L’école de Ge­nève : en­seig­ne­ment de la sau­ve­garde

À partir des années 1990, pour la première fois, une école s’est mise à former des architectes au projet de sauvegarde de l’architecture du 20e siècle, de ses monuments comme de sa ­production ordinaire. En Suisse et ailleurs, cet enseignement se poursuit aujourd’hui, en dehors de la ville qui l’a vu naître et qui n’a pas su le sauver. Histoire.

Date de publication
25-02-2021

Genève hérite d’une longue histoire d’enseignement de l’architecture, dont le dernier acte, encore douloureusement présent dans les souvenirs, a été la fermeture définitive de l’Institut d’architecture de l’Université de Genève (IAUG), en 2007. Plus d’une décennie plus tard, cette histoire reste à compléter, à construire. L’École d’architecture de l’Université de Genève (EAUG) a été créée en 1946. Le premier fait qui a marqué l’école a été la fin de l’enseignement de type beaux-arts, autour des événements de mai 68. Cette rupture s’inscrit dans la lignée de ce qu’avaient vécu beaucoup d’autres écoles d’architecture en Europe1. Plus récente, la seconde crise est la transformation de l’école en institut en 1994. Cette «requalification» très institutionnelle n’a malheureusement pas permis de sauver l’école. Paradoxalement, elle a donnée naissance à un modèle pédagogique aussi fragile que remarquable, articulé autour de l’enseignement de quatre disciplines : l’architecture, l’urbanisme, le paysage2 et enfin celle sur laquelle nous avons choisi de nous arrêter ici, la sauvegarde.

«Dans les années 1990 et 2000, pour les écoles d’architecture suisses et européennes, l’enseignement de la sauvegarde à Genève a constitué un modèle pédagogique.» « C’était la seule formation qui existait pour les architectes qui voulaient apprendre à sauvegarder les bâtiments du 20e siècle. » Ces mots sont respectivement ceux de Philippe Grandvoinnet, directeur des études et de la vie étudiante à l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble, et de Roberta Grignolo, aujourd’hui enseignante de la sauvegarde à l’Accademia di Architettura di Mendrisio. Tous deux sont d’anciens étudiants de l’IAUG. Ils témoignent, comme beaucoup d’autres, d’un enseignement dont les ramifications sont encore vivantes aussi bien dans le panorama pédagogique des écoles d’architecture européennes que dans les publications sur l’architecture du 20e siècle et dont les traces sont présentes jusque dans le paysage urbain de la ville de Genève.

Aujourd’hui, les rares documents d’archives de l’IAUG et de l’EAUG sont éparpillés. La majorité a disparu3. Recueillir d’une manière systématique et méthodique les témoignages des anciens étudiants et enseignants vise plusieurs objectifs liés4. C’est d’abord le seul moyen de combler ce vide documentaire. C’est aussi une manière d’écrire une histoire critique de cette école et de lui attribuer sa juste place au sein de l’histoire de l’enseignement de l’architecture dans la seconde moitié du 20e siècle.

Les prémices

Aujourd’hui encore, les projets d’architecture abordés dans les ateliers des écoles en Suisse et en Europe portent essentiellement sur la construction neuve. Les universités italiennes dispensaient bien des cours de «restauro» depuis longtemps, mais il s’agissait d’enseignements de théorie et d’histoire des monuments de l’architecture ancienne. L’enseignement du « projet de sauvegarde », qui plus est de l’architecture du 20e siècle, est relativement récent. Il n’a commencé qu’à partir du milieu des années 1980. L’intérêt d’alors pour la sauvegarde du patrimoine récent peut s’expliquer par le contexte de l’époque. Il y a d’abord le corpus lui-même. En effet, les bâtiments modernes de la première moitié du siècle commençaient à montrer des signes de dégradation et la question de leur entretien devenait d’actualité. Il y a ensuite le changement de génération. Dans les années 1980, les architectes modernes cessaient progressivement de construire et la génération qui les a suivis commençait alors un travail historique critique. Enfin, l’étude de ces bâtiments n’était rendue possible que par la disponibilité croissante et l’accessibilité légale des archives des architectes modernes.

