La mémoire d’une maison à Pregny-Chambésy
Projet de mémoire ainsi que d’habitat social et durable, la Maison des seniors d’acau à Pregny-Chambésy (GE) se présente comme une proposition pertinente pour répondre localement à des enjeux sociaux et environnementaux à large échelle, tout en participant à l’histoire d’une communauté.
Lorsque Pregny-Chambésy se voit léguer une parcelle privée de la part d’une habitante sans héritier·ères, la Commune y voit une opportunité. Avec ce don, elle peut répondre à l’enjeu sociétal de pénurie de logements qu’elle rencontre localement, mais qui se retrouve aussi à plus large échelle: le vieillissement (en bonne santé) de la population, couplé à un manque de logements bon marché pour des personnes âgées qui n’ont pas encore besoin d’aide médicalisée. La Maison des seniors répond à cette problématique par un projet social et durable de logements pour seniors qui superpose et mobilise plusieurs mémoires.
À l’origine, la générosité d’une habitante
Dans son testament, et lors de discussions avec la Commune avant son décès, Lucie Christinger exprime le souhait qu’un projet à destination des Pregnotes-Chambésien·nes voie le jour sur la parcelle léguée. S’inscrivant dans une pratique de logements communaux, et se trouvant à proximité de la résidence EMS le Nouveau Kermont sur la parcelle voisine, qui offre des possibilités de synergies programmatiques, les logements pour seniors sont rapidement plébiscités au niveau politique.
Il s’agit de répondre à une problématique présente à plus large échelle, et qui concerne une catégorie de personnes précise. Les seniors locataires n’ont la plupart du temps pas les moyens de quitter leur grand logement pour un plus petit, souvent plus cher, et privent malgré eux·elles de jeunes familles d’un logement adéquat1. La démarche de la Commune se révèle ici exemplaire: privilégier les échanges de logements pour les locataires de villas ou appartements communaux, qui représentent 14% des logements totaux présents sur la commune2, en promettant un loyer similaire et en dessous du niveau du marché, afin de libérer de la précieuse surface locative à destination des familles. Cette approche équitable de la répartition de logements, chronophage en heures de présentations et de médiation, est notamment rendue possible grâce aux finances confortables de la commune3.
Une maison pour faire communauté, de l’extérieur à l’intérieur
Les aménagements extérieurs sont une véritable opportunité d’espace public pour la commune, et font partie d’une séquence qui s’intègre dans un contexte plus large de chemins piétons4: ils incluent un passage qui relie le chemin des Châtaigniers au centre sportif, voué à être emprunté par les élèves de l’école publique et par les promeneur·euses qui souhaitent rejoindre plus loin la forêt. Le nant des Châtaigniers renaturé, qui se jette dans le Vengeron, prend part à ce cheminement et marque la limite entre l’espace public et l’immeuble de logements.
À l’intérieur, l’esprit du projet se traduit par des espaces collectifs à chaque étage. Le patio central, situé au rez inférieur et accessible depuis les jardins, constitue l’espace le plus généreux. Ce lieu abrité est voué à accueillir des activités collectives pour les locataires. Grand espace vide sur trois niveaux et baigné de lumière par sa toiture en verre, il se veut, par sa matérialité minérale en béton, terre et terrazzo, un prolongement intérieur aux aménagements extérieurs. Il distribue par un escalier en béton préfabriqué les coursives menant aux appartements et pièces communes: au rez supérieur, une salle de sport et une buanderie; à l’étage, une cuisine commune spacieuse, une salle de lecture ainsi qu’une chambre d’ami·es. Toutes ces pièces communes prennent place dans les retraits du bâtiment, sont superposées aux accès, et leurs balcons respectifs font le lien avec l’extérieur. Dans les logements, une fenêtre dans la cuisine donnant sur les coursives invite à nouveau au contact entre habitant·es. Tous ces dispositifs visent au quotidien le partage, le lien social et la vie communautaire.
L’architecture de la maison bien tempérée
La volonté politique de la Commune a encouragé la valorisation des filières locales et des matériaux biosourcés. Technique et usage entretiennent ici une relation solidaire grâce à un système constructif majoritairement durable.
La terre et le béton du patio, qui ne fait pas partie de l’enveloppe thermique, revêtent un rôle de régulation hygrométrique: en hiver, la verrière de la toiture capte les rayons du soleil, dont la chaleur est stockée passivement dans les murs en terre et progressivement restituée; en été, les ouvertures de la verrière favorisent durant la nuit des échanges d’air entre l’extérieur et l’intérieur, dont la fraîcheur perdure le jour suivant; des voiles en toile se déploient sous toute sa surface afin de contribuer à la fraîcheur de l’espace. Les façades des appartements en épicéa suisse, avec leur forte capacité isolante, contribuent au confort climatique des logements. Enfin, le réemploi de matériaux de l’ancienne maison participe, malgré la démolition, aux exigences de durabilité, en réduisant l’énergie grise de la construction.
