Le Par­king se­lon Her­zog & de Meu­ron

Tout comme pour Frank Lloyd Wright et le Guggenheim Museum de New York, dont la rampe en spirale a été reprise du projet non réalisé the Gordon Strong Automobile Objective and Planetarium, la voiture a inspiré aux architectes Herzog & de Meuron l’une de leurs œuvres les plus radicales et stimulantes de ces dernières années, le garage du projet 1111 Lincoln Road à Miami Beach

Date de publication
29-01-2013
Revision
23-10-2015
Cedric van der Poel
Codirecteur d'espazium.ch, espace numérique des éditions pour la culture du bâti

Dans son histoire de l’architecture des parkings1, Simon Henley relève que de grands noms de l’architecture se sont penchés sur cette infrastructure, qui fut symbole de modernité et reste aujourd’hui considérée comme un mal nécessaire devant être caché. De nombreux projets, qui élevaient le parking au rang de véritable objet architectural, sont restés au stade de croquis, comme le parking survolant la Seine imaginé par l’architecte Russe Konstantin Melnikov en 1925 ou encore, la même année, le Gordon Strong Automobile Objective and Planetarium de Frank Lloyd Wright2
L’archétype du parking est ainsi resté cette boîte en béton, refermée sur elle-même, lieu dangereux et symbole, dans de nombreux films, du dysfonctionnement de la société. C’est de l’une des tours du Trinity square car park de Gateshead3, symbole bâti de la corruption, que Jack Carter, héros du film Get Carter, se débarrasse de l’entrepreneur véreux Cliff Brumby. Ou encore, à la fin du film de Cronenberg Shivers, c’est du parking souterrain de l’immeuble de Mies van der Rohe que les protagonistes vont répendre l’étrange mal dont ils souffrent sur l’ensemble des habitants de Montréal.
Certaines réalisations ont pourtant essayé de bousculer cet archétype. L’une des plus connues est sans doute le Marina City de Chicago, dont les deux tours ornent la couverture de l’un des meilleurs albums de rock Yankee hôtel Foxtrot. Pensé par l’architecte Bertrand Goldberg en 1959 et terminé en 1964, ce complexe au programme mixte est formé de deux tours d’une hauteur de 179 mètres et de 65 étages dont les 19 premiers forment un parking en spirale, ouvert sur l’extérieur et qui propose 896 places gérées par un service de voiturier. 

1111 Lincoln Center

Plus récemment, le bureau bâlois Herzog & de Meuron s’est également attaqué à cette infrastructure en réalisant en 2010 une œuvre architecturale radicale qui pourrait bien devenir un « bâtiment manifeste », tant il révolutionne la conception du parking. En effet, dans le projet 1111 Lincoln Center, du nom de l’adresse où il se trouve à Miami Beach en Floride, le parking conçu par Jacques Herzog, Pierre de Meuron et Christine Binswanger, assume sa fonction en toute transparence, sans chercher à cacher ce qui constitue sa raison d’être, les voitures. De plus, considéré par les architectes comme un équipement public, au même titre qu’un aéroport ou une gare ferroviaire, il a été conçu comme un véritable espace collectif.
En 2005, Robert Wennett, un entrepreneur immobilier spécialisé dans les opérations de gentrification – il a notamment participé à la réhabilitation du quartier des anciens abattoirs à Manhattan où se trouve le High Line Park – achète le bâtiment de la SunTrust Bank et son parking adjacent. Cette banque, construite en 1968 dans le plus pur style brutaliste, est située à l’intersection de Lincoln et Alton Roads à Miami Beach. Ce quartier a connu diverses fortunes depuis les années 1950, décennie durant laquelle il décline. Réaménagé en promenade piétonne commerciale par Morris Lapidus4 en 1960, il connaît un léger sursaut avant d’éprouver une nouvelle période creuse dans la deuxième moitié des années soixante, notamment due aux nombreuses manifestations et émeutes raciales. Depuis la fin des années 1990, l’ouverture de nombreuses enseignes de gamme moyenne et la résurrection de South Beach, la pointe de la péninsule, redonne à Lincoln Road une nouvelle vitalité commerciale. 

Régénération urbaine

C’est dans ce contexte que l’entrepreneur décide de procéder à une opération de reconstruction urbaine ou, comme il aime le décrire lui-même, un travail de « régénération ». Plutôt que de faire tabula rasa, il choisit de conserver le bâtiment et demande au bureau bâlois de transformer l’ancienne banque en un programme mixte avec des commerces au rez-de-chaussée et des bureaux aux six étages supérieurs. Le programme commandé comprend également la construction d’un nouveau bâtiment pour relocaliser la banque et y intégrer du logement, ainsi que l’édification d’un nouveau parking sur l’ancien. 
C’est dans ce dernier bâtiment que tout le talent des bâlois et leur capacité à lire et comprendre le contexte vont s’exercer. Ils posent comme condition initiale à la réalisation de l’ensemble du projet la possibilité d’ériger le parking aussi haut que les 40 mètres de l’ancienne banque, et ce malgré les restrictions légales du zoning en vigueur à Miami Beach. Ces dernières ne permettaient pas à la nouvelle structure de s’élever au-delà de 22 mètres (2/3 de la hauteur de l’ancienne banque) et imposaient un coefficient d’utilisation du sol (COS) maximal. Dans une interview donnée à Vanity Fair, Christine Binswanger explique qu’il était nécessaire de réaliser un bâtiment aussi volumineux et haut que son voisin : « La clé est le contraste : des bâtiments de volumes presque identiques et de matériaux similaires jouant l’un contre l’autre – un bâtiment ouvert et l’autre totalement fermé »5. Après des négociations auprès des autorités compétentes, Wennet obtient le droit de gagner de la hauteur mais sans augmenter le COS. De ces contraintes résulte une magnifique structure architecturale de sept étages, formés de dalles relativement fines en béton coulé sur place. Ces dernières sont posées de manière légèrement décalée sur des piliers triangulaires d’épaisseurs différentes placés irrégulièrement. Cette composition donne une impression d’instabilité qui le rend fragile et dynamique en dépit de sa massivité. De l’extérieur, aucun mur ne vient cacher les voitures parquées sur l’une des 300 places réparties sur six étages, le premier étant dédié à des magasins à la mode (Nespresso, une librairie Taschen, …). Ce sont de simples barrières de câbles métalliques qui séparent les voitures du vide. Ce dispositif, imperceptible de loin, théâtralise les automobiles qui semblent avoir été déposées délicatement, presque en équilibre, sur le bord des dalles. Des passerelles relient les deux bâtiments qui dialoguent en effet par contraste (nouveau-ancien, ouvert-fermé) mais aussi par l’uniformisation du design des rez-de-chaussées commerciaux et le travail paysager de Raymond Jungles.
Au sommet, Robert Wennet s’est fait construire son penthouse qui surplombe la ville. 

