L’amé­na­ge­ment du lit­to­ral lau­san­nois avant 1964

Les importantes modifications du littoral entre Ouchy et Vidy au début des années 1960 au bénéfice de l’Exposition nationale marquent la fin d’un processus initié plus d’un siècle auparavant, au cours duquel le rivage a totalement changé de visage : ports, quais, grèves artificielles, autant d’ouvrages qui ont nécessité des comblements et fait disparaître la berge d’origine

Date de publication
17-11-2014
Revision
25-10-2015

Avant 1914: les premiers quais et le port marchand aux abords d’Ouchy 


La première intervention remonte à 1791 lorsqu’une jetée est édifiée au sud-est du château d’Ouchy afin de protéger le port. Quant au premier comblement, il s’inscrit dans le projet global de la Société immobilière d’Ouchy, société privée qui se substitue aux pouvoirs publics pour aménager le rivage du hameau. De 1857 à 1859, un quai marchand est construit entre la jetée et l’usine à gaz (à l’ouest de l’actuelle avenue de la Harpe) pour accueillir les dépôts de matériaux et de marchandises, les hangars et les couverts qui encombrent les abords du port, dont le pourtour est régularisé et planté d’arbres. Ces travaux d’utilité publique ont pour but d’assurer le succès de l’autre volet du projet, l’hôtel Beau-Rivage, inauguré en 1861. 
Dès 1880, un jardin anglais, en partie gagné sur le lac, est établi au sud-est du château; le débarcadère est installé à son extrémité et les usagers des bateaux à vapeur – en majorité des touristes – doivent dès lors emprunter le quai du port de plaisance, qui est encombré de matériaux divers car, le quai marchand n’étant pas protégé, les barques y déchargent toujours leur cargaison. Cet état de fait et le souhait de la Compagnie générale de navigation (CGN) de déplacer ses ateliers de Morges à Lausanne conduisent les autorités communales à réaliser dès 1887 une digue devant le quai marchand et à concéder à la CGN, pour une durée de 75 ans, du terrain au sud de l’usine à gaz pour qu’elle y édifie son chantier naval. Dès 1893, un nouveau comblement dégage une surface de 3000 m2 à l’ouest de la CGN. En 1903, on décide de son agrandissement afin d’amorcer un quai; il ne s’agit toutefois à ce moment-là que d’une «simple emprise sur le lac, affectée à recevoir la décharge publique et bordée du côté du lac d’un enrochement suffisant»1, d’une surface de 15 000 m2.
Ce futur quai devra être le pendant du grand quai s’étendant d’Ouchy à la tour Haldimand, inauguré en 1901, et dont le projet remontait au début des années 1890. L’ouvrage de 29 m de large sur 950 m de long est entièrement construit sur le lac. Les propriétaires bordiers avaient tenté en vain de faire admettre une proposition plus modeste – 12 m de large – épousant mieux le rivage d’origine (image).

L’entre-deux-guerres: velléités d’un port de plaisance et réalisation des Bains de Bellerive 


