Agir dans les centres an­ciens

Propos recueillis par Stéphanie Sonnette

Association de conseil aux villes et aux communes pour l’aménagement du territoire, EspaceSuisse (anciennement VLP-ASPAN) connaît bien les difficultés des villages et des petites villes en déprise démographique, qu’elle aide et accompagne dans leurs projets de revitalisation des centres et de rénovation du bâti. Entretien avec Alain Beuret, architecte conseil chez EspaceSuisse. 

Date de publication
22-11-2018
Revision
04-12-2018

Tracés : Les situations des communes en déclin démographique sont très différentes selon que l’on se trouve en montagne ou en plaine, en zone touristique ou dans des secteurs désindustrialisés. Avec vos nombreux retours d’expérience, pourriez-vous nous dire quels sont les principaux enjeux auxquels ces communes ont à faire face?
Alain Beuret: C’est effectivement très différent selon les villages, mais les sujets récurrents sont liés aux centres des localités, au trafic de transit et au patrimoine. Avant la révision de la LAT, certaines communes ont trop construit à l’extérieur, parfois sans réels besoins, et certains bâtiments des centres se sont retrouvés dans des situations d’abandon dramatiques. Le manque de vie associative ou de lieux d’identification, comme des cafés, figure aussi parmi les préoccupations des habitants.
Souvent, les petites communes n’ont pas de stratégie territoriale. Elles prennent les projets comme ils viennent. Cette forme d’«opportunisme» se comprend dans ces territoires où il y a peu d’activité, même si certains projets peuvent complètement bouleverser l’«écosystème» du village. Je pense par exemple au complexe de tourisme Swiss Holiday Park à Morschach dans le canton de Schwytz, qui est certes une chance pour la commune au niveau économique, mais qui a aussi causé du tort aux restaurateurs locaux1.
L’idéal serait que les communes aient une stratégie et des politiques foncières actives, qu’elles saisissent les opportunités d’acheter des biens et d’investir dans leur rénovation. Mais elles ne savent pas toujours comment agir, elles manquent de moyens et sont souvent dépassées par la complexité des problèmes. C’est notre rôle de les accompagner dans ces réflexions et de les conseiller. 

Pour les populations habitantes, souvent vieillissantes, quelles peuvent être les politiques d’accompagnement, en termes de structures d’accueil, de services, de transformation des logements?
Je viens du Jura où se posent les questions du vieillissement de la population et de la disparition des services médicaux. On ne pourra malheureusement pas garder une poste, un magasin, un docteur dans tous les villages, mais il faudrait que les communes se coordonnent. Elles ont souvent l’impression de subir des décisions venues d’en haut et de ne pas avoir leur mot à dire. Elles ont par exemple peu de prises sur la stratégie de la Poste ou des transports publics, et c’est la même chose avec les médecins. En regroupant les forces et en définissant une stratégie commune à l’échelle régionale, les petites communes peuvent guider l’évolution des services à la population de manière plus efficace. Le Groupement suisse pour les régions de montagne (SAB) a mené ces trois dernières années une recherche intéressante à ce sujet dans le cadre d’un projet Interreg2.

Dans les régions de montagne, les communes peuvent avoir un potentiel de développement touristique, mais on imagine qu’en plaine, elles connaissent les mêmes problèmes de déclin démographique sans pour autant avoir les mêmes perspectives...
Oui, c’est typiquement le problème de la région frontalière de plaine de l’Ajoie dans le nord-ouest du Jura. A Porrentruy par exemple, une ville de 7000 habitants en stagnation démographique, avec une très grande vieille ville, la question s’est posée de réhabiliter le centre ancien et de le valoriser pour attirer une nouvelle population. La ville ne manque pas d’appartements mais ce sont souvent des petits logements bon marché dans lesquels les gens ne restent pas. Entre 2009 et 2012, un programme a été mis en place par le Canton et la Commune, avec le soutien de la Confédération3 pour aider les propriétaires à rénover leurs biens et à créer de nouveaux appartements qui correspondent à la demande, en misant sur la qualité architecturale. Un architecte-urbaniste communal a conseillé les propriétaires qui ont bénéficié d’une subvention cantonale et communale pouvant atteindre 40 000 fr. par objet. Le bilan est très positif : 20 réalisations, 70 appartements créés en 4 ans, avec des typologies très variées, depuis les petites surfaces jusqu’aux duplex avec terrasse donnant sur la rivière. A terme, le canton du Jura aimerait pérenniser ce système et le généraliser à toutes les communes, en le finançant avec le prélèvement de la plus-value qui sera obligatoire d’ici avril 2019 pour toute mise en zone ou extension de zone à bâtir (article 5 de la LAT révisée)4. Ce serait une manière intéressante de financer les études de projets pour des régions qui n’ont pas d’argent.

