Infrastructures routières: observation et évaluation des risques
Si l’usage des technologies et des normes participe à la prévention des dangers, il n’est bénéfique que si les décisions retenues intègrent l’expertise de spécialistes qui, ironie du sort, doivent justement prendre des risques pour définir des mesures efficaces mais économiquement supportables. Présentation de deux outils cantonaux censés les soutenir dans cette tâche délicate.
Les dangers naturels auxquels sont généralement confrontés les responsables de réseaux routiers sont de nature gravitaire. Ils se composent, outre les avalanches, surtout de glissements de terrain (lents ou rapides), de laves torrentielles (coulées boueuses pouvant charrier de gros éléments) ou de chutes de blocs. À l’instar de ce qui se pratique dans les cantons de Vaud et du Valais dans le cadre de la gestion intégrée des risques naturels, la prévention des dégâts sur les routes commence par la surveillance in situ qui peut être entreprise selon différentes méthodes.
Surveillance et instrumentation
La première stratégie, utilisée dans les deux cantons, consiste à faire appel au recensement des événements passés, enregistrés soit dans les archives, soit dans la mémoire des collaborateurs des services concernés. Ce travail d’enquête permet tout d’abord de situer relativement facilement la majorité des tronçons de route susceptibles de subir des dégâts dus aux forces naturelles, mais aussi d’identifier la nature et l’origine des dangers dont ces secteurs peuvent être victimes.
Les lieux concernés peuvent alors être l’objet d’une attention particulière, que ce soit à travers une surveillance accrue in situ par le personnel chargé de l’entretien ou alors par l’instrumentation des zones concernées par les dangers. Différents systèmes de mesures (points géométriques, inclinomètres, piézomètres, etc.) peuvent être installés. Il s’agit ici de démarches qui ne sont pas prioritairement entreprises pour éviter les événements naturels, mais surtout pour limiter leur impact sur les usagers. La récolte automatisée de mesures in situ permet de suivre l’évolution et mieux comprendre certains mécanismes afin d’anticiper l’occurrence d’événements graves pouvant nuire aux infrastructures et à leurs usagers. Ces mesures sont combinées avec des inspections régulières sur le terrain afin d’analyser le phénomène et réduire, dans la mesure du possible, les risques de dommages.
En plus des mesures à proprement parler, la surveillance se fait aussi à l’aide de capteurs pour détecter des chutes de pierre ou la formation de laves torrentielles. Il est alors possible de définir des valeurs limites à partir desquelles se déclenchent différentes actions automatisées, allant de l’envoi d’un SMS à un collaborateur à l’interruption immédiate du trafic par des feux de signalisation sur un secteur délimité.
Système valaisan de télésurveillance Guardaval
Le système Guardaval a été élaboré à la suite des intempéries des années 1990 et 2000. Dans un premier temps, il s’agissait d’un programme de surveillance des falaises ayant pour objectif de suivre en temps réel l’évolution de fissures mesurées in situ par des extensomètres et pouvoir ainsi anticiper la chute éventuelle de compartiments rocheux. Deux ans après sa création en 2003, cette première version du portail Guardaval.net a été étendue pour accueillir des mesures hydrométriques effectuées afin d’assurer une veille hydro-météorologique du territoire valaisan. Cette veille a été déplacée en 2012 dans un portail spécifique, polhydro. À partir de 2016, plusieurs autres portails prototypes ont été développés pour la surveillance de différents phénomènes (laves torrentielles et glaciers rocheux, mouvements de versants, etc.) et il a été décidé de les regrouper tous sous un seul portail cantonal de surveillance des dangers naturels.
La récolte de ces différents éléments avait notamment pour but d’accroître la surveillance des phénomènes naturels pouvant générer des risques sur les activités humaines, ceci afin de réduire l’ampleur, et surtout les coûts, des travaux nécessaires pour protéger les zones concernées tout en garantissant la sécurité des personnes. Au fil des années, la quantité de données disponibles pour surveiller les dangers naturels n’a cessé de s’accroître.
En Valais, ce sont les communes qui portent les responsabilités relatives aux dangers naturels survenant sur leurs territoires, quand ils ne portent pas sur une infrastructure cantonale ou nationale. À la suite de l’entrée en vigueur de la loi sur la protection de la population et la gestion des situations particulières et extraordinaires (LPPEx) en 2013, elles ont l’obligation d’avoir dans leur état-major une cellule dangers naturels ainsi que des observateurs spécialisés. Pour remplir leur devoir, ceux-ci devaient accéder quotidiennement à de nombreux sites distincts pour disposer des données nécessaires à l’évaluation de la situation de leur commune. Souhaitant faciliter leur tâche, le Canton a décidé, en 2018, de regrouper toutes les données de surveillance au sein d’une plateforme unique consacrée au monitoring des dangers naturels. Pour le faire, il a adapté la structure de la base de données de Guardaval afin de généraliser son usage pour la mise à disposition des données ayant trait à la surveillance des dangers naturels. C’est ainsi qu’est né le portail actuel, guardaval.vs.ch.
