Le plan sec­to­riel des sur­faces d'as­so­le­ment est-il au ser­vice de la lutte contre l'éta­le­ment ur­bain? Dis­cus­sion au­tour de quelques en­jeux ac­tuels

Le plan sectoriel des surfaces d’assolement suscite un intérêt renouvelé en Suisse. Il joue un rôle important pour lutter contre le surdimensionnement des zones à bâtir. Dans certains cantons toutefois, sa mise en œuvre est délicate. Pourra-t-il alors être maintenu durablement sans être assoupli?

Date de publication
08-06-2016
Revision
11-06-2016
Jean Ruegg
Professeur à  l'institut de géographie et durabilité, Faculté des géosciences et de l’environnement, Université de Lausanne

L’utilisation judicieuse et mesurée du sol est une expression figurant dans la Constitution suisse. Elle rend compte d’un objectif qui est au cœur de la politique d’aménagement du territoire (AT). Mais comment définir l’utilisation «judicieuse et mesurée» du sol? Il s’agit de termes relatifs et juridiquement indéterminés. Ils invitent à l’arbitrage du politique qui doit procéder à la pesée des intérêts, quitte à proposer une solution ad hoc, adéquate seulement pour une situation particulière (Ruegg 2009). Pourtant, depuis quelques années, l’Office fédéral du développement territorial (ODT) manifeste l’ambition de lui donner un contenu normatif beaucoup plus précis afin de contenir l’urbanisation. Cette mission a encore gagné en légitimité avec le vote populaire de mars 2013. Les citoyennes et citoyens suisses ont alors soutenu avec environ 64% des voix une révision de la loi sur l’aménagement du territoire (LAT) conçue pour mieux lutter contre le mitage du territoire et l’étalement urbain. Les lignes qui suivent ne traitent pas tant des caractéristiques de la révision de la LAT ou des pratiques que les cantons développent actuellement pour en assurer la mise en œuvre. Elles visent plutôt à mettre en exergue l’utilité pour remplir cette mission d’autres politiques publiques à incidence territoriale. Dans cette perspective, l’accent sera mis sur le plan sectoriel des surfaces d’assolement (PS-SDA).

L’intérêt porté à d’autres politiques publiques provient du constat suivant. Malgré toute l’énergie mise pour la maîtriser, l’urbanisation reste difficile à dompter.1 Et il n’est guère plus raisonnable de compter sur sa capacité à s’autoréguler (Ruegg 2015) ! Cette observation n’est pas nouvelle. Pourtant, le rôle et l’efficacité des autres politiques publiques à incidence territoriale pour contenir l’urbanisation sont plus rarement mis en valeur. Or, ils se révèlent souvent déterminants. L’arrêté fédéral urgent de 1972 obligeait, à titre provisionnel et dans l’attente de la future LAT, à définir des zones constructibles d’une manière restrictive. Mais comment fallait-il procéder? Comme le montre bien Nahrath (2013), c’est dans la loi fédérale sur les eaux de 1971 et son obligation de raccordement au système d’évacuation des eaux usées que fut trouvé un critère rigoureux et opérationnel pour effectuer cette tâche. Ne furent ainsi déclarés constructibles que les périmètres qui correspondaient aux plans des réseaux d’évacuation des eaux usées.

Aujourd’hui, ce rôle de limite «ultime» pour contenir et contrer l’expansion de l’urbanisation est également assuré par la loi sur les forêts, la loi sur la protection de la nature et du paysage (ordonnances sur les bas et les hauts-marais, par exemple), les prescriptions découlant de la protection contre les dangers naturels ou le PS-SDA pour ne citer que quelques exemples.

