Le des­sin comme cri­tique de l'es­pace

Propos recueillis par Marc Frochaux

A côté des expériences spatiales de toutes sortes qui marquent la Biennale 2018, le pavillon du Japon fait figure d’exception. En réunissant une quarantaine de dessins relevant d’une «ethnographie architecturale», la commissaire principale Momoyo Kaijima (Bow-Wow) en collaboration avec Laurent Stalder et Yu Iseki, donnent une définition de ce savoir bien spécifique que l’architecte peut employer pour porter un regard critique sur son environnement.

Date de publication
18-07-2018
Revision
25-07-2018

TRACÉS : Le pavillon du Japon réunit 42 dessins qui sont autant de contributions extrêmement précieuses. Comment et selon quels critères les avez-vous rassemblés?
Momoyo Kaijima (M. K.) : L’exposition présente un mélange de dessins connus, de travaux réactualisés et de réponses spécifiques à une recherche commencée l’année passée. Nous en avons récolté environ 200 et établi sur cette base notre sélection qui se décline en quatre catégories principales : des dessins sur l’architecture ; des dessins pour l’architecture (des document de travail, des méthodes de construction) ; des dessins autour de l’architecture (une vision périphérique qui inclut les usagers) ; enfin, des dessins qui documentent l’interrelation de l’architecture avec son environnement.

Laurent Stalder (L. S.) : Il y a différents échelles, formats et temporalités de l’architecture. Nous nous focalisons sur tout ce qui se passe avant, après ou autour du processus traditionnel de construction. Il ne s’agit donc pas de dessins dans cette définition datant de la Renaissance, la translation d’une idée vers un bâtiment. Ils sont une cartographie des connaissances propres à différents aspects de la discipline qui conduisent au design, au processus de conception.

Il y a très peu de perspectives centrales dans l’exposition, un type de dessin qui implique un sujet observateur unique, le point de vue qui accompagne l’expérience d’un individu solitaire. Au contraire, on trouve presque uniquement des dessins en deux dimensions ou des perspectives axonométriques, qui induisent une vue d’ensemble, objective, partagée.
M. K. : Certains dessins ont un point de fuite unique, mais la plupart essaient d’expliquer une situation depuis une distance lointaine puis utilisent une dizaine de dessins plus précis, avec un point de vue spécifique, afin de montrer les différents composants d’un problème, voire les différentes manières de l’appréhender. C’est donc un point de vue multiperspectiviste : singulier mais répété sous différents angles. Avec ce type de technique, on montre non pas un regard personnel sur une situation, mais au contraire une certaine ouverture entre sujets et objets, un regard partagé entre différentes personnes.

L. S. : Cette méthode permet de montrer différentes réalités qui fabriquent un environnement. On trouve par exemple des combinaisons entre élévations et plans ou des dessins composés d’une série de coupes-perspectives qui montrent une succession de points de vue par différents sujets. De manière générale, nous parlons de dessins anexacts, ni exacts, ni inexacts : en prenant un point de vue spécifique, ils construisent toujours la rationalité, située entre une Lebenswelt particulière et sa représentation. Il y a une nécessité de montrer la spécificité d’une situation. Cela demande parfois d’employer une ligne plus épaisse qu’elle ne l’est dans la réalité géométrique, d’utiliser une perspective plus profonde, des couleurs ou des transparences inexistantes, voire de produire des dessins inachevés qui se contentent de montrer une partie d’un processus. C’est le cas par exemple des manuels (fig. 3), qui sont nécessairement réducteurs par souci didactique.

Qu’est-ce qui distingue la behaviorology (cette discipline qui étudie les interrelations entre hommes, nature et le bâti) et l’ethnographie architecturale que vous investissez dans le pavillon du Japon?
L. S. : A mon avis, la behaviorology est surtout orientée vers votre travail, Momoyo, au sein de l’Atelier Bow-Wow. C’est le point de vue de votre atelier et la traduction d’une recherche personnelle en une théorie générale de l’architecture. L’idée d’une ethnographie architecturale consiste plutôt à rassembler différentes positions ; c’est un catalogue polyphonique. Certains se décrivent comme « environnementalistes », d’autres comme « activistes politiques », ou « typologistes ».