À Genève, les prémices de l’enseignement de la sauvegarde de l’architecture du 20e siècle coïncident avec l’arrivée de Bruno Reichlin à l’école, en 1984. L’architecte, déjà impliqué dans plusieurs projets de restauration au Tessin depuis les années 1970 (lire l’entretien, pp. 16-20), s’est engagé activement pour l’instauration d’un enseignement de la sauvegarde. De nombreux historiens et architectes ayant travaillé sur des projets de restauration en Suisse et à l’étranger ont été invités, d’abord pour donner des conférences ou écrire des articles dans Faces, la revue de l’école, puis pour enseigner5 (lire le témoignage d’Alberto Grimoldi ci-contre). Mais il faudra attendre la fin des années 1980 pour que les premiers cours de sauvegarde s’immiscent durablement dans le programme pédagogique. La lecture de la riche correspondance de Bruno Reichlin, alors directeur de l’EAUG, permet de suivre pas à pas les grandes étapes qui vont, au cours de ces années, donner corps à ce qu’il appelait alors un « cours sur la conservation, la réhabilitation et la restauration du patrimoine bâti et naturel »6. Ainsi, dans une lettre échangée avec Alberto Grimoldi, alors enseignant de «restauro» au Politecnico di Milano, on peut lire, près de dix ans avant sa création, les prémices du programme du futur cycle de sauvegarde. C’est d’ailleurs avec la nomination en 1991 de l’architecte et historien milanais que commencera le premier atelier de projet de restauration à Genève. Enfin, les comptes rendus des séances menées avec le collège des professeurs de l’EPFL témoignent quant à eux des tractations et des tentatives de rapprochements pédagogiques entre les deux écoles romandes7.

Parallèlement à ces prospections vers l’extérieur, Bruno Reichlin a cherché des appuis à l’intérieur de l’EAUG auprès du Centre d’étude technique pour l’amélioration de l’habitat (CETAH). Placé sous la direction des architectes Pierre Merminod depuis 1978 et Daniel Marco à partir de 1989, ce centre a notamment mis en place une « méthode d’évaluation rapide » (MER) des coûts de réhabilitation des bâtiments8. Avec l’apport des étudiants de l’école, dans le quartier des Grottes, le CETAH a mené plusieurs chantiers pilotes de réhabilitation d’immeubles de logements datant du 19e siècle. La rénovation, selon une version adaptée de la méthode MER, de quatre immeubles contigus réalisés dans les années 1960 dans le quartier de la Servette a sans doute constitué le premier projet de sauvegarde d’une architecture du 20e siècle par le CETAH9. En plus de leur solide expérience technique et pratique sur le patrimoine bâti dit ordinaire, les architectes du centre, notamment Daniel Marco, entretenaient des liens forts avec le mouvement squat, très présent à Genève à la fin des années 1980. La stratégie des projets du CETAH reposait prioritairement sur le refus de démolir et sur le maintien en place des habitants. Le calcul préalable des moyens financiers que pouvaient consentir les locataires déterminait le coût plafond des travaux et permettait donc de ne pas les déloger (lire le témoignage de Franz Graf ci-contre).

Des années plus tard, Bruno Reichlin ira jusqu’à affirmer que « les squats ont été le bras armé de la sauvegarde »10. Pour Franz Graf, qui a commencé à enseigner à l’EAUG en 1988, comme assistant de Pierre Merminod, « il ne fait aucun doute que le CETAH a joué un rôle fondamental dans la mise en place de l’enseignement de la sauvegarde à Genève ». Cette collaboration entre les architectes du CETAH et Bruno Reichlin atteindra son point d’orgue en 1989 autour du projet de restauration de la villa de Mandrot, réalisée par le Corbusier en 1930 (lire l’entretien p. 16). Même si le projet ne s’est pas réalisé, il a permis à différents acteurs, aux intérêts et aux compétences divers, de converger vers une discipline commune : la sauvegarde de l’architecture récente. Ainsi, les connaissances en histoire et théorie de la sauvegarde, les savoir-faire techniques et l’engagement en faveur du droit à habiter se sont cristallisés autour d’un même corpus et d’un même idéal didactique. Le texte de présentation de la plaquette qui décrira plus tard le cycle sauvegarde est éloquent : « Étant donné que les constructions édifiées de la révolution industrielle à nos jours constituent la grande majorité du parc immobilier actuel, cette formation leur voue une attention particulière tant pour leurs qualités artistiques que pour la culture matérielle et technique qu’elles représentent, le vécu et les usages dont elles témoignent. »