Plusieurs éléments justifient alors de se concentrer ici sur le seul PS-SDA. Ce plan sectoriel fait d’abord l’objet d’une attention accrue de la part de la Confédération et des cantons : sa raison d’être est mise en tension parce que plusieurs cantons ont de plus en plus de peine à le respecter. Il procède ensuite d’une logique qui, aujourd’hui, semble surannée. Entré en vigueur en 1992, le PS-SDA relève d’une conception de l’agriculture largement issue de l’expérience vécue en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale (Cogato Lanza 2009). Or, la politique agricole suisse a complètement changé dans les années 1990, sans que le PS-SDA n’en soit affecté. Pourtant, en première analyse, sa légitimité en sort émoussée (Lüscher 2003). Et puis, signe des interrogations qu’il suscite, le Conseil fédéral vient de constituer un groupe d’experts chargé de sa révision complète. Ce groupe a siégé pour la première fois le 12 avril 2016, témoignant ainsi à l’évidence de l’actualité de ce plan sectoriel et des problématiques qui le sous-tendent. Pour discuter ces différents points, la structure de l’article suit trois lignes distinctes. La première concerne l’évolution de la finalité du PS-SDA : ses liens avec l’agriculture et l’approvisionnement du pays tendent à se distendre tandis qu’en contrepartie l’intérêt qu’il suscite pour l’AT et la lutte contre l’étalement urbain gagne en importance. La seconde montre pourquoi certains cantons se retrouvent aujourd’hui en difficulté pour garantir la mise en œuvre du PS-SDA. La troisième enfin fait état des pistes proposées pour redonner de la marge de manœuvre au dispositif du PS-SDA.

Evolution de la finalité du PS-SDA

La gestation du PS-SDA prend du temps. Il est approuvé par le Conseil fédéral en avril 1992 (DFJP et DFEP 1992 : 57). Mais les premiers travaux sont bien antérieurs. Ils font l’objet d’une première présentation officielle en 1980: l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) annonce la superficie minimale des terres qui doivent être préservées pour garantir l’approvisionnement du pays en cas de fermeture des frontières2 et une première répartition de ce montant entre les 26 cantons (DFJP et DFEP 1992 : 49) (voir encadré ci-contre).

Les buts du PS-SDA sont alors marqués par cette double filiation à la loi sur l’agriculture de 1951 (LAgr) et la loi sur l’approvisionnement du pays de 1982 (LAP) et à leurs liens avec la défense générale du pays. Le PS-SDA concrétise le principe qui veut que le Conseil fédéral puisse:

«[…] étendre en temps utile la culture des champs si les importations risquent d’être entravées ou le sont déjà» (art. 19, al. 1, lettre a LAgr).

De même,

«[…] lorsque l’approvisionnement en biens et en services d’importance vitale est sérieusement menacé ou perturbé en raison d’une guerre ou d’autres manifestations de force, le Conseil fédéral peut prendre des mesures dans le but d’intensifier et d’adapter la production indigène dans l’agriculture (telles qu’exécution de programmes d’extension et d’exploitation, instauration d’un régime de culture et de livraison obligatoire) […]» (art. 23, al. 1 LAP).

L’AT est également mobilisé, mais pour veiller surtout à la coordination entre politiques publiques (art. 1 et 3 LAT)3. La lutte contre le mitage du territoire et la volonté de contenir l’urbanisation ne figurent pas en revanche parmi les objectifs déclarés du PS-SDA.

Un examen rapide des articles parus dans le quotidien 24 heures entre 1985 et 1992 témoigne pourtant que le conflit entre urbanisation et SDA constituait déjà un enjeu important. Dans son édition du 14 avril 1992, 24 heures titre ainsi: «Terres cultivables: 440 000 hectares à ne pas bétonner» (ATS 1992 : 11). Il ressort de cet article que le PS-SDA comprend un volet préventif évident: il s’agit de préserver suffisamment de surfaces agricoles de l’avancée de l’urbanisation. Dans la même veine, mais en 1985 cette fois, dans un article très critique à l’égard de certains cantons qui ne mettraient pas tout en œuvre pour respecter les buts de la LAT, le journaliste Denis Barrelet interprète ainsi la volonté de la conseillère fédérale Elisabeth Kopp:

«En un mot, c’est avec l’aide de l’agriculture que Mme Kopp espère amener les cantons à faire leur travail4» (1985a : 7).