M. K. : Je suis très intéressée par l’ethnographie en général. J’ai écrit sur des ethnographes japonais, qui essaient d’expliquer comment l’architecture et la vie quotidienne interagissent. Dans le cas du Japon, l’ethnographie a été la discipline scientifique qui a permis d’étudier les profonds changements sociaux et économiques d’un pays évoluant vers un Etat industriel moderne1. Les gens ont besoin d’un rapport qui documente comment ces choses surviennent. Bien des ethnographes tentent d’enregistrer ces changements, par le texte ou le dessin, et je les trouve très utiles pour l’architecture, pour comprendre la situation présente. Au Japon, l’européanisation de la société est marquée par la disparition progressive du kimono, son remplacement par des habits occidentaux, elle a un impact sur les manières de s’asseoir et donc sur le mobilier et l’espace, et même sur la pratique consistant à retirer nos chaussures avant d’entrer dans une maison. Les luttes liées à l’occidentalisation se sont donc déroulées aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du foyer. Après la Seconde Guerre mondiale et ses destructions massives, beaucoup d’ethnographes ont tenté d’expliquer comment les gens tentaient de vivre et de reconstruire un habitat de leurs propres mains. C’est l’un des plus beaux documents sur la manière dont les gens vivent avec l’architecture, avec l’espace.

L. S. : Une partie importante de l’exposition consiste à briser cette définition classique, européenne, de l’architecture comme bâtiment, comme objet. Ceci est à mettre en relation avec nos travaux sur les microtechnologies du quotidien. En Europe, cela n’est pas aussi flagrant et radical qu’au Japon, mais nous sommes également envahis – nous avons choisi de l’être – par différents dispositifs qui modifient profondément nos vies, nos comportements et nos façons de faire de l’architecture : l’eau courante, l’électricité, le chauffage, les ascenseurs, etc.

Plusieurs pavillons de la Biennale (notamment la Chine et l’Italie) ont confirmé l’intérêt croissant des architectes pour le territoire rural. Pourtant l’exposition ne met pas en lumière une distinction ville-campagne.
L. S. : En choisissant les projets, nous avons observé que les auteurs ne pensaient pas en termes de catégories quand ils font ce travail d’analyse ethnographique. Ils pensent des situations très spécifiques et tentent de les relier pour comprendre leur rôle dans un réseau plus large. L’Arsenal de l’exclusion/inclusion (fig. 6), qui traite spécifiquement des zones suburbaines dans la société américaine et où vous trouvez des divisions strictes, est pratiquement un contre-exemple. Car dès que vous plongez dans l’un de ces champs, vous découvrez que la complexité de ces interrelations dépasse les définitions habituelles.

M. K. : L’ethnographie apparaît dans différents champs. Je viens de la périphérie de Tokyo, mais j’ai également beaucoup travaillé ces vingt dernières années pour des villages de pêcheurs, notamment à leur reconstruction après les catastrophes. Les personnes habitant les zones rurales et urbaines entretiennent une relation si forte avec leur territoire, sur le plan économique, mais également sur le plan environnemental – à l’échelle de la planète entière –, que nous devons penser comment s’articule cette relation. Aujourd’hui, nous observons une croissance de la population des zones urbaines et, inversement, une décroissance en zones rurales, mais leurs habitants, en particulier les personnes âgées, ont un savoir-faire précieux en matière d’habitat, que ce soit dans la construction, l’agriculture, la pêche. Leur mode de vie conserve une certaine forme d’engagement entre hommes et nature, une relation réciproque dont ils ont parfaitement conscience. J’ai rencontré des gens qui travaillaient encore comme pêcheurs jusqu’à 88 ans, alors que dans les zones urbaines, nous voyons tellement de personnes âgées qui ne travaillent plus. Quelle est la différence entre ces deux types de populations ? Je pense que les deux parties devraient mieux se reconnaître, utiliser leur potentiel respectif.

