L'ar­chi­tec­ture ou le spec­tacle

Propos recueillis par Mounir Ayoub

Pierre-Alain Dupraz et Gonçalo Byrne reviennent sur leur projet lauréat du concours de la Cité de la Musique à Genève et sur d’autres architectures spectaculaires dédiées à la musique réalisées en Europe ces dernières années.

Date de publication
24-01-2018
Revision
26-01-2018

Parmi les 18 projets en lice, le jury a choisi le projet Résonances du duo d’architectes formé par Pierre-Alain Dupraz et Gonçalo Byrne. Après le concours de l’Etoile du PAV remporté en 2015, la Cité de la Musique sera le second projet important à Genève conçu par les deux associés. L’architecte lisboète, enseignant dans de nombreuses universités européennes et américaines, médaillé d’or par l’Académie d’architecture française et couronné par le Piranesi Prix de Rome en 2014, est habitué aux équipements publics d’envergure. La tour de contrôle du trafic maritime à Lisbonne (2001) et le Musée National Machado de Castro à Coimbra (2010) sont deux bâtiments résolument pensés à l’échelle urbaine. Quant à l’architecte genevois, les concours pour l’aménagement de la rade (2017) (lire notre dossier consacré à ce concours ici) et la passerelle du Mont-Blanc (2012) parachèvent la liste des projets emblématiques qu’il a entrepris depuis cinq ans (lire l'article L'Etoile du PAV dans Tracés n° 04/2015 et l'article pRADEmatique genevoise dans Tracés 10/2017). Equipement public, aménagement d’espaces publics, quartier entier ou encore ouvrage d’art : bien que les sites, programmes et échelles d’intervention varient sensiblement, Pierre-Alain Dupraz continue de développer ses thèmes architecturaux favoris : le dépouillement des matériaux, l’attention à la topographie et la concision des formes, au service d’une architecture contenue et silencieuse. Pour son compère, « Pierre-Alain Dupraz est un architecte qui travaille la tension entre les choses ».

Cette fois-ci, avec le projet de la Cité de la Musique, l’échelle, mais aussi l’exposition médiatique et les enjeux politiques, sont autrement plus importants. L’architecture devient une image et acquiert le statut d’icône. De gré ou de force, la résonance d’un tel édifice XXL sera aussi d’ampleur symbolique. Les architectes sont tiraillés entre, d’un côté, une attitude retenue et, de l’autre, l’exigence de l’iconicité. L’exercice est difficile tant la limite entre architecture et spectacle est parfois ténue.

Quant à la ville, elle se donne dorénavant en spectacle planétaire. Après Los Angeles, Porto, Oslo, Paris, Hambourg, Genève entre dans la danse : elle aussi aura son emblème consacré à la musique classique. Berlin et Sydney l’ont déjà depuis bien longtemps. Certains pensaient la métropole européenne moins vulnérable, mais tout comme Abou Dhabi, Séoul ou Pékin, elle rejoint l’infernale course du marketing urbain international. Forcée, diront les esprits pragmatiques ou fatalistes, ce qui revient au même. Quel sera alors le ton genevois dans ce spectacle planétaire ? Autrement dit, quelle image pour quelle ville ? Les architectes ont le privilège –la responsabilité aussi– d’y répondre.

Tracés : Gonçalo Byrne, après l’Etoile du PAV, la Cité de la Musique est votre second projet à Genève. Vous commencez à bien connaître la ville. Pensez-vous qu’il y a des particularismes locaux ?

Gonçalo Byrne (G. B) : C’est une question que je me pose toujours quel que soit l’endroit où je travaille. Mais même si on se trouve constamment dans une situation culturelle croisée entre global et local, il y a toujours des spécificités locales. Pour la future Cité de la Musique, nous avons recherché un bâtiment iconique, ouvert au monde, et en même temps spécifiquement genevois. Pierre-Alain a beaucoup travaillé cette forme en fonction de ces spécificités situées.

Pierre-Alain Dupraz (P.-A. D.) : J’ai entendu Tar-ramo Broennimann dire qu’à Genève, les bâtiments n’ont pas forcement besoin d’être iconiques puisque le site lui-même l’est déjà. Je me retrouve complètement dans cette opinion. Le site de Genève, entouré de ses montagnes autour du lac est si inspirant que l’architecture a besoin d’acquérir une forme d’évidence située pour s’intégrer le mieux possible. Autant pour le projet d’aménagement de la rade que pour la Cité de la Musique, et bien que ce soient deux thèmes très différents, la problématique est la même : j’essaye de répondre aux attentes du programme en mettant en avant les qualités naturelles du lieu.

