Penser simultanément le quotidien et le planétaire
Pour Neyran Turan, curatrice du pavillon turc, il n’existe qu’une seule issue à la crise (géo)politique, sociale et environnementale déclenchée par les changements climatiques : un nouvel imaginaire planétaire. Aux architectes, elle demande de chercher des réformes à l’intérieur même de la discipline.
Derrière le jaune vif du pavillon turc de la 17e Biennale d’architecture de Venise à la scénographie soignée, le discours se veut éloquent et sans équivoque: «Plus la ville croît, plus les carrières s’étendent. Plus la ville s'élève, plus ses carrières se creusent1». Si le premier espace de l’installation du pavillon turc nous entraîne dans une ancienne carrière de marbre, le parallèle avec la logique extractiviste s’impose de lui-même. Avec une concentration de près de 40%2 des réserves mondiales, la Turquie semble être inexorablement arrimée à l’extraction de marbre. Pour autant, comme le montre le pavillon en tissant des parallèles entre le quotidien et le planétaire, les changements climatiques se doivent d’être appréhendés au-delà des frontières politiques nationales, à travers un angle international, (géo)politique.
Climat: du particulier au planétaire
Le projet du pavillon turc se positionne comme une exploration du post-anthropocène en retraçant une histoire portant sur la solidarité entre les espèces. En d’autres termes, il propose une mise en scène d’une archéologie futuriste, qui prend la Turquie comme point d’ancrage. Outre une installation physique, le pavillon inclut une plateforme web, ainsi qu’un storytelling autour de l’exposition. Le projet «Architecture as Measure»3, de la commissaire Neyran Turan, également professeure associée à l’Université de Californie à Berkeley, se fait l’écho de controverses environnementales propres à la Turquie et à leurs équivalents planétaires. Projets d’infrastructure à grande échelle, perte de la biodiversité, extraction de ressources ou encore chaînes d’approvisionnement en matériaux, les illustrations abondent. Prenant l’exemple de l’épaisse couche de mucilage marin récemment observé sur les côtes près d’Istanbul, après avoir recouvert d’immenses zones de la mer de Marmara, Neyran Turan commente: «Ces phénomènes sont à la fois la marque d'un point de bascule planétaire et le résultat de politiques et pratiques relevant du capitalisme industriel que nous observons dans de nombreuses régions du monde.» Plus largement, elle insiste sur l’importance de l’imaginaire dans la structuration et la hiérarchisation de l’ordre social existant: «plutôt que de prétendre que les inégalités de travail, le colonialisme et l'extraction des ressources sont extérieurs au travail que nous faisons en tant qu'architectes et, d'autre part, rejeter les questions d'esthétique et de technique comme des sujets insignifiants, demandons-nous plutôt: ‘’quels types de mondes sont possibles si nous sommes vraiment prêts à comprendre l'enchevêtrement, la collision et les spécificités de ces aspects dans nos pratiques et nos imaginaires disciplinaires?’’ Ce genre de question est important non seulement pour démanteler les hypothèses archaïques et abolir les structures de pouvoir enracinées dans notre discipline, mais aussi pour reconstruire les fondations futures vers des mondes alternatifs.»
Prémisses à une société post-extractiviste
Au lieu de limiter le rôle de la conception à la recherche d'une solution à l'urgence climatique, pouvons-nous considérer l'architecture comme une mesure permettant de réimaginer l'environnement? Telle est la question que pose ce pavillon, en se positionnant comme un prolongement de la réflexion de Neyran Turan dans son dernier ouvrage.
À une époque où les humains sont considérés comme des agents géologiques, l'architecture comme mesure permet à la fois d'évaluer le monde et d'agir sur ce dernier. Ici, le terme «mesure» convoque deux définitions complémentaires: déterminer le degré de quelque chose à l'aide d'un instrument, mais aussi examiner minutieusement, considérer avec une concentration intérieure. Quant au changement climatique, nous apprend la commissaire, «il demande à l'architecture d'exposer son rôle spécifique dans le monde. Dans cette perspective, il apparaît nécessaire de réfléchir et de ralentir. Secouer la discipline et le monde oblige à ne pas avoir peur de ralentir, à se concentrer sur l'intérieur, afin d'exercer l'influence la plus forte sur l'extérieur.»
L’installation de Turan est conçue à l’échelle 1:1. Elle prend place à l’intérieur de la salle d’armes de l’Arsenal et se compose de quatre espaces conçus comme des dioramas. Chacun représente un site architectural particulier: une carrière abandonnée, un entrepôt, une installation de maintenance et de soins, ainsi qu’un site de reconstruction pour les futurs habitants de la Terre. La force de son projet tient en sa qualité immersive: en se promenant à l’intérieur des dioramas, le visiteur intègre le tableau mis en scène. Il doit alors décider quelle place il tient dans ce paysage post-anthropocène. Chaque espace fait l’objet d’un double jeu d’interaction entre un avant-plan, où se présente une scène d’apparence triviale sur un site architectural, et un arrière-plan, sur lequel est mis en scène sa contrepartie planétaire et mythique à travers une lecture politique des géographies de l’extraction des ressources, des chaînes d’approvisionnement des matériaux, de la maintenance et des soins.
Pour un changement de paradigme
D’après l’académicienne, il est urgent de déplacer le centre de gravité de l’activité économique en direction d’activités dites de care, soit par lesquelles nous prenons soin de l’autre, vulnérable, dans un climat de crise autant environnementale que (géo)politique, culturelle et sociale. Enfin, lorsqu’on lui demande ce que les professionnels peuvent retenir de son installation, elle répond: «en tant que spécialistes de la conception, nous avons plus d'action et de responsabilités que nous ne le pensons. J'aimerais que tout individu qui quittera l’exposition se souvienne du moment où il s'est trouvé sur scène dans les dioramas, comme l'un des nombreux acteurs d'une histoire environnementale. Nous, architectes, pouvons participer aux changements nécessaires sur notre planète, si nous réévaluons nos hypothèses sur notre propre discipline et ce que nous en faisons.»
La proposition de Neyran Turan peut donc se résumer ainsi: «plutôt que de considérer l'imaginaire planétaire comme une idée isolée de la préservation de la nature, de la gestion technologique ou de la visualisation (cartographie), il est crucial à l'heure actuelle, que l'architecture envisage son potentiel à partir de son fonctionnement interne». Pour peu que l’on y prête suffisamment attention, le pavillon turc constitue l’une des installations les plus abouties de cette 17e édition: il comporte pléthore de détails qui contribuent à améliorer l’expérience des visiteurs, oscillant systématiquement entre une échelle bi- et tridimensionnelle. Un propos auquel il est nécessaire de prendre le temps de s’intéresser, au risque de passer à côté de son message. En revanche, sur la manière d’opérer ce changement, l’installation ne livre pas de réponse.
Notes
1. «As the city grows, so do the quarries. As the city rises higher, its quarries get deeper» , Serkan Taycan, documentation du Pavillon turc, SHELL #06, 2012. Serkan Taycan est un chercheur-artiste, qui s’intéresse aux transformations des espaces urbains et ruraux, ainsi qu’aux impacts physiques, sociaux et écologiques de celles-ci.
2. Selon les chiffres avancés par le gouvernement turc, République de Turquie – Ministère de l’économie. «Pierres naturelles», 2018.
3. Du nom de l’ouvrage éponyme publié en 2020 chez Actar Publishers.