Kumbh Mela – Map­ping the Ephe­me­ral ME­GA­CITY

Construire et déconstruire intégralement une cité pouvant accueillir plusieurs millions de pèlerins en quelques mois: c’est le défi auquel étaient confrontés les organisateurs de la Kumbh Mela à Allahabad en 2013. Des chercheurs ont suivi l’intégralité du processus et en tirent des enseignements précieux en matière d’urbanisme.

Date de publication
14-07-2016
Revision
25-07-2016
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Tous les 12 ans, plusieurs dizaines de millions de pèlerins se rendent à Allahabad, où le Gange et la Yamuna se rejoignent pour participer au plus grand rassemblement temporaire au monde, la Kumbh Mela. En plus de l’évènement de Allahabad, des manifestations similaires ont lieu sur trois autres sites sacrés en Inde, à Haridwar, Nashik et Ujjain, conduisant à la tenue d’une fête tous les trois ans.

La réunion qui se tient à Allahabad est clairement la plus importante des quatre: elle dure pas moins de 55 jours et sa dernière édition, qui s’est tenue du 14 janvier au 10 mars 2013, aurait réuni quelque 120 millions de pèlerins ; avec un pic d’affluence de l’ordre de 30 millions de personnes sur le site le 10 février, lors du jour considéré comme le plus propice au bain dans les eaux sacrées. Le mandat implicite non écrit de la Kumbh Mela est de «garantir que tout le monde puisse atteindre le Sangam (lieu du bain) en sécurité et passe un agréable moment au Mela».

L’accueil d’un tel événement ne s’improvise pas et nécessite la mise en place d’importantes infrastructures dans les domaines des transports, de l’hygiène ou de l’alimentation en énergie. A Allahabad, le site investi par les pèlerins, la nagri, présente la particularité d’être totalement inondé par le débordement des rivières pendant la mousson. Aucune infrastructure permanente ne peut donc y être implantée et la topographie du site est radicalement modifiée après chaque crue. Pour les organisateurs du festival, cette situation implique de réaliser puis de démonter une mégacité éphémère de plusieurs dizaines de millions d’habitants sur une période très courte. Chaque douze ans, une nouvelle ville est donc construite pour accueillir les pèlerins. Et disparaître totalement quelques mois après, riche symbole de l’impermanence chère à la religion hindoue.

Publiée aux éditions Hatje Cantz, l’analyse de cette situation hors du commun par des chercheurs venant de divers domaines, sous l’égide du prestigieux Harvard University South Asia Institute, a donné un ouvrage aux approches variées sur une réalité mêlant des impératifs hautement pragmatiques et des faits spirituels.
A Venise, elle était exposée à l’Arsenal.

Secteurs et grille urbaine pour la gestion

La nagri s’étend sur quelque 23,5 km2, de part et d’autre des deux fleuves sacrés. La coordination interne et externe de l’ensemble est supervisée par la Kumbh Mela administration. Le budget global est de 200 millions de dollars, fournis principalement par le gouvernement central indien et les gouvernements des Etats. Quelques chiffres en matière d’infrastructures : 160 km de routes, 17 ponts flottants, 14 hôpitaux (un par secteur), 35 000 toilettes, 40 puits distribuant de l’eau potable dans un réseau de tubes et robinets, quelque 30 postes de police avec 30 000 agents engagés, 30 stations de pompiers. La construction d’un réseau de distribution électrique, ainsi que la mise en place d’une quarantaine de stations de téléphonie mobile.