Le projet pédagogique

Lorsque Bruno Reichlin quitte son poste de directeur en 1991, la situation s’est dégradée très rapidement. Les départs successifs d’Italo Insolera puis de Peppo Brivio et de Tita Carloni ont marqué la fin de l’influence de la génération d’architectes tessinois qui avaient incarné l’école depuis les années post-6811. Au même moment, les menaces de fermeture provenant des autorités fédérales et cantonales étaient devenues effectives. Un audit mené par un comité d’experts nommé par l’Université est chargé d’évaluer l’école. Les mots recueillis auprès de ceux qui ont vécu cet épisode témoignent de la brutalité du verdict. La première décision a été le licenciement de la quasi-totalité du corps enseignant. Seuls cinq professeurs avaient été jugés « aptes »12. La seconde mesure a été fatale. Le premier cycle a été purement et simplement supprimé pour n’être plus enseigné qu’à Lausanne. En compensation, l’école, devenue institut en 1994, a obtenu le droit de créer un 3e cycle. Mais, avec si peu d’enseignants titulaires et sans nouveaux étudiants, tôt ou tard, l’école était vouée à disparaitre. Pourtant cet épisode douloureux a donné naissance à une réorganisation pédagogique particulièrement intéressante. Autour des enseignants titulaires maintenus en poste, quatre filières ont alors été mises en place : architecture et arts appliqués, urbanisme et aménagement du territoire, paysage et sauvegarde du patrimoine bâti13. Martin Boesch, qui a vécu en tant qu’enseignant toutes les années de la vie de l’IAUG, décrit ainsi ce qu’il nomme le « Geneva Model »14 : « C’est le dispositif pédagogique le plus intelligent que je n’ai jamais connu. Au cours de ses études, chaque étudiant avait l’obligation de passer par chacune des lignes disciplinaires. En abordant le même objet à partir de plusieurs points de vue, il pouvait acquérir une vision plus ouverte et plus riche de l’architecture. »

Lors des premières années de l’IAUG, l’atelier de 2e cycle sauvegarde a été dirigé conjointement par Marcellin Barthassat, qui travaillait alors sur la rénovation des Bains des Pâquis, et Philipp Speiser, qui a mené plusieurs projets de restauration de l’architecture islamique au Caire. Le premier faisait travailler les étudiants sur le recyclage des friches industrielles, le second s’intéressait à la sauvegarde du patrimoine rural, notamment dans le canton de Fribourg. Même si ces premières expériences pédagogiques n’ont pas duré, elles montraient un intérêt pour les architectures ordinaires. Martin Boesch, qui assurera par la suite et pendant dix ans l’atelier de 2e cycle, va développer de plus en plus cet intérêt pour ce corpus architectural. Ses étudiants devaient travailler par exemple sur des projets de réutilisation d’une maison individuelle, d’un entrepôt, d’un bâtiment industriel – toujours des objets « sans valeur attribuée a priori » (lire le témoignage de Martin Boesch, ci-contre).

À la différence du corpus abordé par Martin Boesch au 2e cycle, l’enseignement du 3e cycle portait lui sur l’éventail complet des manières d’intervenir sur l’existant. Le choix du mot « sauvegarde » inclut donc à la fois les « tâches d’entretien et de maintenance, les travaux de conservation et de restauration jusqu’aux interventions de réhabilitation et de réadaptation»15. Pour pouvoir embrasser un champ disciplinaire aussi étendu, les enseignements devaient couvrir un large spectre de savoirs et de compétences. Le programme qui en résulte est alors structuré à partir d’une série de modules enseignés sur trois semestres et conclus par un quatrième dédié au travail de diplôme. Celui-ci devait prendre la forme soit d’un mémoire qui pouvait mener sur une thèse, soit d’un projet de sauvegarde. Le premier module, intitulé Reconnaissance et sauvegarde, était organisé en deux cours. Alberto Grimoldi brossait un tableau des théories structurant la discipline : Bruno Reichlin, quant à lui, construisait une histoire critique de l’architecture du 20e siècle. Dans le deuxième module, Histoire matérielle du bâti, Franz Graf retraçait l’histoire des techniques, des systèmes constructifs et de la matérialité de l’architecture moderne. Ces cours de théorie et d’histoire étaient complétés par des enseignements qui portaient sur les savoirs techniques. Ainsi le module Entretien maintenance et réhabilitation était pris en charge par Daniel Marco. « Pour compléter l’équipe des enseignants disponibles au sein de l’école, se souvient Bruno Reichlin, il fallait engager un ingénieur. » C’est ainsi que Jean-Pierre Cêtre, qui a travaillé sur la rénovation des Bains des Pâquis, prendra en charge le module Dégradation et consolidation (lire le témoignage de Jean-Pierre Cêtre, ci-contre). Pour parachever le tout, le module Sources et inventaire, enseigné par l’historienne et architecte Leïla el-Wakil, initiait les étudiants à l’usage des sources documentaires et des archives16. Cet enseignement exigeant comprenait aussi des études de cas, des voyages d’études et des colloques où intervenaient des architectes ayant mené des projets de sauvegarde.