Le projet se trouve dans un site très particulier à Genève: le parc des Nations. Il donne sur la place des Nations. De l’autre côté de la route de Ferney se dresse la tour de l’OMPI sur un parc réalisé par Roberto Burle-Marx. Non loin de là, se trouve le BIT, une tour de bureaux réalisée par Eugène Beaudouin, Alberto Camenzind et Pier-Luigi Nervi (lire l'article Un monument oublié de l’architecture, Tracés n° 20/2015). Dans ce grand parc parsemé de monuments autonomes, vous adoptez une posture beaucoup plus contextuelle. Pourquoi ce contre-pied ?
P.-A. D. : La Cité de la Musique a une vocation publique beaucoup plus importante que les bâtiments que vous citez. On va à l’OMPI ou au BIT pour une séance, une conférence ou un colloque. L’accès est essentiellement réservé aux initiés. Aux abords du bâtiment très minéral des Nations Unies et d’autres édifices vitrés des organisations internationales, nous nous sommes posé la question de l’expression architecturale. A une architecture spectaculaire, nous avons préféré une architecture moins bruyante.

G. B. : Nous n’avons pas conçu un bâtiment qui jouerait sur la seule contextualité immédiate. Bien qu’ancrée dans le site, c’est aussi une architecture qui vise une certaine autonomie. Nous ne sommes pas dans un îlot urbain dense avec des bâtiments contigus. Le projet se place dans un endroit charnière entre la ville compacte et la ville des pavillons des nations – c’est-à-dire des objets autonomes dans un immense parc. Nous avons donc essayé de concevoir un bâtiment avec une autoréférence forte et trouvant ses racines dans le site. Le bâtiment joue avec la topographie et le paysage environnant. Il y a par exemple une certaine hiérarchie entre la façade qui donne sur la route de Ferney et celle du parc ; la grande entrée s’ouvre sur la place des Nations ; le foyer monte en suivant la pente du parc. Mais tout cela se joue à l’intérieur d’un objet assez compact et rayonnant. Pour moi, l’intégration au site n’empêche pas l’autonomie architecturale.

Lire également l'article pRADEmatique genevoise

Autonomie ne signifie donc pas forcément indifférence au site. Mais, dès l’énoncé du concours, la Cité de la Musique n’avait-elle pas vocation à devenir une icône architecturale dont le retentissement dépasserait le contexte genevois ?
G. B. : Lorsque vous regardez les projets rendus pour ce concours, il y a un « globalisme anonyme » dans l’usage de certains clichés architecturaux. Notre réflexion est inverse : ce n’est pas une icône parachutée. Nous avons essayé d’arriver à une forme autonome en partant de la question géographique, du grand paysage, jusqu’au rapport avec le parc et la place des Nations adjacents.

Le thème de l’icône me plaît beaucoup, mais je pense que lorsqu’on emploie ce terme, on veut surtout dire « autoréférencé ». L’iconicité, c’est une autre chose. Pour atteindre la dimension de l’icône, il faut du temps et la reconnaissance de toute une société, pas seulement de la profession. La tour Eiffel avait été fortement décriée avant de devenir une icône.

Je me demande souvent pourquoi l’architecture de la fin du 20e siècle est si spectaculaire et hurlante, une sorte d’autoréférence absolue. Je crois que c’est dû au fait que l’architecture est devenue un « phénomène du marché ». Les villes, dorénavant centres de production de l’économie de marché, sont le théâtre d’une compétition terrible. De plus en plus de personnes pensent que la ville doit produire du spectacle pour attirer des consommateurs.

Comment placeriez-vous Genève dans cette course aux icônes ?

G. B. : Ce phénomène de marché est surtout présent dans les pays émergents. Je pense par exemple aux villes des pays arabes ou de Chine. Aux Etats-Unis, la donne est plus complexe car le phénomène urbain américain est traditionnellement intimement lié au marché. Bien qu’elle soit l’une des villes internationales les plus importantes au monde, Genève privilégie la qualité de vie de ses citoyens. Le développement des moyens de transport et de l’habitat et la beauté des paysages sont plus importants que le besoin de créer du spectacle. Si l’on peut parler d’un esprit genevois, c’est peut-être celui-là.

