La ville cir­cu­laire: entre pro­jet, idées et Real­po­li­tik

Quelles conditions d’émergence pour l’économie circulaire en Suisse? Au Forum Bâtir et Planifier 2022, chaque invité·e a égrené ses bonnes pratiques pour diminuer la charge environnementale dans le secteur du bâtiment, entre dogmatisme absolu et consensus politique. Loin d’apporter des réponses univoques voire même définitives, le forum a surtout délivré son lot de questions dont le public s’est fait l’écho.

Date de publication
27-03-2023

C’est dans la zone industrielle de Renens, à l’intérieur d’une ancienne usine à gaz reconvertie en théâtre (Kléber-Méleau, 1979) que s’est tenue la dernière édition du forum Bâtir et Planifier. Ce rendez-vous annuel, organisé par la section Vaud de la SIA, la FSU et la FSAP romandes, appelait à s’interroger sur les enjeux de l’application des principes de l’économie circulaire à la fabrique de la ville. Un sujet d’actualité en Suisse comme dans d’autres pays européens1. Le panel d’intervenant·es se composait de Camille Bourgeois, architecte, urbaniste et paysagiste-conceptrice chez Wagon Landscaping (FR); Kevin Demierre, architecte et directeur de travaux chez baubüro in situ; Léa Bottani-Dechaud, coordinatrice de projet chez Rotor DC (BE); Charlotte Malterre-Barthes, architecte et professeure-assistante à l’EPFL, et enfin de la conseillère aux États Adèle Thorens Goumaz (Verts / VD). 

Faire avec l’existant

Que ce soit à l’aide de végétaux ou d'éléments constructifs, Wagon Landscaping et baubüro in situ ont pour point commun d’intégrer une approche circulaire à leurs projets dès la conception. Le premier est une agence française de paysage pratiquant l’aménagement de «squares sauvages», notamment sur la Petite ceinture parisienne. Le second, bureau de construction d'origine bâloise qu'on ne présente plus, est passé maître dans l’art de mettre en évidence le potentiel créatif et architectonique du patrimoine bâti existant, tout en renouvelant l’approche du projet architectural.

Le projet de la Petite ceinture peut être considéré comme un exemple éloquent de la pratique de Wagon (TRACÉS 12/2022). En 2019, la Mairie de Paris décide d’ouvrir au public la Petite ceinture, une ancienne ligne ferroviaire à double voie longue de 32 kilomètres qui faisait le tour de Paris. Wagon faisait alors partie du collectif Ceinturama en charge d’activer cette ouverture progressive. Le projet paysager consiste à orienter la dynamique naturelle des végétaux spontanés présents sur la friche, puis à valoriser l’existant, le vivant, à travers un entretien léger. L’histoire du site est laissée apparente à travers les deux tracés des rails et demeure une composante identitaire indissociable  du lieu.

Pour baubüro in situ, l’attention à l’existant s’inscrit dans le processus de projet dans son ensemble. Dès les phases initiales, in situ s’efforce de réduire les travaux à l’essentiel en définissant la commande sur la base des besoins réels; le bureau concentre son action sur la remise en état de bâtiments et de friches, afin de les pérenniser ou d’en modifier l’affectation. Intervient alors le choix des éléments susceptibles d’être réemployés. Une pratique qui s’est accentuée ces dernières années en Suisse – bien qu’elle reste encore marginale à ce jour (voir TRACÉS 11/2022)2. Les éléments réemployables sont ensuite enregistrés sur une bourse aux matériaux.