Dans un entretien2, vous expliquez que l’enseignement de l’Atelier Bow-Wow passe par la production de dessins collaboratifs, un exercice engageant une forme d’intelligence collective. Vous parlez pour cette raison d’un régime « démocratique » du dessin. Le dessin peut-il avoir une valeur politique?
M. K. : Oui, et c’est un phénomène intéressant. Ce sont généralement des artistes, des architectes ou des chercheurs qui produisent des dessins de ce genre – que ce soit pour documenter leurs projets ou à destination de la société. Normalement, les architectes sont engagés et payés par un client pour faire des dessins. Mais ici, il s’agit de dessins destinés à l’ensemble d’une société. Bien qu’il s’agisse d’une pratique d’indépendant, ils sont uniquement motivés par l’espoir.

L. S. : La dimension politique du dessin se révèle dans deux aspects : d’abord dans les moyens techniques que possède l’architecte, sa capacité à dessiner ; ensuite parce qu’un dessin précis et rigoureux peut être une prise de position. Non pas en s’orientant vers une idéologie de gauche ou de droite, en prétendant que tel logement social pourra remédier à lui seul au mal-être d’une société, mais simplement en désignant, par le dessin, une réalité, un problème, qui est par nature politique. C’est la façon dont nous comprenons le dessin : par la conviction, d’une part, que l’architecte a un statut autonome – une compétence qui lui est propre – et, en d’autre part, qu’un bon usage de ses outils lui permet de s’engager pour la société.

M. K. : Nous n’avons rassemblé que des dessins qui datent des vingt dernières années, une période marquée par de profonds bouleversements politiques, des guerres et des désastres comme, au Japon, celui de Fukushima. Beaucoup de contributeurs ont donc essayé d’expliquer ce qu’ils ont vu.

Vous faites reposer votre méthode de la behaviorology en partie sur la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour. Celui-ci a appelé à opérer un reset de la modernité il y a deux ans3, signifiant par là qu’il fallait refonder le projet moderne, non plus avec ce regard rationnel, détaché, surplombant, mais désormais en partant du sol, de la Terre et du lien qui nous attache à elle.
M. K. : Nous avons effectivement tenté d’étendre certaines de ses idées aux problématiques propres à l’architecture. En tant qu’architecte, je perçois évidemment tout l’environnement qui accompagne le projet. Dans le cas d’une construction en bois, par exemple : son origine, importé ou local, sa durabilité, les traditions de mise en œuvre, etc. L’industrie de la construction est déjà liée à tellement de champs. L’architecture permet d’illustrer comment ces réseaux agissent sur l’environnement. De nombreux dessins tentent d’expliquer comment l’architecture peut se déployer à l’intérieur de certains champs, comme ces dessins qui montrent comment un bâtiment a été généré par la rencontre entre le travail, la matière et la technique.

Malheureusement, dans la vie réelle, ces réseaux sont invisibles, ils sont masqués par des interfaces, des plans, des emails, des tableurs Excel, etc. Or, l’architecture est toujours un problème tridimensionnel (voire plus, car elle prend en compte le temps), et nous avons besoin de méthodes, de médias pour reprendre conscience de ce qui se passe derrière ces interfaces technologiques. Donc nous devons créer des croisements, des chevauchements entre ces mondes parallèles pour faire naître de meilleures conditions.

L. S. : C’est une idée qui accompagne l’intérêt contemporain des sciences historiques pour le matériel, la provenance des choses, des matériaux, de l’eau, etc. Pour comprendre ce que c’est que de prendre une douche, par exemple, il faut comprendre où se trouve la source, comment fonctionnent les canalisations, les pompes, le filtrage et l’évacuation de l’eau. Latour et les chercheurs qui l’entourent ne sont peut-être qu’une pièce parmi un édifice plus important. Il est intéressant de constater que beaucoup de ces chercheurs se rattachent généralement à des penseurs comme Gilbert Simondon ou Jakob von Uexküll, qui, très tôt, démontraient l’absolue nécessité de construire une pluralité de points de vue sur les choses.

Ces images sont à l’opposé de celles qui pullulent sur les réseaux sociaux et qui n’ont que le rôle d’attirer très rapidement l’attention : il est nécessaire de prendre le temps pour saisir les petites écologies qui y sont représentées…
M. K. : Oui, je pense que les gens pourront prendre leur temps en face de ces dessins, ou à l’intérieur de ceux-ci… C’est nécessaire.

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