La première particularité de l’enseignement du 3e cycle reposait donc sur cette « approche multicritères » qui visait à doter les étudiants d’une culture autant historique que technique de l’objet de sauvegarde. Aux connaissances en théorie et histoire de l’architecture du 20e siècle répondaient toujours des savoir-faire sur les systèmes constructifs, la matérialité du bâti et la statique des ouvrages.

La deuxième spécificité de l’approche enseignée au 3e cycle est ce que Franz Graf appelle « le savoir en action ». « Plutôt que d’aborder une architecture par son style ou le mouvement auquel elle appartient, se souvient Roberta Grignolo, il fallait se concentrer sur l’œuvre elle-même ; son usage, son espace, sa matérialité, ses détails et comment elle est construite. » C’est l’objet lui-même, évalué en tant que ressource culturelle, historique et matérielle qui est seul apte à « dire » le type d’intervention qu’il requiert. Chaque étudiant devait développer un argumentaire précis pour évaluer la valeur de l’existant sur lequel il travaillait et expliquer ensuite son projet de sauvegarde. Pour Franz Graf, ce positionnement critique sur l’œuvre devait toujours être évalué et ajusté par les stratégies et les décisions de projet. Car c’est seulement par le travail de projet que les étudiants pouvaient confronter le savoir analytique et critique acquis sur l’objet à un savoir qui évalue, choisit et transforme ce même objet architectural

En décrivant l’enseignement qu’elle a suivi, Roberta Grignolo résume l’un des défis qui se posait : « Alors qu’on pouvait tous être d’accord pour sauvegarder un bâtiment du 15e siècle, il fallait développer une méthode et un argumentaire critique spécifiques à l’architecture du 20e. » L’ancienne étudiante touche là l’enjeu fondamental de l’enseignement de la sauvegarde au 3e cycle : son corpus. Car l’architecture récente, du fait de ses matériaux mis en œuvre, des techniques, des programmes et des typologies qu’elle développe, nécessite de construire une histoire qui lui est propre. C’est ce qui fera dire à Bruno Reichlin que « l’enseignement de la sauvegarde commence par l’histoire ». Car, pour lui, seule une histoire à la fois monographique et encyclopédique entièrement dévolue à l’architecture du 20e siècle est en mesure de sortir la production architecturale « des limbes historique et critique dans lesquels elle se trouve ».

La postérité

Pour mesurer la portée de l’enseignement de la sauvegarde à l’IAUG, il suffit de parcourir les programmes pédagogiques des écoles d’architecture suisses d’aujourd’hui. À l’EPFL, le laboratoire des Techniques et de la sauvegarde de l’architecture moderne (TSAM) forme depuis plus de dix ans des étudiants au projet de sauvegarde17. Une partie des collaborateurs qui y travaillent sous la direction de Franz Graf ont été diplômés du 3e cycle sauvegarde de l’IAUG18. À l’Accademia di Architettura di Mendrisio, Martin Boesch poursuit l’enseignement qu’il a commencé à Genève. Plusieurs livres parus cette dernière décennie et qui traitent des enjeux de sauvegarde du patrimoine moderne et contemporain ont eu pour préalable des diplômes initiés au 3e cycle, comme l’ouvrage de Giulia Marino consacré au travail de Raymond Lopez à Paris, de Philippe Grandvoinnet sur le sanatorium Martel-de-Janville, ou encore de Roberta Grignolo sur l’architecte et designer Marco Zanuso. L’ancienne étudiante a été co-responsable du programme Encyclopédie critique pour la restauration et la réutilisation de l’architecture du XXe siècle entre 2008 et 2012. Parmi tant d’autres, ces monographies portent sur des architectures situées en Suisse, en France ou en Italie. À leur manière, elles témoignent d’une diffusion de l’enseignement de la sauvegarde de l’architecture moderne, bien au-delà de la ville qui l’a hébergée.

C’est à Genève que les empreintes physiques de cet enseignement sont peut-être les plus visibles. La ville doit en bonne partie la préservation de son patrimoine architectural du 20e siècle –autant remarquable qu’ordinaire– à l’école. Parmi d’autres, le complexe Mont-Blanc Centre auquel est intégré le Cinéma Plaza (lire l'article de Catherine Dumont d'Ayot: Marc J. Sau­gey et Mont-Blanc Centre: l'in­ven­tion de l'im­meuble com­mer­cial mul­ti­fonc­tion­nel) et l’immeuble de logements à Mimeront-le-Crêt réalisés par Marc J. Saugey dans les années 1950 font partie d’un corpus de projets largement abordé par les étudiants du 3e cycle20. Aux côtés de ces architectures remarquables, Franz Graf a mené des études sur les très nombreuses réalisations des frères Honegger lorsqu’il était encore enseignant à l’IAUG. Les précieuses publications que le directeur du TSAM a dirigées ces dernières années ne sont certainement pas étrangères au changement positif de regard dont bénéficient aujourd’hui ces architectures devenues à bien des égards populaires. Ce ne sont ici que quelques exemples. Ils illustrent en partie ce que doit la ville à son école d’architecture.