Les projets du bureau suisse alémanique se classent selon deux objectifs d’impact. Celui à impact mesuré ou «flex» et celui à impact maximum ou «radical». Le premier est le plus accessible. Il offre une sécurité des coûts et du calendrier car les phases y sont identiques à celles d’un projet traditionnel. La phase 3.31 d’avant-projet débute par des boucles itératives de recherche d’éléments parmi les revendeurs ou les bureaux de la région. Une étude du projet est donc proposée et adaptée tout au long de la phase 3.32. L’alternative «neuf» est planifiée en parallèle, mais envisagée uniquement comme solution parachute. La seconde méthode, «radical», a pour but de détecter un certain nombre d’éléments définis issus du réemploi, mais sans solution alternative basée sur du neuf. Ici, phases initiale et d’avant-projet se déploient en simultané jusqu’au devis général et à l’établissement des soumissions. Une fois cette étape franchie, le déroulement du projet redevient plus traditionnel. La méthode nécessite toutefois de la part de la maîtrise d’ouvrage la mise à disposition d’un budget pour des espaces de stockage et la logistique, afin d’assurer le transport et la mise en circulation des éléments à réemployer. La méthode «radical» n’engendre pas forcément de surcoûts comparativement à un projet neuf. Mais comme dans tous les projets de réemploi, elle exige une importante agilité.

Cartographier revendeurs et ressources, partager des recommandations

Ces deux exemples en tête, tournons-nous vers l’échelle européenne. Léa Bottani-Dechaud (Rotor DC) présente les conclusions intermédiaires du projet FCRBE, qui a pour objectif d’augmenter de 50 % le nombre de matériaux récupérés et réemployés en Europe du Nord-Ouest3 d’ici 2032, en s’appuyant sur un financement de plus de 6 millions d’euros.

Trois entraves majeures au réemploi ont pu être identifiées: l’absence de visibilité des revendeurs, tant du point de vue géographique que dans les débats publics; le manque de systématisation du recours à l’inventaire lors des démolitions; le déficit de stratégies de prescription pour obtenir des objectifs et une documentation précise.

Afin d’atténuer ces freins, deux annuaires en ligne (Opalis et SalvoWEB4) ont été alimentés à la suite de visites auprès d’entreprises proposant des matériaux de construction à la vente. Une méthodologie a été élaborée en vue de définir le potentiel de réemploi d’éléments ainsi qu’une liste de critères à même d’augmenter ou de diminuer ce potentiel. Enfin, cinq stratégies de prescription ont pu être rassemblées dans un guide5. Des fiches ont été rédigées pour chaque type de matériaux et 36 exemples d’opérations de réemploi ont été rassemblées. Léa Bottani-Dechaud précise que le projet FRCBE ne saurait proposer des solutions clé en main. Au contraire, il met en lumière les méthodes existantes à partir d’exemples concrets réalisés (voir TRACÉS 10/2023).

Discussion autour de la radicalité

Du côté académique, Charlotte Malterre-Barthes (EPFL) adopte une posture intellectuelle catégorique: pour répondre aux urgences, il faut établir un moratoire universel sur les nouvelles constructions. Celui-ci, à dessein provocateur, tient en neuf points: suspendre l’activité constructive, loger toute l’humanité, changer notre système de valeurs, mettre un terme à l’extractivisme, révolutionner l’industrie du bâtiment, réparer l’agence, réformer l’université, ne pas creuser6. L’idée sous-jacente au moratoire? Transformer l’industrie du bâtiment en maintenance de l’existant. Autrement dit, prendre soin de ce qui existe déjà.

Si elle a apprécié la proposition du moratoire, qui a le mérite de resituer le débat, la conseillère aux États Adèle Thorens Goumaz a rappelé la réalité politique à laquelle elle est confrontée, dans un milieu qui découvre à peine la problématique et considère la construction comme catalyseur de l’économie. «Les mesures radicales ne sont pas acceptées en politique, qui est "l’art du possible"», affirme-t-elle. La parlementaire, qui a déposé plusieurs interventions depuis 2020, estime toutefois que l’économie circulaire est aussi une mesure radicale et rappelle à juste titre que le temps lent de la politique – «du projet», réagira quelqu'un dans la salle – n’est pas celui, plus tumultueux, de la société, l’économie, la science ou même du climat.

