l’on nous demande souvent quel est notre objet principal: le tourisme ou l’architecture?

La réponse se trouve dans l’inclusion des systèmes, avec des approfondissements disciplinaires. Lorsque nous manquons de compétences dans une matière, nous créons des partenariats. Mon parcours professionnel m’a appris l’importance de tels apports concrets pour les hautes écoles. Car pour former de futures compétences dirigeantes, il ne suffit pas de participer à un projet durant deux ans, il faut des modèles à long terme. Nos partenaires maintiennent cet environnement réel qu’ils pourraient difficilement reproduire eux-mêmes entre design, recherche et transformation. À Turin, nous collaborons avec le Politechnico Torino ou le Collegio Einaudi. Avec l’EPFZ, nous organisons des universités d’été. Nous sommes aussi associés à un projet de recherche d’Innosuisse sur le chanvre dans la construction. Enfin, nous travaillons avec l’École d’architecture et de design d’Oslo à la transposition de notre projet dans le contexte norvégien.

Commandés par l'Office fédéral de l'environnement, les numéros spéciaux suivants sur l'économie circulaire ont été publiés par Espazium - Les éditions pour la culture du bâti :

 

No. 1/2021 «Architecture circulaire : Bâtiments, concepts et stratégies d’avenir»

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