La bonne échelle

Editorial paru dans Tracés n°5/6 2012

Date de publication
26-02-2013
Revision
19-08-2015
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Notre confort matériel nous a fait oublier l’exceptionnelle valeur de l’eau. Aveuglés par les facilités offertes par notre développement, nous perdons parfois conscience que l’accès à l’eau reste un soucis majeur de l’humanité1. Un problème auquel des réponses techniques – certes partielles – sont possibles, pour autant qu’elles visent les bonnes cibles. Malheureusement, un survol des initiatives pour exploiter les eaux de certaines des rivières du continent asiatique montre que c’est rarement le cas. La plupart du temps, victimes de luttes portant sur des intérêts économiques, les projets finissent par négliger les causes qui les justifiaient initialement et ne bénéficient que peu aux populations proches.
En plus de la corruption et des intérêts géostratégiques des pays concernés, on peut se demander quelle est le rôle de la technique dans cet échec relatif. Plus que la technique elle-même, qui obtient des succès probants dans des cadres raisonnables, c’est en fait l’échelle territoriale sur laquelle celle-ci est mise en pratique qu’il s’agit de reconsidérer. Il faut se demander si certains modes d’action ne perdent pas de leur pertinence lorsqu’ils sont appliqués à des problématiques dont la complexité atteint les limites de nos capacités d’analyse. Il apparaît alors que c’est une nouvelle fois une question liée à la mondialisation : d’abord par le changement d’échelle, mais aussi par l’accroissement de l’efficience technique qu’elle impose aux pays pauvres, sans se préoccuper d’une récupération des moyens que ceux-ci déployaient jusque là pour répondre à leurs besoins.
L’approche technique – qui suppose une maîtrise possible de la nature par une démarche résolue – se heurte pourtant régulièrement à la violence sourde des éléments. A cet égard, l’eau qu’on prétend apprivoiser est souvent capable de brutalement détruire les plus orgueilleuses de nos réalisations. Confirmant ainsi son extraordinaire potentiel énergétique, l’eau tente peut-être d’exprimer une sorte de révolte pour signaler qu’elle n’a jamais été aussi maltraitée que depuis que l’homme prétend se soucier de sa gestion. Une révolte en fait sereine et dont la sagesse indienne offre une merveilleuse métaphore à travers l’histoire de l’ascète Narada2. Alors que Vishnu le charge d’aller lui chercher de l’eau avant de lui révéler le secret de sa Mâyâ3, Narada oublie très vite cette mission et se trouve entraîné dans les vicissitudes de la vie. Goûtant à un paisible bonheur familial, l’ascète se voit brusquement privé de tous ses biens terrestres par une inondation. Seul à pleurer au bord de la rivière redevenue calme après avoir emporté sa femme et ses enfants, l’ascète entend Vishnu lui murmurer par l’intermédiaire du vent : « Mon enfant, où est mon eau ... ? »

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