Un espace collectif

Dans un article paru en 2007 sur la ville malléable, le géographe Luc Gwiazdzinski milite pour la prolifération des espaces collectifs qu’il définit comme « [...]l’ensemble des lieux ouverts à tous. Ils sont généralement sous la responsabilité de collectivités publiques mais aussi d’établissements de droit privé. Ils sont le plus souvent en plein air, mais peuvent être partiellement ou totalement couverts. Ce sont à la fois des espaces formels, espaces en creux, définis par les bâtiments qui les bordent et des espaces de vie et de socialisation où se déroulent les activités propres à la vie collective d’une ville. L’espace collectif est le lieu organique essentiel de la cité, son âme. (...) Il s’agit de lieux de circulation et de stationnement, équipements collectifs, transports publics, abords d’équipements, espaces verts, espaces culturels, espaces commerciaux, espaces résiduels, espaces semi-publics, espaces électroniques, espace vertical »6. Le parking 1111 à Miami répond à cet élargissement de la définition de l’espace public. Ici, la mixité du programme n’est pas un dogme, elle est au service du bâtiment. La contrainte programmatique imposée par le COS a obligé les architectes à jouer avec la hauteur des étages qui varie du simple au triple, permettant ainsi l’installation d’un magasin de vêtements trendy au cinquième étage ou l’organisation d’événements au septième. Si sa fonction première reste le stationnement des voitures, ce bâtiment, aussi paradoxal que cela puisse paraître pour un parking, invite à la déambulation, à la contemplation et même à l’activité physique (il n’est pas rare de voir s’y donner des cours de fitness). Ouvert, l’escalier magistral guide le piéton au travers des sept étages où les différentes perspectives sur la ville sont cadrées par les formes variées des piliers. Les détails soignés – aucun tuyaux apparents, uniquement de la lumière indirecte, une signalétique travaillée ou encore un système anti-incendie invisible – font de ce parking un véritable lieu de vie et de sociabilité. Une œuvre d’art de la jeune artiste polonaise Monika Sosnowska renforce l’attractivité piétonne du bâtiment pourtant dévolu aux quatre roues. 
Si le temps dira dans quelle mesure le souhait du promoteur de laisser un héritage se réalisera, les architectes suisses ont quant à eux bel et bien bouleversé l’archétype du parking. Bien plus qu’un espace de transition ou un non-lieu, à l’instar de la majorité de ces infrastructures, ce bâtiment est un décor urbain remarquable et modulable sur lequel viennent se jouer des scènes de vie quotidienne. Il est devenu, depuis sa finalisation en 2010, une adresse incontournable tant pour les habitants de Miami Beach que pour les touristes. 
Mais, au-delà du côté iconique que la réalisation semble avoir acquis en Floride, elle donne quelques réponses aux questions fondamentales que se posent bon nombre d’autorités publiques suisses sur la densification, la mixité fonctionnelle, la verticalité et le réaménagement des zones industrielles et de développement mixte. Espérons qu’elle inspire d’autres architectes et planificateurs.

 

Notes

1. Simon Henley, The Architecture of Parking, Thames & Hudson, London, 2009


2. Paul Goldberger, «WheelHouse, Herzog and de Meuron reinvent the parking garage», in: The New Yorker, 9 août, 2010. 


3. Terminé en 1967 par Rodney Gordon pour le bureau d’Owen Luder, ce monument brutaliste intégrant un shopping centre et un parking de plusieurs étages a été détruit en 2010.


4. Le nom de l’architecte Morris Lapidus est étroitement lié à l’histoire de Miami Beach. Il est l’auteur de très nombreux hôtels de luxe dont le style flamboyant et iconoclaste lui a valu de très nombreuses critiques mais aussi l’admiration de ses pairs, notamment Denise Scott-Brown ou encore Rem Koolhaas. Il est mort à l’âge de 98 à Miami Beach. 


5. Matt Tyrnauer, «They Paved Paradise and Live in a Parking Lot», Vanity Fair, february 2012 (traduit par l’auteur)


6. Luc Gwiazdzinski, «Redistribution des cartes dans la ville malléable», Espace populations sociétés [En ligne], 2007/2-3 | 2007

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