Le dernier prolongement inattendu de l’IAUG est très discret. Mais à nos yeux, il est le plus précieux, car il concerne la mémoire. Christian Bischoff, ancien étudiant et assistant de Bruno Reichlin, nous rappelle qu’en 1996, le service des archives d’architecture de l’institut avait précisément été créé pour traiter et rendre accessible les fonds légués par d’anciens professeurs de l’EAUG, Arnold Hoechel, Henri-Jean Calsat et en particulier celui de Marc J. Saugey. Bernadette Odoni-Cremer, architecte et archiviste, confirme qu’elle avait alors été « recrutée pour s’occuper de ces fonds et des suivants qui viendraient grâce aux actions des enseignants et des étudiants de l’IAUG »21. Les actuelles archives d’architecture situées au sous-sol du Pavillon Sicli doivent leur existence à l’institut. Ironie du sort : c’est précisément le manque cruel d’archives sur cette école qui rend difficile tout travail critique de type historique. Genève n’a pas su sauver son école. Sa mémoire se délite. Fort heureusement, on l’a vu, son enseignement se poursuit ailleurs, sous différentes formes. Mais jusqu’à quand ? Alors qu’il est dorénavant manifeste que « construire dans le construit » va devenir le quotidien des architectes dans les années à venir, étudier la genèse, la pédagogie et la postérité de l’enseignement de la sauvegarde tel qu’il a été prodigué à l’école de Genève permettrait peut-être d’y découvrir quelques concepts théoriques et des méthodes qui peuvent se révéler utiles.

 

Alberto Grimoldi

« J’ai un double parcours d’architecte et d’historien. À la fin des années 1970, j’ai collaboré avec l’architecte Marco Dezzi Bardeschi sur la restauration du Palazzo della Ragione, à Milan. Nous avons alors lutté pour éviter la démolition de la surélévation et des adjonctions faites au ­bâtiment au 18e siècle. Nous avons développé un projet qui se bornait strictement à des mesures qui puissent arrêter la dégradation. Il s’agissait alors d’un changement profond d’attitude dans la protection officielle des monuments. Bien des années plus tard, Bruno Reichlin – qui connaissait bien cet épisode – m’a invité à écrire un article dans Faces, la revue de l’école (« Restauration, conservation, deux réalités antithétiques ? » Faces n° 9, 1988). Je pense que c’était la première fois que j’employais le mot « sauvegarde ». Le terme est intéressant. L’équivalent italien est « tutela ». Alors que, traditionnellement, le « restauro » pouvait comporter – même en partie – un acte de destruction, « tutela » signifie simplement protéger, garantir l’usage. La sauvegarde comprend l’idée de tolérance et de l’accueil du différent. Elle implique la protection d’un patrimoine élargi, du quotidien. On sauvegarde toujours une ressource matérielle, dont on reconnaît autant la valeur d’usage, la dimension culturelle et le rôle dans la mémoire collective. »

Alberto Grimoldi a enseigné à l’EAUG et l’IAUG de 1991 à 2007 et au Politecnico di Milano jusqu’en 2019. Il a dirigé des ateliers de projet et était en charge du cours Histoire et théories de la sauvegarde au 3e cycle.

 

Franz Graf

« Je suis arrivé en 1988 comme assistant de l’architecte Pierre Merminod. Lorsqu’il est parti, peu de temps après, j’ai poursuivi l’enseignement de la construction au sein de l’École, puis à l’Institut. En tant que directeur du Centre d’étude technique pour l’amélioration de l’habitat (CETAH), Pierre Merminod a participé à des projets pilotes de réhabilitation, notamment sur des bâtiments du 19e siècle situés dans le quartier des Grottes à Genève. Dans ce centre d’études, il y avait à la fois des grands professionnels et des gens engagés politiquement. Ils faisaient déjà de la sauvegarde, même si ce n’était pas sur du monumental. Pour eux, intervenir sur un bâtiment, c’est fondamentalement un projet social. Cela témoignait d’une attention particulière à la ville, au construit et aux habitants. Plutôt que de démolir, ils partaient des moyens qu’avaient les habitants eux-mêmes, afin de déterminer les interventions optimales pour qu’ils puissent rester. Pour cela, il fallait des connaissances précises sur les méthodes constructives, mais aussi sur les questions d’amélioration thermique, de mise aux normes sanitaires, des équipements, etc. Pierre Merminod a cherché à transposer cette méthode d’intervention sur les bâtiments d’après-guerre avec leurs qualités et difficultés spécifiques. Cela semble acquis aujourd’hui, mais intervenir avec conscience, doigté et savoir théorique sur ce genre d’architecture n’était pas chose évidente dans les années 1990. Alors, lorsqu’il a fallu constituer le projet pédagogique du 3e cycle sauvegarde, aux côtés des historiens, nous avons dû proposer des enseignements de la construction dans l’existant. On ne peut pas parler de restauration du moderne sans aller sur le chantier et savoir comment les choses sont construites. C’est le rôle que j’ai joué. »