Du côté des cantons, plusieurs prises de position souvent vives confirment l’enjeu entre urbanisation et SDA.

«[…] le Conseil d’Etat [du canton de Vaud] avertit: Nous refusons d’empiéter sur les espaces réservés à l’urbanisation actuelle et future, et nous n’envisageons pas de prendre des mesures déguisées d’aménagement du territoire constructible sous le couvert de la fixation des surfaces d’assolement » (Rüf 1991 : 39).

Tandis que l’Agence de presse AIR évoque, à propos du canton du Jura, des villes limitées dans leur développement en raison de la proximité des SDA:

«[…] selon les résultats de l’enquête présentée hier, il y aura conflit entre les zones bâtir et ces surfaces d’assolement. Quelque 400 ha sont déjà en conflit avec des zones bâtir, sans compter les besoins futurs de la plupart des localités concernées qui, comme Delémont et Porrentruy, sont véritablement encerclées par des terres cultivables» (1986 : 9).

Signe des rapports de force en présence, l’heure est pourtant à la conciliation et à la bienveillance. Preuve en sont les propos tenus lors de la conférence de presse organisée en avril 1992 par les directeurs de l’Office fédéral de l’agriculture et de l’Office fédéral de l’aménagement du territoire :

«Ce plan sectoriel se veut un instrument souple, a expliqué Hans Flückiger, directeur de l’Office fédéral de l’aménagement du territoire. Il sera réexaminé périodiquement et adapté si nécessaire […]» (ATS 1992 : 11).

Mais, avec le temps, les relations avec l’agriculture et l’approvisionnement du pays vont se distendre. De nombreux changements interviennent dans les années 1990 en matière de politique agricole. Pour en tenir compte, la Constitution est modifiée en 1996 et la loi sur l’agriculture est complètement refondue. Ainsi la nouvelle mouture, entrée en vigueur en 1998, ne contient plus aucune disposition analogue à l’article 19 de la LAgr 1951. Sur le plan de la gestion administrative du PS-SDA, une évolution est également à signaler. Le PS-SDA de 1992 porte la double signature de l’OFAG (rattaché alors au Département fédéral de l’économie publique) et de l’Office fédéral de l’aménagement du territoire (Département fédéral de justice et police). Aujourd’hui, la cause du PS-SDA est portée par l’Office fédéral du développement territorial (ODT, ex-OFAT) qui est désormais rattaché au Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication. D’ailleurs, au début des années 2000, c’est bien l’ODT qui donne le mandat d’évaluer le PS-SDA et qui se retrouve seul à signer l’avant propos du rapport élaboré par Claude Lüscher6 (2003:33). Ce rapport, justement, est très utile pour rendre compte d’évolutions plus fondamentales. Dans le résumé déjà, les propos sont univoques.

«Tous les entretiens et prises de position soulignent qu’il est indispensable de maintenir le plan sectoriel des surfaces d’assolement mais qu’il est nécessaire d’élargir et d’actualiser sa justification. L’‹approvisionnement lors de graves pénuries› appartient au passé» (op. cit. : 34).

Ce sont le développement durable, en général (op. cit.:34), et la qualité pédologique des sols, l’entretien des paysages ruraux et la protection de la bio­diversité, en particulier (op. cit.:43, 45 et 46) qui sont évoqués pour renouveler la légitimité du PS-SDA. La lutte contre l’extension de l’urbanisation se fait aussi plus précise.

«[De nombreux cantons] continuent d’invoquer la protection des meilleures terres agricoles comme argument pour justifier le frein à l’expansion de l’espace urbanisé» (op. cit. : 45).

Il apparaît alors qu’un des grands mérites du PS-SDA est d’offrir une protection beaucoup plus ferme des terres classées en SDA que la seule zone agricole définie selon l’article 16 LAT. Les SDA seraient plus efficaces pour faire face à la pression que l’urbanisation exerce sur l’augmentation de la taille des zones à bâtir (ibid.). Ceci dit, il n’est pas encore possible d’affirmer péremptoirement que la lutte contre l’urbanisation est devenue la principale raison d’être du PS-SDA. Les difficultés de mise en œuvre du PS-SDA ne se limitent pas aux seuls problèmes rencontrés par certains cantons pour gérer l’urbanisation et respecter leur quota. Leur discussion va donc permettre de mieux comprendre comment des tensions se développent et se manifestent en liaison avec une radicalisation récente de la posture de l’ODT.