En 1912, le remblai occidental est en partie aménagé en promenade tandis qu’est étudié un projet d’ensemble pour le secteur, mais dont la mise en œuvre est ajournée en raison de la guerre (image). A l’issue de celle-ci, on entreprend uniquement la réalisation d’un quai marchand pour l’entreposage des matériaux de construction, «loin des vastes conceptions et des grandioses projets qui prévoyaient il y a quelques années un quai magnifique s’étendant à occident d’Ouchy»2. Il s’agit de doubler la largeur du quai existant pour la porter à 110 m en moyenne, en procédant par étapes. Une digue perpendiculaire au quai est établie pour préserver le port de l’ensablement, puis des enrochements sont immergés à une certaine distance des berges afin de les protéger de l’érosion, car le terre-plein est établi au moyen de gadoue et d’apports de tout genre qui se dissolvent dans l’eau par mauvais temps – «une heure d’ouragan peut emporter le travail de plusieurs mois»3. Les terrains remblayés sont aménagés pour la petite batellerie – hangars, cabines pour engins, murs, pontons et glacis. 
Les services communaux étudient, à la fin des années 1920, un nouveau plan général avec un bassin réservé à la navigation de plaisance à l’ouest du nouveau quai marchand, qui serait lui-même précédé d’un port pour les chalands. Ce plan aurait dû être soumis au Conseil communal en 1931, mais il est renvoyé à des jours meilleurs en raison de la crise.
Dans les années 1930, c’est le projet de bains publics qui occupe le devant de la scène littorale4. En 1884 avait été érigé en contrebas du hameau de Cour un établissement de bains payants, reconstruit en 1925, formé de deux rangées de cabines – l’une pour les femmes, l’autre pour les hommes – séparées par le pavillon du gardien. Avec le développement de l’hygiénisme qui préconise les bains de lac et de soleil pour prévenir la tuberculose, les grèves de Vidy, bien que sommairement aménagées, sont très prisées de la population lausannoise. «En 1922-1923, des bains publics gratuits y sont édifiés par la Ville dans le cadre de l’aménagement de la zone sportive de Vidy et de manière à  mettre de l’ordre  sur la plage.»5
La Municipalité de gauche issue des élections de 1933 va mettre en œuvre la construction de nouveaux bains au hameau de Cour – projet qui faisait partie de son programme électoral pour lutter contre le chômage. Elle lance un concours en 1934, remporté par l’architecte Marc Piccard. Bellerive-Plage est inaugurée en 1937: les bâtiments sont implantés sur le rivage d’origine, les pelouses et la grève étant établies sur un remblai et bordées à l’est d’une esplanade conquise sur le lac (image). 
Suite à la proposition d’un conseiller communal de relancer la question du port de plaisance afin de pallier le manque de places d’amarrage pour les petites embarcations et d’agrandir l’espace réservé aux matériaux tout en fournissant des occasions de travail, les autorités mandatent l’ingénieur François Delisle et l’architecte Marc Piccard. Le premier établit, en 1937-1938, un projet de port de petite batellerie en bordure du quai de Bellerive qui serait étendu jusqu’aux bains. Le second remet, début 1939, un avant-projet général d’aménagement pour servir de base à un futur plan directeur (image). Considérant que la «combinaison quai-port-chantiers de navigation ne saurait jamais donner un résultat satisfaisant»6, d’autant plus devant la campagne de Bellerive qui tôt ou tard s’urbanisera, l’architecte suggère de repousser le port marchand plus à l’ouest, à l’embouchure du Flon par exemple. Mais une fois encore, le projet est ajourné. En 1940-1942, pour remédier à la pénurie de places d’amarrage, qui porte préjudice au tourisme et aux sports, on aménage à moindres frais un port secondaire dans l’anse de Vidy en la protégeant par une digue de 130 m de long.