En 2013, la nagri a été construite sur la base d’une division en 14 secteurs (il y en avait 11 en 2001) placés sous la responsabilité des Akharas, sortes de communautés religieuses qui jouent un rôle central dans l’organisation de la manifestation et d’une grille urbaine plus ou moins régulière. Compte tenu du remodelage de la topographie du site par les crues, la grille ne peut être définitivement fixée qu’au dernier moment. En 2013, l’eau a commencé à descendre fin octobre 2012, permettant alors de dessiner les routes qui définissent la première trace du grillage. Ensuite, tout doit aller très vite: sacs de sable pour protéger les rives, parois provisoires pour séparer les secteurs, routes, ponts, etc. sont mis en place sous la responsabilité de l’administration de la Kumbh Mela. Une fois ces infrastructures agencées, vers début décembre, les tentes, réalisées sous la supervision des Akharas responsables de chacun des secteurs, donnent progressivement sa forme définitive au campement. En janvier 2013, la mégacité éphémère est opérationnelle.

Toutes ces interventions sont conçues en fonction du caractère éphémère de l’événement. Les routes, dont la largeur varie de 3 mètres (entre les tentes) à 50 mètres (pour les chemins menant au Samgan, lieu pour le bain rituel), ainsi que les ponts flottants sont réalisés sous la direction du Public Works Department de l’Uttar Pradesh en coordination avec l’administration centrale du Kumbh Mela. Les routes les plus importantes sont recouvertes avec des plaques métalliques qui pourront ensuite être facilement démontées pour être réutilisées. En 2013, 116 km de plaques furent installées.

Concernant les ponts, ils reposent sur des grosses structures métalliques – les pipas, 32 pieds de long pour 8 de large et un poids total 5459 tonnes – qui exploitent la poussée d’Archimède pour flotter tout en supportant le poids des pontons. 2692 pipas ont été fabriquées en 2013 (par anticipation dans des zones non inondées), alors que 1510 autres ont été récupérées des autres Kumbh Mela de Haridwar, Nashik et Ujjain.

Une fois la fête terminée, tout doit être démonté avant l’arrivée des moussons. Les éléments non biodégradables sont évacués pour être recyclés, alors que les éléments biodégradables sont en général laissés sur place : ils seront soit directement absorbés par le terrain naturel, soit emportés par les eaux des rivières en crue. Le terrain redevient alors une zone cultivable pour les onze années à venir.

Enseignement pour les villes modernes

Dans l’ouvrage, après un premier chapitre traitant de l’urbanisme, les chercheurs abordent l’analyse du fonctionnement de la ville pendant la fête, à travers un premier essai photographique de Dinesh Mehta, une analyse des conditions sanitaires ainsi que du rôle des téléphones portables, dans un rassemblement d’une telle ampleur. Le chapitre suivant est consacré au déploiement et à la déconstruction de la ville, ces deux phases étant documentées par des plans aériens établis à différentes dates et par des schémas techniques de certaines infrastructures. Ces éléments didactiques sont soutenus par deux nouveaux essais photographiques consacrés à l’avant et l’après Kumbh Mela. Le chapitre suivant traite quant à lui des modes de gouvernance appliqués et des interactions entre les innombrables acteurs.

Le dernier chapitre part de l’hypothèse que, les fonctionnalités des villes modernes devant être toujours plus flexibles, il est possible de tirer des enseignements précieux des processus mis en œuvre pour la nagri. Une des questions soulevées par la Kumbh Mela concerne la réversibilité possible des choix effectués en termes d’urbanisme dans une cité. A Allahabad, une ville apparaît et disparaît totalement en l’espace de quelques mois, par démontage ou recyclage intégral des éléments qui la composent. Une autre question concerne les avantages qu’il y a à adopter une attitude ouverte au changement plutôt que de figer les choses à l’avance. La Kumbh Mela 2013 démontre de façon spectaculaire l’impermanence de toute réalité.


Note

1. Selon la légende, la mythique rivière Sarasvati rejoint aussi les deux fleuves sacrés à ce même endroit.

Références

 

Kumbh Mela. Mapping the Ephemeral MEGACITY
Edited by Rahul Mehrotra, Felipe Vera, Texts by Diana Eck, Tarun Khanna, Jennifer Leaning, John Macomber, Photographs by Dipti Mehta, Dinesh Meta, graphic design by Hannes Aechter
Hatje Cantz
HARVARD University South Asia Institute
€ 35.00

 

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