Difficulté de mise en œuvre du PS-SDA

Le PS-SDA a été élaboré en suivant une logique rationaliste visant à définir précisément la surface agricole minimale requise pour garantir un auto-approvisionnement permettant à chaque habitant de recevoir quotidiennement une ration alimentaire de 2300 calories en cas de fermeture des frontières (Guidi 2015:30). Cette démarche a permis de définir le besoin de 355 000 ha de surfaces cultivées ouvertes. Ce montant a été arrondi à 450 000 ha pour permettre une rotation suffisante des cultures (DFJP et DFEP 1992 : 10). Mais, pour que le plan alimentaire soit tenable, il fallait protéger les terres les plus fertiles. La définition de base des SDA privilégie ainsi «[…] les conditions climatiques (période de végétation, précipitations), les caractéristiques du sol (possibilité de labourer, degré de fertilité et d’humidité) ainsi que la configuration du terrain (déclivité, possibilité d’exploitation mécanisée)» (art. 16, al. 2 OAT 1986).

Autant dire évidemment que ces conditions ne sont pas présentes de manière homogène dans tout le pays. Les cantons de Berne, Vaud, Zurich, Argovie et Fribourg assurent ainsi à eux seuls 64 % de la surface globale (438 560 ha), finalement retenue après négociation avec les cantons de leur quota respectif (DFJP et DFEP 1992 : 55). Le quota est défini sur la base de la qualité agricole des sols et non pas en fonction d’indicateurs comme le nombre d’habitants, la superficie du canton ou la surface agricole utile (SAU). La marge de manœuvre des cantons pour mettre en œuvre le PS-SDA varie donc grandement. Par exemple, le quota de SDA attribué en 1992 au canton du Valais représente 1.4% de sa superficie totale et 19.5% de sa SAU7. A l’opposé, dans des cantons urbains du Plateau, les valeurs atteintes sont respectivement de 25.7% et 60.3% pour Zurich, 24.3% et 69.7% pour Vaud et même 30% et 77% pour le canton de Genève. Plusieurs cantons, dont Zurich et Genève justement, doivent donc gérer une configuration difficile où les croissances démographique, économique et urbaine entrent en conflit direct avec la préservation de leur quota respectif de SDA. En outre, et comme le montre bien le rapport d’évaluation, la définition de base des SDA n’est pas si rigoureuse, notamment parce que les connaissances pédologiques en matière de qualité et de fertilité des sols sont lacunaires (Lüscher 2003:45). Les cantons l’ont donc apprêtée «à leur sauce» en s’attribuant une marge d’interprétation. A leur décharge, plusieurs éléments aident à apprécier leur position.

Comme déjà dit, le PS-SDA entre en vigueur à un moment où la politique agricole change profondément. Les justifications agricoles liées à un approvisionnement perturbé ne sont donc plus aussi solides. La Confédération, dans un premier temps en tout cas, ne va pas mettre une énergie démesurée pour que les cantons et les offices fédéraux respectent le PS-SDA.

Dans le rapport d’évaluation, Claude Lüscher signale ainsi que quelques cantons placent des serres dans leur quota de SDA, rompant ainsi avec la définition de base «[…] en argumentant que dans ces périmètres de production (très) intensive (hors-sol), les rendements qu’on peut atteindre sont plus élevés qu’en pleine terre. Ainsi les serres contribueraient-elles aussi à la sécurité alimentaire en cas de nécessité et seraient donc conformes au but du plan sectoriel. Il faudrait donc les autoriser dans les SDA» (op. cit.:51).

