Le chantier: plus captivant que l’œuvre bâtie?
De quels thèmes les représentations visuelles du chantier se font-elles l’écho? Valérie Nègre, spécialiste de l’histoire des techniques et de l’architecture, s’est penchée il y a quelques années sur cette question complexe pour l’exposition L’art du chantier. Construire et démolir du 16e au 21e siècle (2018). Elle revient sur les conclusions de cet exercice.
«[…] sans arrêt, on entendait le grincement des treuils montant les pierres de taille, le déchargement brusque des planchers de fer, la clameur de ce peuple d’ouvriers, accompagnée du bruit des pioches et des marteaux. Mais, par-dessus tout, ce qui assourdissait les gens, c’était la trépidation des machines; tout marchait à la vapeur, des sifflements aigus déchiraient l’air; tandis que, au moindre coup de vent, un nuage de plâtre s’envolait et s’abattait sur les toitures environnantes, ainsi qu’une tombée de neige.» Émile Zola, Au Bonheur des Dames, 1883, chapitre VIII
Émile Zola donne dans plusieurs de ses romans une image terrible des chantiers de la deuxième moitié du 19e siècle. Il en retranscrit le bruit et le rythme infernal. Si la perte de son père, ingénieur emporté à l’âge de 51 ans par une maladie contractée au cours d’une visite de chantier, nourrit probablement cette vision noire, elle ne s’inscrit pas moins dans un ensemble de représentations dénonçant les nuisances du lieu où l’on bâtit, dont atteste bien l’expression commune «Quel chantier!».
La citation le dit bien: si le chantier est un lieu inévitable pour les architectes et les travailleurs du bâtiment, il l’est aussi pour ceux qui passent ou vivent à proximité. Il ne leur inspire d’ailleurs pas que de l’inquiétude. On pourrait réunir un grand nombre d’images exprimant la fascination qu’il exerce sur le public. Ses éléments mobiles et ses dispositifs temporaires le rapprochent d’un spectacle de rue. Comme dans l’atelier du peintre ou celui du sculpteur, on y observe pas moins que la naissance des formes et l’on sait aujourd’hui la séduction du provisoire, du work in progress, autant que de l’objet fini. Surtout, il semble par son caractère provisoire et non fini être une métaphore même du pouvoir d’évoluer des humains.
L’exposition L’Art du chantier. Construire et démolir du 16e au 21e siècle (Cité de l’architecture et du patrimoine, 2018) qui portait sur ses représentations visuelles m’a confortée dans l’idée que le chantier est un thème fort, dépassant largement les mondes de l’architecture et de la technique1. Le très grand nombre d’images produites par les artistes, les journalistes, les amateurs, mais aussi par ceux qui travaillent à pied d’œuvre (architectes, ingénieurs, entrepreneurs, ouvriers), la variété des supports (peintures, gravures, photographies, illustrations de journaux, dépliants publicitaires, jeux, etc.) et des publics auxquels s’adressent ces images portent à se demander si le spectacle du chantier n’est pas, en fin de compte, plus captivant que l’œuvre bâtie, plus vivant, plus puissant que celui de l’édifice achevé.
Les architectes en ont-ils eu toujours conscience? Mais pourquoi ce lieu interdit au public attire-t-il tant les regards? Je me contenterai de faire ressortir quelques enjeux sous-jacents à l’acte de construire partant de thèmes iconographiques récurrents.
