L’ar­chi­tec­ture, ins­tru­ment de paix. En­tre­tien avec Ale­jan­dro Ara­vena

Pour la 17e Biennale d’architecture, Alejandro Aravena, lauréat du Prix Pritzker, est chargé du pavillon chilien hébergé à l’Arsenal dans la section «As Emerging Communities». Sa proposition est une invitation concrète à négocier la paix entre les Chiliens et les Mapuches: l’architecture se fait ici médiation politique.

Date de publication
14-06-2021

Né en 1967, l’architecte chilien entretient un lien privilégié avec Venise, où il a fréquenté les cours post-universitaires de l’Université IUAV et l’Académie des beaux-arts. Lion d’argent à la 11e Biennale d’architecture, il est en 2016 commissaire de la 15e édition, qu’il intitule «Reporting from the front» (Nouvelles du front) dans le but d’élargir les horizons du projet et d’inclure ainsi les questions sociales, politiques et environnementales, au cœur de sa recherche et de sa production. La même année, il reçoit le Prix Pritzker, qui sera suivi de nombreuses autres distinctions comme le RIBA Charles Jencks Award, en 2018, décerné aux professionnels qui apportent une contribution exceptionnelle capable d’allier la théorie architecturale à la pratique conceptuelle.  Professeur à l’Université pontificale catholique du Chili depuis 1994 et à l’Université d’Havard de 2000 à 2005, il est, depuis 2006, directeur exécutif d’Elemental S.A., une organisation à vocation sociale qui réalise des projets flexibles et évolutifs pour des logements, des espaces publics et des infrastructures.

Nous rencontrons l’architecte dans son pavillon installé à l’Arsenal de Venise. Il s’agit d’une structure en bois au parfum exotique et intense, constituée d’une série de poteaux disposés en cercle et effilés vers le haut, une réélaboration des formes constructives de la tradition mapuche. À l’extérieur, la structure génère une galerie en anneau utilisée comme espace d’exposition et à l’intérieur, une place circulaire.
 

Espazium: Monsieur Aravena, nous sommes à l’extérieur et nous respectons la distance réglementaire, vous pouvez ôter votre masque.
Alejandro Aravena :Je pourrais, mais je ne le ferai pas. Si je retire mon masque, ce geste sera vu au Chili et interprété comme un signe de prévarication, un manque de respect des règles communes. On perd alors la symétrie du pouvoir, ce qui aboutit à l’échec de la négociation que nous sommes en train de lancer. Nous les architectes, nous ne devons pas profiter de notre situation, mais rester en retrait, car les protagonistes ont une histoire si compliquée qu’un rien peut venir ruiner un travail fondé sur des équilibres fragiles. La période est historique: le Chili connaît un climat politique très sensible, parce que nous élisons actuellement les représentants chargés d’écrire une nouvelle constitution. Elle remplacera le texte en vigueur, qui a été rédigé sous la dictature et n’est plus à même de représenter les règles du vivre ensemble. Peut-être que dans cette situation, il est légal de retirer le masque, mais ce n’est pas légitime. Il y a là une grande différence.

De même, le projet que nous avons proposé à la Biennale exige une grande sensibilité, parce qu’il faut savoir se mettre à la place de l’autre et reconnaître sa valeur, sinon c’est l’échec assuré. La différence peut être culturelle ou économique, mais l’autre est toujours considéré comme une menace, une vision qui naît de la peur, de la colère ou d’un désir de revanche. Cela ne peut rien apporter de bon.

«Venise symbolise le territoire neutre où instaurer un dialogue pacifique, comme le veut l’ancienne tradition mapuche, entre ce peuple autochtone et les Chiliens. Il manquait une architecture adaptée pour l’accueillir, et nous avons voulu apporter notre contribution.»

Quel est le programme de votre intervention à la Biennale et comment interprétez-vous les propositions du commissaire?
Nous avons tenté de répondre au thème général de cette Biennale, «How will we live together?» (Comment vivrons-nous ensemble?), à travers un projet en deux phases qui débouche sur la construction d’un lieu où sera négociée la paix entre Chiliens et Mapuches. Les deux peuples ont en commun un long passé de conflits liés à la question des terres, des affrontements qui remontent à la fondation de la République durant les premières décennies du 19e siècle et qui se sont récemment intensifiés. Dans la tradition des Mapuches, une symétrie minimale de connaissances entre les parties est nécessaire pour engager des pourparlers de paix: il faut se connaître mutuellement avant de s’asseoir à la table des négociations. Les Mapuches connaissent les Chiliens, tandis que ceux-ci ignorent tout des Mapuches. La première étape du projet a abouti à la construction d’un centre culturel au sud du Chili, comportant des logements, un lieu consacré aux cérémonies et un autre au jeu. Les Mapuches pensaient à un grand édifice, mais nous leur avons proposé une petite cité, qui exigeait par conséquent un acte de fondation. Pour cette cérémonie, nous avons conçu une architecture basée sur des traces d’éléments rituels, que nous avons appelée Künü, le lieu où l’on emprunte le chemin de la connaissance mutuelle.

Vidéo officielle du projet

Une fois posées les conditions pour lancer les négociations de paix, nous sommes passés à la seconde phase et avons construit cette structure à la Biennale pour les héberger. Venise symbolise le territoire neutre où instaurer un dialogue pacifique comme le veut l’ancienne coutume mapuche des parlements: on réunit le Koyaü-we (le lieu où mettre à profit), un rassemblement attesté par la tradition orale et par des gravures historiques que nous avons réunies dans ce pavillon. La rencontre se déroulait dans la nature. Il manquait par conséquent une architecture adaptée pour l’accueillir. Nous avons voulu contribuer à ce rapprochement entre les deux peuples, en tirant parti du projet pour rendre l’événement tangible. Nous espérons que la situation sanitaire s’améliorera pendant toute la durée de la Biennale et qu’il sera possible de voyager, de façon à engager les pourparlers ici. Quoi qu’il en soit, le pavillon sera démonté à la fin de l’exposition, puis remonté au Chili pour poursuivre les discussions.

«Nous explorerons au sein de cet espace une voie autre que la violence en amenant les parties impliquées à la table des négociations: une organisation territoriale mapuche et une exploitation forestière chilienne qui partagent le même lieu de vie.»

Que se passera-t-il au sein de cet espace?
Nous explorerons une voie autre que la violence en amenant les parties impliquées à la table des négociations: une organisation territoriale mapuche et une exploitation forestière chilienne qui partagent le même lieu de vie. L’affrontement n’a pas résolu le problème. Les deux peuples ont ainsi accepté d’entamer des discussions afin de parvenir à une coexistence pacifique. 

À l’intérieur de l’espace circulaire, il était prévu d’installer une assise périphérique. Elle devait être réalisée par un tressage de corde sur des supports en bois, qui aujourd’hui dépassent de la structure et ont perdu leur fonction. En raison de la crise sanitaire, nous avons renoncé à réaliser cet élément afin d’éviter les rassemblements, mais il sera réintroduit au Chili comme constituant aussi bien fonctionnel que symbolique, puisqu’il représente une assemblée dont les membres choisissent de s’asseoir les uns à côté des autres pour apprendre à se connaître et fixer les règles du vivre ensemble demain. 

Pour approfondir: 

 

«Elemental: The Architecture of Alejandro Aravena», Alejandro Aravena, Gonzalo Arteaga, Juan Cerda, Victor Oddó et Diego Torres, Phaidon, 2018.

 

«Elemental. Incremental Housing and Participatory Design Manual», Alejandro Aravena, Andrés Iacobelli, Hatje Cantz Verlag, 2012

 

 

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