Lors de la procédure de consultation précédant l’approbation du PS-SDA par le Conseil fédéral, plusieurs acteurs soulèvent également le problème des SDA consommées par les offices fédéraux pour mener à bien des projets majeurs de compétence fédérale (réalisation des autoroutes, amélioration du réseau ferroviaire, notamment).

[A propos du projet Rail 2000] «… Bernhard Müller [conseiller d’Etat bernois] n’a pas eu de mots assez sévères contre cette Confédération qui pleure pour que les cantons protègent les surfaces d’assolement. Et lorsque les autorités bernoises, prenant l’appel au sérieux, s’apprêtent à prendre les mesures de protection les plus sévères de Suisse, voilà que la Confédération vient et réclame 100 hectares parmi les plus fertiles, pour ce tronçon Mattstetten-Olten dont elle n’a même pas pris la peine d’étudier les répercussions écologiques» (Barrelet 1985b:7).

Le Conseil fédéral tiendra compte de ce type de récrimination dans sa décision d’approbation du PS-SDA (DFJP et DFEP 1992:56). Mais cela sera insuffisant pour garantir une mise en œuvre optimale du PS-SDA. Le rapport d’évaluation l’explicite sans détour:

«La Confédération, les CFF et les cantons doivent montrer plus de retenue dans l’utilisation de SDA pour leurs constructions et installations» (Lüscher 2003:49).

Enfin, les relations entre le PS-SDA et les préoccupations écologiques restent assez ténues. Claude Lüscher relève justement que les SDA ne protègent pas forcément les meilleurs sols sous l’angle de l’environnement et de la biodiversité. Il s’agit au contraire de surfaces qui sont exploitées d’une manière très intensive, avec des charges en polluants pouvant avoir des effets irréversibles (2003:45-46). Des conflits émergent entre SDA et autres intérêts environnementaux comme les compensations écologiques, la renaturation de cours d’eau et la mise en place de mesures efficaces contre les dangers naturels et les crues. Or, la Confédération ne donne pas de cadre clair pour les gérer.

Toutes ces raisons expliquent mieux la teneur de certain propos contenus dans le rapport d’évaluation. Son auteur préconise d’abord une certaine prudence :

«Vu la dynamique de la zone à bâtir, la mise en œuvre du plan sectoriel représente une tâche permanente, où l’objectif d’une garantie définitive ne peut jamais être atteint» (op. cit.:43).

Il recommande ensuite de placer le PS-SDA sous l’égide du développement durable afin de lui redonner un sens et une légitimité.

C’est dans ce contexte qu’il y a lieu de resituer l’inflexibilité nouvelle dont l’ODT fait preuve depuis une dizaine d’années (Guidi8 2015:102), inflexibilité qui semble s’être encore radicalisée à la suite de l’adoption de la révision de la LAT en 2013. Cet office entend faire respecter strictement les critères de définition des SDA. Il interdit aussi tout empiétement sur les SDA si une surface de compensation équivalente n’est pas disponible. Cette attitude est troublante. Elle devient cependant plus compréhensible si elle est justement mise en relation avec la lutte contre l’étalement urbain et son corollaire, l’injonction à la densification. En refusant de rediscuter les critères, afin par exemple de chercher à mieux inclure les préoccupations environnementales, l’ODT semble vouloir s’assurer que les SDA ne changeront pas d’emplacement. Il paraît essentiel en effet que les quotas cantonaux ne puissent être ripés ailleurs dans la SAU, voire sur d’autres surfaces protégées par d’autres lois. Ainsi, les SDA peuvent continuer à fournir un argument de poids pour contenir l’urbanisation partout où cette dernière ne peut s’étendre qu’à leur détriment parce que, précisément, elles sont déjà adjacentes. Cette attitude serait donc le meilleur révélateur du glissement effectif qui est intervenu quant à la finalité du PS-SDA. L’agriculture et l’approvisionnement du pays seraient passés au second plan au profit de l’AT et d’une définition normative de l’utilisation «mesurée» du sol (Ruegg 2015).