Franz Graf a enseigné à l’EAUG puis l’IAUG de 1988 à 2007. Il a donné des cours de construction aux premiers cycles et a été en charge du module Histoire matérielle du bâti contemporain au 3e cycle. Depuis 2005, il enseigne la construction à l’AAM. Depuis 2007, il enseigne aussi
à l’EPFL où il dirige le TSAM.

 

Martin Boesch

« Je dirigeais l’atelier de sauvegarde au 2e cycle. À la différence de ce qui se faisait au troisième cycle autour de Bruno Reichlin ou de ce que continue à faire aujourd’hui Franz Graf au TSAM-EPFL, j’ai souvent choisi comme sujet d’étude des bâtiments relativement ordinaires. La valeur d’un bâtiment classé est définie par les institutions en charge de la conservation du patrimoine. Bien sûr, il est indispensable d’apprendre à bien le traiter. Mais, pour l’architecture ordinaire, qui s’impose plus par sa quantité que par sa qualité, il n’y a qu’un seul avocat : l’architecte avec une compétence spécifique basée sur le respect. Cette attitude et cette compétence sont au centre de mon enseignement. Dans la pratique professionnelle, les mandats de restauration de bâtiments classés sont rares, par rapport aux bâtiments ordinaires. Et il faut offrir aux étudiants une préparation spécifique, qui, en réalité, se distingue peu de celle pour les bâtiments classés. Au premier semestre à l’IAUG, j’avais proposé à mes étudiants de travailler sur la réutilisation d’un bâtiment industriel vide situé près de Genève pour y installer comme nouveau programme une école d’architecture. Le bâtiment des années 1980, construit à partir d’éléments préfabriqués, n’était ni précieux ni monumental. Son appréciation n’ayant pas été faite, les étudiants ne voyaient pas forcément sa valeur. Seulement, peu à peu, à travers le projet, ils découvraient le charme discret du bâtiment. Ils développaient un rapport presque amical avec leur sujet d’étude et finissaient par lui reconnaître
des qualités. »

Martin Boesch a enseigné à l’IAUG de 1997 à 2007. Il a dirigé l’atelier de projet au 2e cycle. Depuis 2005, il poursuit son enseignement à l’AAM.

 

Jean-Pierre Cêtre

« Mon premier contact avec la sauvegarde correspond à la période où je travaillais sur la rénovation des Bains des Pâquis, à Genève (1990-1996). C’est une architecture simple, très présente dans l’histoire populaire de la ville depuis les années 1930. À la fin des années 1980, il y avait un projet de démolition des bains, dans le but de les remplacer par une piscine chauffée, une espèce d’extension de l’hôtel Hilton sur le lac. Ce projet me révoltait. Heureusement, un groupe d’habitants a réussi à le faire arrêter. Contre l’avis de mes collègues, pour qui la démolition de ce type d’architecture ne posait pas de problèmes, j’ai accepté de travailler sur la conservation des bains. Nous avons, par exemple, étudié la question de la dégradation du béton par carbonatation. Cette première expérience m’a permis d’entamer une réflexion sur l’entretien des architectures du début du 20e siècle. Mon travail en tant qu’ingénieur de la sauvegarde partait donc d’un amour pour les matériaux bruts et simples ainsi que leur conservation. Par la suite, j’ai travaillé sur des projets de rénovation de bâtiments de logements datant du 19e siècle. Ils étaient considérés comme insalubres, et la règle pratiquée consistait à les démolir pour faire place à des opérations immobilières d’une toute autre architecture. Plus tard, lorsque j’ai été invité à enseigner au troisième cycle sauvegarde, j’ai appuyé mon enseignement sur ce passage des systèmes structurels massifs et gravitaires régnant sur l’architecture jusqu’à la fin du 19e et le début 20e aux systèmes résistants d’acier et béton de l’architecture moderne et leur développement progressif du milieu du 19e à la fin du 20e siècle.