Pourtant, en Europe aussi, ces dernières années, il y a eu pléthore de monuments dédiés à la musique signés par des stars de l’architecture. La philharmonie de Paris réalisée par Jean Nouvel et celle de Hambourg, œuvre de Herzog & de Meuron, sont deux exemples retentissants d’icônes conçues par des architectes acteurs du star-système. Le choix porté sur votre proposition ne signifie-t-il pas une volonté de se démarquer de ces expériences et de leur lot de polémiques?
P.-A. D. : Dans les cas que vous évoquez, le fait d’avoir des bâtiments extraordinaires attire des orchestres internationaux importants et donc du public. C’est une course à l’offre. Effectivement, dans notre cas, on se détache un peu de ces bâtiments iconiques avant même qu’ils ne soient réalisés. Dès l’organisation du concours, notre attitude était déjà très différente. Le maître d’ouvrage aurait pu s’offrir la signature d’un starchitecte. Il a préféré mettre en concurrence une palette de propositions avec des architectes qui en sont parfois aux antipodes. Il y avait des Suisses allemands, quelques Romands, et parmi les étrangers, il n’y avait pas que des architectes habitués aux bâtiments spectaculaires. Même si – pour moi – c’était une première de travailler sur un aussi gros programme, nous avons fait notre projet comme nous le faisons d’habitude. C’est peut-être pour cela que le projet se détache de ce qui se fait en ce moment.

G. B. : Lorsque vous évoquez les philharmonies de Hambourg et de Paris, vous abordez la question importante de la relation entre architecture et monument. Etymologiquement, monument veut dire célébration d’un moment. De ce point de vue, il y a des choses intéressantes dans ces deux bâtiments car ils essayent tous les deux de générer des sentiments forts chez les usagers, notamment à travers leur présence dans la ville.

La philharmonie de Paris est située dans un site difficile, violemment coupé par le périphérique. De près ou de loin, lorsqu’on rentre par la rampe, l’auto-référence architecturale assez forte dégagée par le bâtiment lui permet justement d’exister dans cet environnement fragmenté.

Dans le cas de la philharmonie de Hambourg, il s’agit d’une éclatante expérience de recyclage urbain. A partir des beaux restes physiques issus du vieux bâtiment, les architectes réussissent un magnifique tour d’artificialité. Depuis le vieux port, ils créent une vision presque wagnérienne du bâtiment qui émerge de la tectonique solide du vieux bâtiment. Je n’ai rien contre cette recherche de monumentalité et de spectacle, à condition d’en comprendre le signifié. A Genève, même si ce n’était pas important pour nous de créer du spectacle, le bâtiment aura inévitablement une très forte présence volumétrique.

P.-A. D. : Je viens de visiter la philharmonie de Hambourg. La séquence d’accès à la salle philharmonique est très belle. Un premier escalator monumental atteint un dégagement assez grand avec une baie vitrée à la pointe du trapèze qui s’ouvre vers l’Elbe. Les visiteurs commencent alors à grimper de grands emmarchements en brique, pour arriver dans une sorte de plazza italienne depuis laquelle ils accèdent à la grande ou à la petite salle. Enfin, le grand escalier se divise en plusieurs autres qui permettent aux spectateurs de déambuler dans la salle. Les architectes ont fractionné la montée en quatre séquences pour distribuer la salle philharmonique située à près de 50 ou 60 mètres de hauteur. Dans notre projet, la problématique était différente. Nous avons fait en sorte que les flux soient les plus naturels possibles.

La principale différence entre notre projet à Genève et les deux exemples que vous citez est programmatique. D’abord, à Paris, la Cité de la Musique existe déjà. Elle a été réalisée en 1995 par Christian de Portzamparc comme une ville avec ses rues distribuant des pièces urbaines. La salle de concert de Nouvel est une sorte d’emblème autonome qui ponctue cet ensemble. A Genève, les deux programmes, en l’occurrence la salle philharmonique et l’école de musique, ne sont pas séparés. Nous avons fait en sorte que ce soient deux volumes qui se parlent au sein d’un même objet : deux volumes qui n’en font qu’un.