Cette attitude n’est pas sans risque. Elle est susceptible d’enclencher un phénomène de report qui contribue, à une autre échelle géographique, à poursuivre le mitage du territoire (Ruegg et al. 2014; Castel 2007). L’urbanisation est repoussée ailleurs, là où la marge de manœuvre des autorités est plus importante. Pour contrer cet effet pervers, la tâche est colossale. Il faudrait accélérer les procédures d’octroi des permis de construire en milieu urbain en réduisant substantiellement les droits attachés à la garantie de la propriété (droits d’opposition et de recours, notamment). Il faudrait développer une politique du logement à même de prévenir les effets socialement négatifs du processus de gentrification. Il faudrait sans doute aussi un acteur public davantage investi pour appuyer les promoteurs immobiliers dans la réalisation rapide des fameuses friches industrielles et/ou ferroviaires. Et puis, il faudrait alors encore un acteur public capable de réorienter les flux financiers nécessaires à la réalisation de l’ensemble des sites jugés stratégiques dans les principales villes suisses.9 Bref, autant de mesures interventionnistes qui semblent peu compatibles avec le libéralisme ambiant et que l’ODT n’a jamais vraiment revendiquées.

Ce «jusqu’au-boutisme» de l’ODT est-il tenable? Cela semble être la conviction de cet office. Dans son communiqué de presse du 13 avril 2016 annonçant le début des travaux du groupe d’experts mandaté pour réviser le PS-SDA, il attend en tout cas que ce dernier en sorte renforcé. Le dernier développement proposé ici ne cherchera pas à répondre à cette question. Il vise plutôt à présenter et discuter les enjeux associés à quelques pistes proposées à Genève, pour redonner de la marge de manœuvre aux cantons qui sont aujourd’hui confrontés aux limites imposées par une gestion stricte du PS-SDA.

Vers de nouvelles marges de manœuvre?