Adèle Thorens Goumaz a rappelé le chemin tortueux qu’a effectué depuis plus d’une décennie l’économie circulaire avant de faire l’objet d’un large consensus (en théorie du moins): celle-ci avait déjà été placée au centre de l’agenda politique suisse en 2010, à travers l’initiative populaire dite «économie verte» lancée par Les Verts et qui s’est vue opposer un contre-projet. Tour à tour, initiative et contre-projet ont été refusés en 2015 par le Parlement, puis, en 2016, par le peuple. Un groupe de parlementaires a ensuite proposé un avant-projet plus consensuel de modification de la loi sur la protection de l’environnement (LPE) en 2020, par le biais de l'initiative parlementaire 20.433 «Développer l’économie circulaire en Suisse». Ajoutons que tout récemment celui-ci a été accueilli positivement par le Conseil fédéral à la mi-février, qui lui a proposé certaines adaptations. Il permettrait entre autres de poser les exigences telles que l’utilisation des matériaux de récupération ou recyclés, la promotion d’isolants locaux ou encore des prescriptions sur l’énergie grise. Aujourd’hui, la décarbonation du bâtiment fait l’objet de plusieurs interventions parlementaires7 et l’économie circulaire s’érige, enfin, comme l’une des solutions légitimes et rassembleuses à cette fin. Preuve en est, le Conseil fédéral a donné mandat en 2020 au DETEC de présenter un paquet de mesures ad hoc à l’issue des débats sur la révision de la LPE, en cours aux Chambres fédérales.

Que retenons-nous de cette édition du Forum Bâtir et Planifier? Si l’économie circulaire a gagné la bataille des idées, elle peine encore à s’imposer sur le terrain. Mais l’on peut simplement espérer qu’avec de tels événements, les associations professionnelles puissent mêler leur voix aux débats publics sur des sujets dont elles ont compétence afin de contribuer à démocratiser les pratiques respectueuses des ressources, mais à condition de commencer par prêcher le renoncement.

Ce contenu, réalisé dans le cadre du Forum Bâtir et Planifier 2022, bénéficie du soutien financier de la Fondation CUB.

Notes

 

1 Début janvier en France, le collectif Frugalité heureuse et créative lançait une pétition pour abaisser la TVA sur les matériaux géo-, biosourcés et issus du réemploi. Elle compte à ce jour plus de 9000 signatures.

 

2 Par-delà le schéma de construction linéaire, il s’agit d’introduire des boucles circulaires afin d’améliorer les écobilans et de réaliser des économies. Dans cette perspective, conserver l’existant apparaît comme fondamental – en témoigne le bâtiment du A du Werkstadt Zurich dont le 80 % a pu être préservé.

 

3 Les pays concernés sont les suivants: France, Belgique, Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure, Pays-Bas, Irlande et Luxembourg. Actuellement, le pourcentage de matériaux récupérés dans ces régions s’élève à 1 %.

 

4 opalis.eu et salvoweb.com

 

5 Gaspard Geerts, Michaël Ghyoot, Susie Naval et al. Reuse Toolkit. Stratégies de prescription. Intégrer le réemploi dans les projets de grande échelle et les marchés publics, 2022.

 

6 Charlotte Malterre-Barthes, A Moratorium on New Construction, Sternberg Press, 2023 (non publié).

 

7 20.3614 «Économie circulaire et construction», 21.3196 sur la position de la Suisse vis-à-vis de l’introduction des passeports matériaux. Adèle Thorens Goumaz cite également le postulat 20.4135 demandant au Conseil fédéral ce que signifie l’objectif «zéro net» pour le secteur du bâtiment en mentionnant plusieurs pistes dont le recours aux isolants renouvelables ou encore la réutilisation de matériaux de construction. Adopté au Conseil national en 2021, ce postulat devra donner lieu à un rapport du Conseil fédéral en 2023.

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