Jean-Pierre Cêtre est ingénieur. Il a enseigné à l’IAUG entre 1994 et 2007. Il en a été aussi le dernier directeur. Au 3e cycle sauvegarde, il a été en charge du module Dégradation et consolidation.

 

Notes

1 Lire Eugène Beaudouin et l’enseignement de l’architecture à Genève, Colette Raffaele, Jacques Gubler, EPFL Press, Collection : Laboratoire de théorie et d’histoire (LTH), août 2010.

2 Sur l’enseignement de la filière Paysage, lire TRACÉS 23-24, décembre 2017. En 2019, l’article a été traduit en anglais dans le numéro 102 de la revue OASE sous le titre « The Geneva School », Vanessa Lacaille et Mounir Ayoub.

3 À part les documents privés, difficiles à identifier, le peu d’archives de l’EAUG et de l’IAUG qui subsistent sont aujourd’hui réparties sur deux sites. Les archives d’architecture de Genève, conservées au Pavillon Sicli, contiennent des documents de deux centres de recherches actifs au sein de l’école : le CETAH et le CRR. Les archives administratives et patrimoniales de l’Université de Genève quant à elles contiennent des fonds disparates, essentiellement des documents administratifs, reçus par l’Université lors de la fermeture de l’institut en 2008.

4 Pour réaliser ce dossier, nous nous sommes entretenus avec d’anciens étudiants, assistants et enseignants de l’EAUG et de l’IAUG. Dans l’ordre chronologique : Bruno Reichlin, Catherine Dumont d’Ayot, Martin Boesch, Franz Graf, Giulia Marino, Alberto Grimoldi, Roberta Grignolo, Christian Bischoff, Nicole Valiquer, Jean-Pierre Cêtre, Leïla el-Wakil, Giairo Daghini, Marcellin Barthassat, Philippe Grandvoinnet, Willi Weber, Michel Clivaz, Claude Willemin, Daniel Haas, Blaise Crouzier et Christian Dupraz. L’archiviste Bernadette Odoni-Cremer nous a renseigné sur les sources. Nicolas Navone, directeur de l’Archivio del Moderno nous a renseigné sur l’héritage des architectes tessinois au sein de l’EAUG. Michelle Marco nous a fourni des informations nécessaires sur l’ancien enseignant et architecte Daniel Marco. Enfin, l’entièreté de l’article n’aurait pas été possible sans l’aide d’Yvan Delemontey, à qui nous adressons nos remerciements.

5 Werner Oechslin et Georg Germann seront invités à enseigner à l’EAUG au milieu des années 1980. Depuis, plusieurs enseignants d’histoire ont été invités à l’initiative de Bruno Reichlin. À titre d’exemple, Jo Abram a enseigné à l’IAUG dès la fin des années 1990, jusqu’à la fermeture de l’institut.

6 Ces documents ont été consultés aux archives administratives et patrimoniales de l’Université de Genève dans le fonds nommé Institut d’architecture (IAUG). Les courriers s’étendent de 1987 à 1990, soit les années durant lesquelles Bruno Reichlin était directeur. Des courriers ont été échangés avec le collège des professeurs de l’EPFL, des enseignants d’autres écoles européennes, les centres de recherches de l’EAUG, le rectorat de l’Université et les directions chargées du patrimoine à Genève.

7 Ces commissions réunissaient des enseignants des deux écoles dans le but de réfléchir à des échanges pédagogiques. Ces échanges semblent ne pas avoir eu un grand succès.

8 « Une telle méthode n’existant pas en Suisse, J. Vicari et P. Merminod se sont inspirés d’une méthode française connue sous le nom de méthode Maire (du nom de son inventeur). Sans être modifiée, cette méthode d’évaluation rapide fut néanmoins adaptée aux standards suisses et donna naissance à celle qui est connue aujourd’hui comme Méthode MER (Méthode d’évaluation rapide). Trois éditions de la méthode MER furent publiées par la Confédération entre 1982 et 1996. » Extrait de la notice du fond CETAH, consultée en décembre 2020.

9 Daniel Haas, ancien collaborateur au CETAH évoque les immeubles du 19e siècle situés à la rue Louis-Favre et la rue Jean-Jacques-de-Sellon dans le quartier des Grottes. L’immeuble réalisé par les architectes Billaud et Frey en 1955-1956 est situé à la rue Hoffmann dans le quartier voisin de la Servette.