Après la Seconde Guerre mondiale: propositions d’ensemble 


Placer la petite batellerie à l’est de Bellerive-Plage comme le proposaient les projets de l’entre-deux-guerres déplaît aux sociétés d’Ouchy, en particulier à celle de développement, qui lui préfèrent le quai Dapples au droit du jardin anglais. C’est pourquoi, lorsque le laboratoire d’hydraulique de l’EPUL étudie en 1951-1953, sur mandat communal, les aspects techniques de la construction d’un port, il considère les deux emplacements qui s’avèrent tous deux appropriés. Les ingénieurs Daniel Bonnard et André Gardel se voient ensuite confier le projet d’aménagement général de la rive entre Bellerive-Plage et le débarcadère. En 1956, ils proposent trois variantes, «l’une prévoyant le port au quai Dapples, l’autre à Bellerive, la dernière regroupant à Bellerive, en un port marchand, les installations de la CGN et des fournisseurs de sable et graviers, la petite batellerie occupant le bassin actuel agrandi jusqu’à l’extrémité est du quai Dapples par la construction d’une digue au large»7 (image). 
La position des chantiers de la CGN est cruciale. A l’origine excentriques, ils sont alors au centre de la zone considérée, «y créant un obstacle qui la coupe en deux tronçons mal reliés par un étroit goulet et s’opposent à toute extension vers l’ouest du centre touristique d’Ouchy»8. Et leur déplacement dans une autre commune, de même que celui du port marchand, est économiquement et techniquement inconcevable. Ainsi, la troisième solution répond à toutes les exigences: «Elle crée un port de petite batellerie et un bassin marchand, elle conserve à Lausanne les chantiers de la CGN, elle répond pleinement aux vœux des sociétés nautiques qui voient groupées au cœur même d’Ouchy toutes leurs installations, elle ouvre de larges dégagements permettant une extension vers l’ouest de la zone touristique et relie heureusement Bellerive-Plage à Ouchy, elle donne enfin, par suite du transfert des chantiers de la CGN, la possibilité d’aménager en plein centre des parcs indispensables. Au point de vue de l’urbanisme, elle dote Ouchy d’un port vivant, bordé d’un magnifique quai-promenade d’où le passant admire la vue sur le large et plonge en même temps sur les scènes pittoresques du bassin.»9
Soumis au Conseil communal en été 1957, le projet intervient en plein débat sur l’emplacement de l’Expo 64. Certains élus souhaiteraient d’ailleurs attendre que celui-ci soit choisi avant de se prononcer, tandis que d’autres estiment que «c’est avant tout un problème d’urbanisme à longue échéance, auquel l’exposition devra s’adapter pour six mois»10. Le Conseil demande un complément d’étude sur le transfert éventuel du chantier naval et du port marchand à l’embouchure du Flon afin de permettre un développement harmonieux d’Ouchy. 
A l’automne 1958, la Municipalité revient donc avec un projet modifié qui intègre cette étude, mais surtout comporte une opération de comblement du lac de grande envergure, inspirée de propositions pour l’Expo 64 qui prévoyaient des remblaiements et en avaient démontré le potentiel. Ainsi, le comblement projeté du golfe de Vidy-Cour «assainira définitivement une région qui est condamnée à un évasement progressif; il recouvrira la boue des fonds et supprimera ainsi la majeure partie des plantes aquatiques qui prolifèrent dans cette zone » et qui rendent « ces rivages insalubres et souvent malodorants»11. La surface de la pelouse de Bellerive-Plage sera multipliée par quatre et, bien que les terrains remblayés soient inconstructibles, ils pourront accueillir des infrastructures sportives et même des bâtiments d’utilité publique, dont le déplacement libérera des parcelles communales propices à la construction de logements.
Les deux variantes proposées prévoient un comblement de l’ordre de 220 à 250 000 m2 entre Bellerive-Plage et Vidy, bordé d’une grève artificielle de plus de 1000 m de long dont le tracé «a été fixé de manière à obtenir le maximum de surface gagnée avec le minimum de remblai»12. La première place toujours le port marchand à Bellerive, à l’ouest du port de petite batellerie (image), tandis que la seconde le situe à l’embouchure du Flon (image). Le Conseil communal se prononce en faveur de la seconde solution et vote un crédit de 9 millions pour la réalisation des remblais et de leurs ouvrages de protection.
Le 20 mars 1959, le site de Vidy est choisi pour accueillir l’Expo 64, si bien que les chantiers de la CGN et les dépôts posent à nouveau problème. Déplacés à Vidy, ils constitueront un élément indésirable au débouché de l’axe principal de l’exposition – la future Voie suisse – et maintenus à Ouchy, ils formeront toujours un goulet d’étranglement. C’est pourquoi, en février 1961, le Conseil communal est nanti d’une nouvelle proposition, réalisable avant l’ouverture de la manifestation, très similaire à la première variante de 1958. Le projet, qui est accepté, consiste à aménager un nouveau port de plaisance à Vidy en remplacement de l’ancien qui doit être comblé, à remblayer à Bellerive une esplanade de 34 000 m2 sur laquelle sera construit le chantier naval, et à créer un bassin avec un dock flottant contre le quai ouest où peuvent s’amarrer six bateaux – le reste de la flotte étant disposée derrière la jetée. Quant aux marchands de ballast, ils demeurent sur le quai nord où huit chalands peuvent être déchargés simultanément13 (image 1 et 2). 
Ainsi, de manière indirecte, l’Expo 64 a permis de mettre fin à plus d’un demi-siècle de tergiversations au sujet de l’aménagement des ports, sur fond de divergence d’intérêts entre deux pratiques du lac, l’une utilitaire et l’autre récréative. 

Joëlle Neuenschwander Feihl est historienne de l’art, collaboratrice aux Archives de la construction moderne (Acm) de l’EPFL et auteure de nombreuses publications dans le champ de l’histoire régionale de l’architecture et de l’urbanisme des années 1850-1930. 

 

 

Notes

1. Bulletin du Conseil communal de Lausanne (BCC), 31.03.1903, p. 302. Cet article se base essentiellement sur les préavis municipaux soumis au Conseil communal et les rapports de commission. Je remercie pour son aide précieuse Jean-Jacques Eggler, archiviste-adjoint des Archives de la Ville de Lausanne (AVL).
2. BCC, 29.04.1919, p. 285.
3. BCC, 25.01.1921, p. 17.
4. Voir Martine Jaquet, «Bellerive-Plage Lausanne La plus moderne», in Bellerive-Plage. Projets et chantiers, Lausanne, 1997, pp. 9-27.
5. Ibidem, p. 10.
6. Bulletin technique de la Suisse romande, no 65 (1939), p. 128.
7. BCC, 25.06.1957, pp. 485-486. Rapport de Bonnard et Gardel daté du 29 août 1956 (AVL, C 16, routes et mobilité, carton 7727, dossier 3).
8. BCC, 25.06.1957, p. 486.
9. Ibidem, p. 492.
10. BCC, 15.10.1957, p. 891.
11. BCC, 14.10.1958, p. 884; préavis daté du 8 août 1958.
12. Ibidem, p. 889. Variante 1: «Sa largeur est variable, atteint 235 mètres en moyenne à l’est de l’esplanade du jet d’eau, 150 mètres dans l’axe de Bellerive-Plage, 180 mètres à l’ouest du bassin olympique, 290 mètres au plus profond du golfe de Vidy pour se raccorder à zéro vers le Flon.»
13. BCC, 31.01.1961.

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