Construire un instrument politique, symbole du pouvoir d’évoluer
Le thème visuel de l’exploit technique – l’un des plus anciens et des plus médiatiques de l’iconographie du chantier (il suffit de songer aux représentations de la Tour de Babel) – pose d’emblée la question de la « vérité » des images. Les vues spectaculaires des grands travaux s’attachent moins à montrer la technicité des opérations qu’à faire de celles-ci des démonstrations de puissance. Le 1er juillet 1889, le Vicomte de Vogüé écrivait dans la Revue des deux Mondes à propos de la construction de la tour Eiffel: «Il y avait ceci de particulier qu’on n’apercevait presque jamais les ouvriers de la tour; elle montait toute seule, par l’incantation des génies.» Les photographies de Louis-Émile Durandelle prises du même point de vue (entre 1887 et 1889), comme celles de l’Empire State Building en construction à New York (entre 1930 et 1931) retranscrivent cette idée d’édifices qui se montent tout seuls, rapidement. Cette façon de représenter les immeubles les plus hauts du monde par la chronophotographie ou, plus près de nous, par des films accélérés (timelapse) sont d’efficaces outils de persuasion par lesquels les nations, les peuples ou les groupes humains affirment leur supériorité. Les photographies de ponts ou de canaux franchissant de vastes étendues, largement relayées par la presse sont souvent de même accompagnées de chiffres qui mettent l’accent sur le gigantisme. Dans l’ensemble, ces images reflètent un grand optimisme. Les grands travaux présentent de multiples difficultés, mais ce ne sont pas ces difficultés qui sont mises en avant. Elles retranscrivent l’idée d’un progrès continu capable d’améliorer la condition humaine. De fait, la représentation des grands chantiers sert rarement à dénoncer la démesure techniciste et technocratique de l’époque contemporaine ou les difficiles conditions de travail des ouvriers. C’est que, comme le remarque le philosophe des techniques Gilbert Simondon: «Le geste technique majeur […] est animé par l’invention qui est, dans le domaine symbolique et mental, la traduction et peut-être l’instrument du pouvoir vital d’évoluer qui a présidé au développement des espèces. Même si les techniques n’avaient ni utilité ni fin, elles auraient un sens: elles sont dans l’espèce humaine le mode le plus concret du pouvoir d’évoluer; elles expriment la vie.»2
Idéologies de l’innovation et du progrès technique
Au 19e siècle, l’industrialisation et la mécanisation transforment le chantier. Les chantiers qui marquent Émile Zola s’affranchissent de la lumière naturelle et des saisons; la force mécanique se substitue à la force humaine et animale; de nouveaux matériaux se juxtaposent aux anciens; la logistique du chantier conduit à une fragmentation nouvelle et accrue des tâches.
Ce sont ces changements que les observateurs mettent en scène. Mais ils en accentuent clairement les traits en choisissant de promouvoir ce qui est radicalement nouveau. L’innovation est souvent mise en scène au travers du matériel et des équipements de chantier: engins à vapeur, grues mobiles et pivotantes, monte-charges montés sur rails, outillage à air comprimé, coffrages outils, etc. Pourtant, on sait que les pratiques constructives ne suivent pas un processus de modernisation continu. Différentes manières de procéder coexistent au 20e siècle de manière parallèle. Sur le grand chantier du bâtiment administratif du Stadthaus de Zurich étudié par Christophe Rauhut (1898 – 1901) se côtoient des travailleurs appartenant à de petites entreprises traditionnelles (comme les peintres) et d’autres qui appliquent une division du travail et emploient des matériaux préfabriqués (tels les maçons)3.
En France, après la Seconde Guerre mondiale, le Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme ainsi que les grandes entreprises du bâtiment et la presse professionnelle mettent en avant la simplicité, l’efficacité, la facilité des nouveaux procédés de construction et l’organisation rationnelle des phases de travail. Renvoyant à la marge l’action humaine, pourtant indispensable au fonctionnement des machines, les reportages participent à la construction d’une représentation imaginaire du chantier fonctionnant sans intervention de la main de l’homme. Les messages semblent illustrer la formule de Le Corbusier: «Le monde a perdu ses artisans; le machinisme les a dispersés; ils ne reviendront plus; il serait faux et fou de vouloir les faire renaître.»4 On sait cependant, comme le montre Cédric Perrin dans Le 20e siècle des artisans. Histoire d’une disparition non advenue (2023)5, que les artisans ne disparaissent pas au siècle qui voit naître la notion même d’artisanat (vers 1920).
Artisan versus ouvrier
Lorsque les représentations se focalisent sur les hommes au travail, les images ne sont pas davantage des reflets transparents de la réalité. L’absence des enfants et l’arrivée tardive des femmes dans les représentations (auxquels étaient pourtant confiées des tâches), en apportent la preuve. Un des exemples les plus parlant est celui des dessins produits par les artistes et les illustrateurs proches des mouvements socialistes, tels Maximilien Luce, Théophile-Alexandre Steinlen ou Jules Grandjouan. Ceux-ci représentent le chantier comme un espace privilégié des luttes et du déploiement d’un projet révolutionnaire. Ils utilisent toutes les ressources métaphoriques que peuvent offrir les lieux en construction pour mettre en scène une classe ouvrière combattive, perçue comme «en chantier», et dont la construction produira l’avènement de la société future.