10 Patrimoine et architecture n° 10-11, 2001 : «La sauvegarde du patrimoine bâti du XXe siècle : nouveaux métiers, nouvelles formations», p. 7

11 Les architectes Italo Insolera, Peppo Brivio et Tita Carloni ont commencé à enseigner à l’EAUG après la crise de 1968 qui a abouti à l’éviction d’Eugène Beaudouin et, avec lui, du système des beaux-arts. Ils quittent Genève respectivement en 1983, 1990 et 1991. La décennie qui suivra aura été marquée par de fortes dissensions idéologiques entre une partie de la classe dirigeante genevoise et le corps enseignant de l’école, héritier de 68 et situé très à gauche de l’échiquier politique.

12 Giairo Daghini, Luca Ortelli, Ricardo Mariani, Georges Descombes et Bruno Reichlin seront les seuls enseignants titularisés et maintenus en place.

13 Ricardo Mariani, Georges Descombes et Bruno Reichlin dirigeront respectivement les lignes disciplinaires urbanisme, paysage et sauvegarde. Cyrille Simonnet sera nommé en 1997 pour diriger la filière arts appliqués.

14 L’expression est de Martin Boesch. Lire M. Boesch, La trasformazione : un tema dell’insegnamento di progettazione ? in Archi : rivista svizzera di architettura, ingegneria e urbanistica, n° 3, 2006, p. 7.

15 Tiré de la description du 3e cycle sauvegarde dans la plaquette de présentation du programme d’études de l’IAUG entre 1997 et 2006.

16 Les plaquettes des programmes du 3e cycle sauvegarde montrent relativement peu de changements. On notera néanmoins quelques nuances. Les premières années, le module Relevé et diagnostic était pris en charge par l’architecte Michel Clivaz. Lors des dernières années, sont introduits les modules Maintenance, réhabilitation et restauration et Études de cas respectivement pris en charge par Willi Weber et Catherine Dumont d’Ayot. Cette dernière a été coordinatrice du 3e cycle de la première à la dernière année.

17 Lire TRACÉS 5/2016.

18 Giulia Marino et Mélanie Delaune Perrin ont été étudiantes à l’IAUG. Christian Bischoff et Yvan Delemontey y ont été assistants.

19 Paru en 2009, Un monument historique controversé, la Caisse d’allocations familiales à Paris 1953-2008 a eu pour préalable le travail de diplôme de Giulia Marino sur le bâtiment réalisé par l’architecte Raymond Lopez entre 1953 et 1959. Architecture thérapeutique. Histoire des sanatoriums en France (1900-1945) publié en 2014 est l’aboutissement d’un travail de doctorat qui prolonge le diplôme de Philippe Grandvoinnet sur le sanatorium Martel-de-Janville (Haute-Savoie, France). Le travail de diplôme de Roberta Grignolo sur l’architecte et designer Marco Zanuso a débouché entre autres sur l’ouvrage Marco Zanuso. Scritti sulle tecniche di produzione e di progetto (2013).

20 Plusieurs étudiants ont travaillé sur des bâtiments de Saugey. Liliana Michel a travaillé sur le Bâtiment des électrodes au Sécheron, Habib Sayah sur la cage d’escalier de Mont-Blanc Centre, Claude Willemin sur la façade-rideau de Mont-Blanc Centre. Enfin, dernier exemple, Christian Bischoff s’est intéressé au travail conjoint du peintre Georges Aubert et des architectes du GANG, dont faisait partie Saugey. En 1999-2000, la recherche Fond national suisse (FNS) «Marc J. Saugey: spatialité, urbanisme et nouveaux programmes de l’après-guerre. La ville des années 50 et 60.» a été menée sous la direction de Bruno Reichlin avec des textes de Catherine Courtiau, Catherine Dumont d'Ayot  et Franz Graf. Sur Marc J. Saugey, lire TRACÉS 5-6/2020 réalisé par Catherine Dumont d'Ayot en 2020. Lire également: Marc J. Sau­gey et Mont-Blanc Centre: l'in­ven­tion de l'im­meuble com­mer­cial mul­ti­fonc­tion­nel

21 Sous la direction de Bernadette Odoni-Cremer, le service a acquis d’autres fonds importants concernant le développement architectural et urbanistique de Genève de 1850 à nos jours : ce sont les fonds des dynasties Camoletti et Bordigoni, et des architectes Lesemann, Nierlé (Edouard), de Saussure, Vincent, Vicari, Waltenspühl et Oberson ou encore celui de l’entreprise de construction Zschokke. Il a intégré des fonds plus spécifiques notamment ceux d’Olivier Barde, ingénieur spécialisé dans la physique des bâtiments, d’Alain Viaro et Henri Stierlin, ou celui de livres dédicacés déposé par les architectes américains Robert Venturi et Denise Scott-Brown.

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