Le canton de Genève est directement concerné par les tensions liées à la mise en œuvre du PS-SDA. En avril 2015, le Conseil fédéral a adopté une nouvelle mouture du «Plan directeur cantonal 2030» qui est conforme aux exigences contenues dans la LAT révisée. Cette approbation est toutefois limitée dans le temps. L’ODT estime en effet qu’au-delà de 2023 le canton de Genève ne sera plus en mesure de maintenir son quota de surfaces d’assolement en raison de l’emprise sur les meilleures terres agricoles de la croissance urbaine prévue jusqu’en 2030. Cette décision est intéressante. Quelques mois auparavant en effet, ce même ODT avait accepté de soutenir financièrement le projet d’agglomération franco-valdo-genevois dit du «Grand-Genève». Ce dernier recouvre, grosso modo, le bassin de vie transfrontalier de l’agglomération genevoise. Or les intentions contenues dans le «Plan directeur cantonal 2030» traduisent, pour une bonne part, les engagements pris par le canton de Genève à l’égard du territoire de projet du «Grand-Genève». Il comprend notamment deux mesures clefs: la réalisation d’une nouvelle ligne de chemin de fer franco-suisse pour rabattre sur les transports publics urbains une partie du trafic motorisé des pendulaires et la promesse des autorités genevoises de produire davantage de logements sur sol genevois afin de restreindre justement les effets de débordement qui génèrent le trafic des navetteurs transfrontaliers. Au-delà de l’apparente contradiction de la posture adoptée par l’ODT – elle n’est soluble qu’à la double condition que la densification soit effective et qu’elle n’oblige pas les segments socialement et économiquement les plus vulnérables de la population à déménager ailleurs – il vaut la peine de prendre connaissance de la position du conseiller d’Etat genevois en charge de l’AT. Celui-ci s’inquiétait en 2014 déjà des conflits entre SDA et développement urbain (Roulet 2014:6). Tout en reconnaissant la nécessité de densifier les zones de villas, il insistait sur les difficultés de réaliser cet objectif en raison des nombreuses oppositions et recours qu’il suscitait. Il évoquait aussi la possibilité de gagner de la marge de manœuvre en assouplissant les critères de définition des SDA (inclusion de terrains de golf et de football) et en recourant à la précision offerte par les systèmes d’informations géographiques pour fixer la surface exacte couverte par les SDA. Conscient de l’effet seulement temporaire de ces subterfuges, il plaidait également pour des solutions plus novatrices. La première viserait à introduire une sorte de marché des SDA. Pour maintenir leur quota, les cantons en difficulté, comme Genève et Zurich, pourraient être autorisés à acheter des m2 de SDA à d’autres cantons moins soumis à la pression urbaine. La seconde, plus radicale, permettrait de remettre en question les quotas cantonaux. La Confédération serait invitée à préconiser des solutions différenciées. Dans les cantons qui jouent un rôle clef pour la croissance économique du pays et qui connaissent une forte pression urbaine, la Confédération reverrait leur quota de SDA à la baisse. A l’opposé, elle augmenterait celui des cantons qui sont à la marge de la croissance. Il n’est évidemment pas démontré que ces propositions soient faisables. Mais, dans les deux cas, elles posent un défi au fédéralisme helvétique. Elles consacreraient une spécialisation des territoires qui serait prônée par les pouvoirs publics (et non pas seulement induite par le marché). Cette question est évidemment très sensible politiquement. Elle n’entre en tout cas pas dans les plans de la Confédération qui, justement, veut éviter d’entrer en matière quant à une éventuelle modification des quotas de SDA que les cantons doivent respecter. En conclusion, ces pistes, aussi attractives soient-elles sur le papier, demeurent très incertaines. Il sera donc très intéressant de suivre les travaux du groupe d’experts chargé de réviser le PS-SDA. Parviendra-t-il vraiment à le renforcer en confirmant le bien-fondé de l’attitude très déterminée de l’ODT? A ce stade, cette interrogation reste sans réponse. Mais il y a lieu de retenir l’étroitesse de la marge de manœuvre disponible pour poursuivre la mise en œuvre du PS-SDA. Les développements qui précèdent aident alors aussi à mieux comprendre que son avenir est peut-être en jeu. Comme l’affirmait Claude Lüscher, peut-être de manière prémonitoire, «Le danger existe que l’on ‹jette le bébé avec l’eau du bain› et que le plan sectoriel disparaisse de l’agenda politique» (2003:43).

En effet, le PS-SDA n’a pas été conçu pour lutter contre l’étalement urbain et il ne va pas de soi de lui confier cette mission sans revoir et réviser ces fondements, le cas échéant.


But du plan sectoriel (DFJP et DFEP 1992:3)

Le plan sectoriel SDA vise à garantir des sources d’approvisionnement suffisantes dans le pays au sens de l’article premier, 2e aliéna de la loi fédérale du 22 juin 1979 sur l’aménagement du territoire (LAT). Il constitue, du point de vue territorial, une condition préalable à l’établissement d’un plan d’approvisionnement.

Autres buts visés par le plan sectoriel
Parallèlement, le plan sectoriel SDA soutient, de manière directe ou indirecte, la concrétisation d’autres objectifs généraux de la politique d’organisation du territoire, à savoir :
- la protection quantitative des sols
- la préservation à long terme des bonnes terres cultivables
- le maintien d’espaces verts entre les constructions
- le potentiel de régénération du paysage
- la défense générale

Coordination du plan sectoriel avec d’autres buts
En outre, il importe que le plan sectoriel SDA soit harmonisé avec une série d’objectifs de la politique d’organisation du territoire, notamment:
- les possibilités de développement des constructions
- le besoin de surfaces destinées aux infrastructures
- la préservation des bases naturelles de la vie, des surfaces de compensation écologique et des paysages proches de l’état naturel
- la protection contre les dangers naturels


Notes

1. Les directives techniques (art. 15, al. 4 LAT) élaborées par la Confédération et les cantons pour calculer la surface des terrains à classer en zone à bâtir en constituent un exemple probant. Faisant suite à l’acceptation de la révision de la LAT, elles donnent les clefs pour déduire le nombre de m2 de zones à bâtir à accorder aux cantons et aux communes, selon une typologie des communes et selon des scénarios de croissance démographique établis par l’Office fédéral de la statistique (OFS).