Quels types de services et d’expertises proposez-vous aux petites communes?
Nous avons constaté que les petites communes, même celles qui sont membres d’EspaceSuisse, ne font pas toujours appel à nous lorsqu’elles rencontrent des difficultés dans l’aménagement de leur territoire. Nous avons réfléchi à de nouveaux moyens d’aller vers elles pour leur proposer notre aide, apporter un regard externe et une expérience sur ces questions de revitalisation des centres. 

Jusqu’à présent, nous proposions deux types d’outils: les «analyses de ville», ciblées sur la question du commerce de détail dans les centres, et les «stratégies de valorisation», un processus participatif pour définir une stratégie commune. Ces deux outils fonctionnent bien5 mais ils ont un coût: 10 000 fr. pour l’analyse, 40 000 fr. pour la stratégie, ce qui reste raisonnable pour les villes, mais beaucoup moins pour une petite commune. Nous avons donc réfléchi à un outil plus adapté et moins coûteux et nous avons créé les «ateliers villages», dont le premier a eu lieu il y a quelques semaines à Wilderswil dans le canton de Berne6.

Concernant plus spécifiquement le patrimoine bâti, sa rénovation, son occupation, avez-vous également des outils ciblés?
Nous avons effectivement un autre outil destiné à aider les propriétaires à définir une stratégie pour leurs bâtiments: l’«analyse d’immeuble»7. Dans les régions périphériques à faible dynamique immobilière, les propriétaires n’investissent plus dans leurs biens à cause du risque financier. Ils ne savent pas toujours quel type d’affectation ou de programme ils pourraient installer, et pour qui, dans les rez-de-chaussée ou dans les étages. L’outil «analyse d’immeuble» est là pour faciliter leur prise de décision.

Le canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures a été le premier à se lancer, il y a 10 ans. Aujourd’hui, 170 bâtiments ont été rénovés et l’analyse d’immeubles est inscrite dans la loi appenzelloise sur les constructions. C’est devenu un instrument cantonal de promotion de la réhabilitation du patrimoine. D’autres régions l’utilisent aussi comme le Toggenburg, Uri, Thurgovie, et maintenant Porrentruy ou Bienne. Dans ces régions, de nombreux propriétaires sont âgés et un peu dépassés par la diversité des enjeux et des interlocuteurs : les services du patrimoine, les communes, les banques... Toutes ces contraintes additionnées les conduisent plutôt à ne rien faire et à attendre. L’outil «analyse d’immeuble» peut les aider. Un architecte indépendant implanté localement et formé à l’outil se rend sur place, fait un diagnostic du bâtiment, une évaluation financière de la rénovation et des esquisses sommaires. Il réalise également un calcul de rentabilité - tenant compte des loyers encaissés aujourd’hui et des loyers potentiels – qui s’avère parfois négatif. C’est une étude de faisabilité, et non un avant-projet, qui peut aider à débloquer certaines situations. 

Pour que l’analyse soit efficace, il faut avoir une vision locale, être sur place, sensible au patrimoine, bien connaître le contexte et les prix du marché. EspaceSuisse a ainsi conclu des contrats avec des organismes porteurs régionaux ou cantonaux. Le Toggenbourg par exemple s’est constitué en région et coordonne au niveau local ces analyses d’immeubles. Les propriétaires ont donc affaire à un seul référent qui gère les contrats, paie les factures aux architectes et assure le suivi pour que le canton ou la région puisse évaluer. L’analyse coûte en tout 6000 fr., mais le propriétaire ne paie qu’une partie de ce montant, le solde étant pris en charge par le canton et/ou la commune. Ces dispositifs sont très appréciés ; s’ils sont gratuits ou accessibles à un coût raisonnable, les gens les utilisent. Le but, c’est de trouver les bonnes solutions par un dialogue plutôt qu’en énonçant juste des contraintes.