Ensuite, à la différence des bâtiments spectaculaires que nous venons de citer – ce qui est aussi le cas du Walt Disney Concert Hall réalisé par Frank Gehry à Los Angeles –, à Genève, on pourra déambuler librement à l’intérieur du bâtiment. Nous voulons un lieu fluide et ouvert à plusieurs publics. On peut aller au restaurant situé tout en haut, traverser le bâtiment en regardant le parc, écouter un musicien dans une des salles, assister à un concert philharmonique ou aller à la bibliothèque.

G. B. : Absolument. Nous avons essayé de développer une sorte de promenade architecturale à l’intérieur du bâtiment. Au fond, une cité de la musique, c’est comme une structure urbaine où l’on peut flâner ou s’arrêter. On s’approche de l’idée de ville.

Un bâtiment peut-il être conçu comme une ville?
G. B. : Un centre-ville a un fonctionnement très complexe mais on peut retenir deux idées très simples : mixité des usages et durée de vie très longue. Dans notre projet, trois usages différents se côtoient pendant les heures de la journée. L’école ouvre tôt le matin et continue jusqu’au soir. L’orchestre commence un peu plus tard. Les concerts et les auditoires débutent dans l’après-midi. Et, comme dans un centre-ville, des publics différents déambulent parmi ces programmes. Dans l’espace qui relie l’entrée principale (public) à l’entrée secondaire (artistes), un cheminement suit la topographie et permet d’expérimenter tout ce qui se passe dans le bâtiment sur plusieurs niveaux et à plusieurs heures de la journée. Du matin jusqu’au soir, des usagers très différents peuvent se côtoyer à l’intérieur du même contenant. J’envisage l’architecture en tant que conteneur de vie.

Dans sa théorie de la Bigness, Rem Koolhaas affirme que certains bâtiments, à cause de leurs très grandes échelles et de l’accumulation des programmes, rompent avec les principes traditionnels de composition, d’harmonie, d’attention au site. Inévitablement, tels des centres commerciaux, ils deviennent hermétiques à leur contexte. Votre projet n’est-il pas une tentative inverse ?
G. B. : Afin de dévoiler des aspects de la culture urbaine contemporaine, Koolhaas les pousse volontairement à l’extrême limite, il les dramatise en quelque sorte. La Bigness, c’est précisément cela. Je ne rejette pas du tout cet aspect mais il n’est pas exclusif et ne doit pas être excluant. Dans la culture contemporaine, on aime parfois trop opposer les choses. Je pense que le « et » peut remplacer le « ou bien ». Nous sommes conscients que notre bâtiment fonctionne aussi comme un centre commercial, très compact et parfaitement climatisé. Et, en même temps, il s’implante sur un site particulier et essaie de dévoiler ce qui se passe à l’intérieur par un jeu de transparence et de luminosité. Je préfère jouer sur les ambiguïtés plutôt que sur la dualité.

P.-A. D. : Lorsque nous avons commencé à travailler sur le projet, j’ai été surpris par la grande densité du programme. Le caractère monumental (150 mètres de long et 40 mètres de haut) provient peut-être aussi de l’échelle et de la nature du programme. Malgré tout, je n’arriverais pas à penser l’architecture comme une immense machine indifférente au contexte. Par exemple, la diagonale qui relie les deux entrées du bâtiment est perpendiculaire à la place des Nations ; la situation dans le terrain, avec la route de Ferney d’un côté et le parc de l’autre, détermine l’emplacement des espaces de circulation et celui des salles calmes. Même si le bâtiment est très grand, il m’importe beaucoup de donner du sens à des situations architecturales très précises : dans une petite salle de 40 m2 pour faire de la musique, face à un arbre, dos à la rue, etc. Il s’agit de chercher comment les espaces seront vécus par les usagers, qu’ils soient étudiants – futurs musiciens d’orchestre, enseignants, personnels administratifs et bien sûr le public. C’est un bâtiment qui va accompagner – nous l’espérons – les vocations et les synergies entre les différents âges liés à la musique.

 

Intervenants

Maître d’ouvrage : Fondation pour la Cité de la Musique de Genève
Architectes : Pierre-Alain Dupraz Architecte & Gonçalo Byrne Arquitectos Lda
Ingénieur civil : Afaconsult
Architecte paysagiste : Proap Lda
Ingénieur CVCSE : Amstein + Walthert S.A.
Acousticien : Nagata Acoustics
Scénographe : The Space Factory
Economiste de la construction : Regtec S.A.

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