2. Le montant global de 450 000 ha est fondé sur le Plan alimentaire suisse pour les périodes d’importations perturbées (DFJP et DFEP 1992 : 3-4). En 1992, il représente plus du 10 % de l’ensemble de la superficie du pays et environ 40 % de la surface agricole utile.

3. Pour être précis, il y a tout de même lieu de préciser que les SDA sont nommées d’une manière explicite et détaillée dans l’Ordonnance sur l’aménagement du territoire de 1986 (art. 16 à 20 OAT) qui définit ce qui est attendu de la part des cantons pour qu’ils veillent à garantir leur quota de SDA.

4. Barrelet fait ici référence à la problématique du surdimensionnement des zones à bâtir. Les cantons seraient trop peu nombreux à faire respecter l’article 15 LAT qui exige que seuls les terrains nécessaires à la construction pour les 15 ans à venir soient affectés à la zone à bâtir.

5. Toutes les informations importantes relatives au PS-SDA sont aujourd’hui disponibles sur le seul site Internet de l’ODT.

6. Claude Lüscher est membre du bureau privé Arcoplan. Il est l’auteur du rapport d’évaluation qui fut placé sous le pilotage d’une collaboratrice de l’ODT. Deux représentants de l’OFAG sont intervenus en appui.

7. Les valeurs relatives à la SAU sont estimées à partir des données 2015 de l’OFS.

8. En 2006, l’ODT publie une aide à la mise en œuvre des SDA (ARE 2006). Dans son mémoire de maîtrise, Guidi suggère alors que ce document n’offre qu’une réponse très partielle aux interrogations soulevées par le rapport d’évaluation (Lüscher 2003). De manière surprenante, les changements intervenus dans les années 1990 au niveau de la politique agricole n’y sont même pas mentionnés (Guidi 2015 : 103).

9. Theurillat et al. (2016) montrent en effet que ces flux tendent à être concentrés aujourd’hui dans la métropole zurichoise.


Bibliographie
Agence de presse AIR. 1986. « Terres agricoles du Jura : Villes encerclées ». 24 heures du 10 avril 1986, page 9.

 ARE. 2006. Plan sectoriel des surfaces d’assolement SDA : aide à la mise en œuvre 2006. Berne : ODT-ARE.

ATS (Agence télégraphique suisse). 1992. « Terres cultivables : 440 000 hectares à ne pas bétonner ». 24 heures du 14 avril 1992, page 11.

Barrelet D. 1985a. « Réviser la loi sur l’aménagement du territoire : Une nécessité pour Mme Kopp ». 24 heures du 31 décembre 1985, page 7.

Barrelet D. 1985b. « Rail 2000, les opposants montent aux barricades ». 24 heures du 8 octobre 1985, page 7.

Castel J.-C. 2007. De l’étalement urbain à l’émiettement urbain : deux tiers des maisons construites en diffus. Annales de la recherche urbaine, 102 : 89-96.

Cogato Lanza E. 2009. La bataille des champs. Agronomie et planification du sol suisse dans les années 1940. In Les experts de la Reconstruction. Figures et stratégies de l’élite technique dans l’Europe d’après 1945, édité par P. Bonifazio et E. Cogato Lanza:73-90. Genève : Métis Presses, coll. vuesDensemble.

 DFJP et DFEP. 1992. Le plan sectoriel des surfaces d’assolement (SDA) : surface totale minimale d’assolement et sa répartition entre les cantons. Berne : Département fédéral de justice et police (DFJP), Office fédéral de l’aménagement du territoire et Département fédéral de l’économie publique (DFEP), Office fédéral de l’agriculture.

Guidi E. 2015. Plan sectoriel des surfaces d’assolement : évaluation de l’efficacité d’un outil de protection des terres agricoles face à l’urbanisation. Lausanne : GSE (mémoire de maîtrise, MSc en géosciences de l’environnement).

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