Comment les mesures de protection du patrimoine sont-elles prises en compte dans ce type de démarche? Peuvent-elles constituer un obstacle à la rénovation, ou à la démolition? 
Oui, c’est pour ça que l’analyse d’immeubles est un outil intéressant. Si à l’issue de l’analyse, l’opération ne s’avère pas rentable, on peut démontrer qu’économiquement le bâtiment ne peut pas être sauvé et envisager sa démolition.

Après, chaque canton a ses propres règlements et sa propre conception du patrimoine. Dans le canton de Thurgovie, c’est le service de la conservation des monuments, et non celui de l’aménagement du territoire, qui coordonne l’analyse d’immeubles. Il utilise cet outil comme base de discussion avec les propriétaires. Et si la valeur d’un bâtiment est en dessous de zéro, mais qu’il présente quand même un intérêt patrimonial et qu’on veut le sauver, le service peut aller jusqu’à subventionner la rénovation.

Tout est question de pesée d’intérêts en matière de patrimoine. On ne peut pas tout sauver et tout protéger au même niveau. C’est à la fois une question économique et une question patrimoniale. Il faut essayer de trouver le meilleur compromis.

La loi sur les résidences secondaires8 peut-elle aller dans le sens d’un réinvestissement des centres?
C’est une bonne question. Franchement, je ne sais pas. C’est encore une fois très différent d’une région à l’autre. Cette loi a été pensée pour les stations des Alpes, où les locaux ne trouvaient plus à se loger. Mais dans le Jura par exemple, les résidences secondaires sont nombreuses sans que cela pose réellement un problème. Je pense à Rocourt en Ajoie : dans ce petit village, la population baisse, mais il n’y a pas de vacance. Les résidences secondaires s’installent dans des bâtiments historiques ou anciens réhabilités et leurs propriétaires viennent tous les week-end et consomment sur place, ce qui va sans doute aider à faire vivre le centre. C’est très différent de ce qui se passe en Valais, où la spéculation immobilière, avec tous ces lits froids, a contribué à tuer les centres.

Ceci étant, le tourisme peut être une solution dans des endroits en fort recul démographique. Dans le Tessin, le village de Corippo, la plus petite commune de Suisse qui n’a plus que 12 habitants, envisage de créer un albergo diffuso, en transformant progressivement les bâtiments vides en logements de vacances, avec une réception centralisée dans le café du village. Les habitants ont créé une fondation pour porter ce projet et chercher des fonds9. C’est un bel exemple de mobilisation de la population, qui est aussi indispensable pour faire bouger les choses dans ces territoires. 

 

Notes

1. Une étude de l’Office fédéral du développement (ARE) a montré qu’après une première phase de cohabitation difficile, les commerçants et les restaurateurs du village avaient repositionné leur offre et que le bilan après quelques années était finalement positif.

2. Le projet INTESI vise à améliorer la coordination horizontale (multisectorielle) et verticale (multi niveaux) dans le domaine du service universel. Il a été mené dans tout l’espace alpin par plusieurs pays sous la houlette du SAB 

3. Projets-modèles pour un développement territorial durable 2007-2011 pilotés par l’Office fédéral du développement territorial (ARE).

4. Au sens de la loi sur l’aménagement du territoire révisée, les cantons sont tenus d’établir un régime de compensation permettant de tenir compte équitablement des avantages et des inconvénients majeurs qui résultent des mesures d’aménagement. Lorsqu’un terrain passe de la zone agricole à la zone à bâtir, sa valeur augmente. La LAT prévoit que la commune ou le canton prélève 20 % minimum sur la plus-value réalisée lors de la construction ou de la revente. 

5. EspaceSuisse et son réseau d’experts ont réalisé à ce jour une cinquantaine d’analyses de villes et une vingtaine de stratégies de valorisation.

6. L’atelier a porté sur l’avenir du centre village après la mise en service d’une route de contournement actuellement en projet. Des propositions stratégiques ont ensuite été rédigées sur la base des débats et discutées avec l’exécutif communal.  

7. L’analyse d’immeuble est un outil d’évaluation standardisé du bâti ancien créé en 2006 par Urs Brülisauer, cofondateur du «Réseau vieille ville», aujourd’hui rattaché à EspaceSuisse.

8. La loi sur les résidences secondaires du 20 mars 2015, entrée en vigueur le 1er janvier 2016, interdit la construction de nouvelles résidences secondaires dans les communes ayant un taux de résidences secondaires supérieur à 20 %. 

9. www.fondazionecorippo.ch

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