Au 20e siècle, la figure des ouvriers constructeurs est aussi couramment utilisée pour encourager et célébrer le progrès technique. Un motif largement diffusé dans la presse est celui des ouvriers et des ouvrières saisies dans des positions physiques difficiles ou dangereuses, modèles de courage et de détermination. À titre d’exemple, on peut citer les célèbres photographies de l’Empire State Building de Lewis W. Hine (voir p. 9). Celui-ci ne prête pas réellement attention à la technicité des opérations (soudure, rivetage, levage des charpentes métalliques, etc.), il cherche – par la vue d’ouvriers accomplissant bravement leur mission – à redonner confiance aux Américains au moment de la Grande Dépression. Dans l’ensemble, la mise en série des images permet d’observer un mouvement lent: l’assimilation progressive de l’artisan à l’ouvrier. Alors que les dessins et les gravures du 18e siècle donnent à voir différents acteurs – depuis ceux qui commandent jusqu’à ceux qui exécutent, en passant par ceux qui coordonnent et qui surveillent – les illustrateurs et les artistes des siècles suivants, qu’ils soient pour ou contre la mécanisation, voient essentiellement les hommes et les femmes comme des travailleurs manuels.
Le chantier, lieu d’invention et de création
Un certain nombre d’images représentent des essais techniques ou formels: essais de mise en charge comme celui de l’ombrello en ciment armé sur le chantier de la Colonia Vallejo (Félix Candela, Mexico vers 1953) ou essais de matériaux ou de parties de bâtiment tel l’essai de mise en place d’un fragment de la corniche de la Boston Public Library (McKim, Meade & White, 16 novembre 1889). C’est que, sur le chantier, les travailleurs du bâtiment n’exécutent pas seulement des ouvrages, mais produisent des savoirs et des formes. Des essais sont couramment menés, que ce soit pour vérifier la validité de ce qui est projeté ou pour résoudre les problèmes apparus en cours de travaux. De ces adaptations entre ce qui est dessiné et ce qui est exécuté résultent des perfectionnements et des micro-inventions.
Au 20e siècle, le chantier tend à devenir une source d’inspiration esthétique, tant pour les architectes que pour les artistes. Pour Walter Gropius, la beauté de la Siedlung Törten, à Dessau, réside moins dans la forme de l’œuvre achevée que dans l’organisation méthodique des phases de son exécution. Certains exploitent l’esthétique du provisoire, du transitoire et de l’inachevé propre au chantier. Des projets aux formes mobiles et modifiables, à l’image de la vie, voient le jour. Les grues, les ponts roulants et les divers équipements se muent en morceaux d’édifices et de villes conçus comme des chantiers en constante transformation, un work in progress comme le suggèrent les projets de Cedric Price, des membres d’Archigram ou de Yona Friedman. Pour d’autres, plus près de nous, comme Patrick Bouchain ou Martin Rauch, le chantier sert à construire des liens entre les hommes ou assurer des transferts de connaissances et de techniques.
Ces quelques remarques montrent qu’il vaut la peine de se demander ce que le chantier incarne, tant pour les profanes que pour les professionnels qui travaillent à pied d’œuvre. Les visions des uns ne coïncident pas nécessairement avec les témoignages des autres. À l’évidence, le chantier n’est pas qu’un lieu d’exécution des projets, il convient de le considérer à la fois comme un lieu appartenant à tous et un espace de création à part entière.
Notes
1 Valérie Nègre (dir.) L’Art du chantier. Construire et démolir du 16 e au 21 e siècle, BICON, Bruxelles, Snoeck, 2018.
2 Gilbert Simondon, « Culture et technique », dans Sur la technique, Paris, Puf, 2014 (1re éd. de l’article 1965), p. 321.
3 Christoph Rauhut, Die Praxis der Baustelle um 1900: Das Zürcher Stadthaus, Zürich, Chronos, 2017.
4 Le Corbusier, Sur les quatre routes, Paris, Denoël, 1970, p. 200 (1re éd. 1941).
5 Cédric Perrin, Le 20e siècle des artisans. Histoire d’une disparition non advenue, Le Manuscrit, 2023.