La mémoire de la maison
«Une discipline comme l’architecture, qui répond à des nécessités et des besoins, est sans cesse confrontée à l’exigence de célébrer et de réactiver la mémoire de la maison, sans s’y oublier. C’est-à-dire pour que la mémoire de la maison reste vivante.»5
Il est intéressant de mettre en perspective de ce projet la notion de «mémoire de la maison», telle que décrite par Jacques Lucan dans son ouvrage Habiter, ville et architecture à travers l’image «stéréotypée», «ordinaire», «vernaculaire» de la maison individuelle, et qui serait recherchée par la majorité des propriétaires et locataires. Cet imaginaire s’immisce dans chaque interstice du projet de la Maison des seniors, à commencer par son intitulé. Dans le contexte résidentiel de Pregny-Chambésy, les architectes proposent une réinterprétation de la typologie de la villa déjà présente dans la commune, avec des appartements réunis autour d’un patio commun, sous un toit. Et cela fait sens lorsqu’il s’agit d’offrir un nouvel habitat à une catégorie de la population6 qui a parfois passé la majeure partie de sa vie dans ce type de logement. Mais le défi, au-delà de faire appel à l’imaginaire de la maison, reste de projeter le·la futur·e habitant·e dans sa maison, qu’il·elle se l’approprie pour qu’elle prenne le sens anglais de home, son chez-soi.
A home is not a house
Peu avant l’inauguration, les autorités organisaient une visite de l’immeuble à destination de potentiel·les futur·es locataires, actuellement habitant·es de la commune. Leur réaction ne s’est pas fait attendre: «Trois pièces, cela sera trop petit! Même avec quatre je risque de me sentir à l’étroit, je suis trop habituée à ma maison actuelle.» C’est là que se met en œuvre la complexité du métier d’architecte, qui projette et construit pour d’autres: «Tous les planificateurs devraient apprendre qu’un abîme peut séparer les règles de rationalité d’un projet […] des règles de recevabilité par un public. Il faut donc apprendre à considérer l’acte d’habiter comme un foyer non seulement de besoins, mais d’attentes.»7 Aux attentes des locataires s’ajoutent les besoins du programme de logement pour seniors, qui répond à des normes d’aménagement précises.
La domesticité, le chez-soi, par opposition au commun, se révèle déjà sur les coursives qui distribuent les unités d’habitation: un luminaire au plafond au-dessus du paillasson et de la porte d’entrée caractérise chaque logement. Les quinze appartements se divisent en trois et quatre pièces, pour accueillir en principe une personne seule ou deux personnes en couple. Les surfaces des pièces sont généreuses8, et se prolongent encore davantage par un balcon ou une terrasse. La construction en bois, par opposition à la minéralité du noyau, se lit dans les logements par les poutres et colonnes apparentes ainsi que les sols en parquet, et sur les terrasses par un bardage teinté et un plancher brut. Elle s’invite donc dans l’habitation, participe à son intimité, et détourne l’attention des aménagements normés indispensables, tels que salles de bains pour personnes à mobilité réduite et cuisines disposées en «L» avec éléments aux couleurs contrastées.
La mémoire du lieu se révèle aussi par l’acte du réemploi. Un appartement et l’un des espaces collectifs réutilisent des éléments de la villa démolie: les portes intérieures, les portes d’armoires et le parquet laissent une trace tangible de l’ancienne propriétaire et de sa générosité envers sa communauté.
Porté par une volonté politique durable et résolument communautaire, le projet de la Maison des seniors offre des éléments de réponse à la problématique de pénurie de logements actuelle. Il est imprégné de différentes mémoires et aspire à en construire de nouvelles, après s’être manifesté dans un ultime geste: la résidence prend le nom de sa donatrice, comme un dernier hommage à celle qui aura fait don aux habitant·es de Pregny-Chambésy d’une nouvelle maison, d’un nouveau chez-soi.
Notes
1. Aïna Skjellaug, «En Suisse, les retraités sont coincés dans leurs logements trop grands», article paru dans Le Temps, publié le 10.02.2024
2. D’après l’ancien maire en charge du dossier.
3. Pregny-Chambésy est la 9e commune la plus riche du canton selon l’indice général de capacité financière fixé par le Conseil d’État, selon son communiqué hebdomadaire daté du 09.10.2024
4. Plan de synthèse du PDCom de Pregny-Chambésy, Urbaplan, 2024
5. Jacques Lucan, Habiter, ville et architecture, EPFL Press/Presses polytechniques et universitaires romandes, 2021
6. Marc Leutenegger (SWI), «Comment le changement démographique risque d’impacter le marché immobilier suisse», article publié sur le site de la RTS le 15.05.2025
7. Paul Ricoeur, «Architecture et narrativité», article paru dans la revue Urbanisme, 1998
8. En comparaison avec les surfaces minimales du Règlement d’exécution de la loi générale sur le logement et la protection des locataires (RGL), rsGE I 4 05.01, du 1er février 2025
Maison des seniors, résidence Christinger, Pregny-Chambésy (GE)
Maître d’ouvrage: Commune de Pregny-Chambésy
Architecture et direction de travaux: acau architecture
Ingénierie civile: Structurame ingénieurs civils
Ingénierie bois, sécurité: Charpente Concept
Ingénierie CVS: M+S Ingénieurs conseils
Ingénierie environnement et géologie: AB ingénieurs
Physique du bâtiment: atba architecture + énergie
Architecture du paysage: atelier adr
Maçonnerie: Implenia Suisse/Terrabloc
Construction bois (certification bois suisse): Lanthmann
Aménagements extérieurs: Jacquet
Chauffage: Hälg & Cie
Réalisation: 2024-2025
Coût total travaux TTC: 8 mio CHF