Le système est capable de procéder à un premier traitement des données consistant à définir différentes valeurs seuils – éveil, alarme et alerte – utiles pour anticiper les événements dangereux. En plus de pouvoir facilement être consultés par site et visualisés sur une carte dans Guardaval (avec un code couleur pour les valeurs seuils), les dépassements des valeurs d’alarme ou d’alerte sont automatiquement transmis par SMS ou par courrier électronique aux personnes devant y réagir. Si l’accès à Guardaval n’est pas public, il est en revanche facile à obtenir pour les bureaux d’étude ayant des mandats en rapport avec les dangers naturels. Le système compte actuellement près de 250 utilisateurs et concerne quelque 200 sites instrumentés dont les données proviennent de plus de soixante fournisseurs.
En plus de la mise à disposition des données dans Guardaval, l’État soutient les communes en subventionnant l’essentiel de leurs tâches, en proposant un appui technique spécialisé par les ingénieurs ou les géologues du nouveau Service des dangers naturels (SDANA) et en assurant la formation des observateurs dangers naturels. Concernant la sécurité des routes cantonales, les voyers sont responsables de prendre les décisions concernant leurs routes. Les ingénieurs et géologues du SDANA sont à leur disposition pour l’analyse des dangers et collaborent avec eux et les bureaux mandatés dans la cadre des projets d’étude et lors des interventions nécessaires.
Plans d’action dans le canton de Vaud: standards & objectifs de protection
Si surveiller les dangers naturels permet de réduire considérablement les dommages qu’ils peuvent engendrer, cela ne suffit toutefois pas. Depuis 1963, les archives de la Direction générale de la mobilité et des routes (DGMR) du Canton de Vaud recensent plus de 700 cas de dégâts des forces de la nature (DFN). Depuis 2009, une quinzaine de nouveaux cas sont annoncés chaque année, un nombre susceptible d’augmenter en fonction de l’occurrence d’événements météorologiques exceptionnels comme ceux de 2018, 2019 et 2021. D’un point de vue légal, la loi sur les routes stipule que «l’autorité cantonale compétente doit intervenir immédiatement pour remédier au danger provenant d’un phénomène naturel» (LRou, art 24).
Dans cette optique, la DGMR a entamé une évaluation progressive des secteurs routiers recensés comme exposés à des dangers naturels gravitaires (hors avalanches). Ce travail se base sur l’application de la directive Standards & objectifs de protection cantonaux (SOP), éditée par la Direction générale de l’environnement (DGE). Une directive qui date du 30 octobre 2019 et doit «permettre de déterminer les déficits de protection liés aux dangers naturels, évaluer les risques et, au besoin, élaborer les stratégies d’action pour s’en prémunir».
- Les SOP y sont définis à travers deux niveaux de protection: l’objectif de protection correspond au niveau de risque acceptable que les autorités souhaitent atteindre et maintenir – il s’agit d’un objectif à long terme;
- le standard minimum de protection indique la limite de tolérance maximale des autorités par rapport au risque – un dépassement de ce seuil signifie que le risque est inacceptable et que des mesures doivent impérativement être prises pour le réduire.
Ces deux seuils correspondent respectivement aux limites dans lesquelles l’ingénieur dispose d’une certaine marge d’appréciation du risque, ceci dans une perspective durable du point de vue écologique, économique et social. La directive comprend une méthodologie propre aux voies de communication qui, «de par leur linéarité et leur utilisation, sont des objets particuliers, différents des zones d’aménagement et des constructions ponctuelles» et nécessitent dès lors «une approche spécifique concernant la définition des objectifs de protection». Et aussi parce que ce sont des infrastructures existantes dont la protection ne procède pas d’une problématique d’aménagement du territoire, comme c’est le cas pour les SOP développés par le DGE.
Cette démarche a par exemple été mise en pratique par le bureau Norbert sur un tronçon d’une longueur d’environ 370 mètres de la route cantonale RC252 entre Lignerolle et Montcherand soumis à des chutes de blocs. La route, qui fait partie du réseau cantonal de base, appartient à la catégorie d’ouvrage CO II et les calculs pour ce tronçon le situent dans la classe d’exposition CE II. Cette combinaison implique l’utilisation de la matrice VoCo 3. Dans le cas de la RC252, les scénarii analysés pour le secteur ayant montré que les situations de risque avec un temps de retour (TR) de 5 ans sont de faible intensité, les scénarii déterminés pour le secteur sont classés dans la matrice VoCo3 (ill. ci-contre) et montrent les niveaux de risque suivants:
- TR 5 ans: usage peu compatible avec le danger (niveau 2) le standard minimum de protection est donc atteint, mais pas l’objectif de protection;
- TR 30 ans: usage peu compatible (niveau 2) ou incompatible (niveau 3) avec le danger le standard minimum n’est pas atteint sur toute la longueur du tronçon étudié;
- TR 100 ans: usage compatible (niveau 1) ou peu compatible (niveau 2) avec le danger le standard minimum est atteint;
- TR 300 ans: usage compatible (niveau 1) avec le danger l’objectif de protection est systématiquement atteint.
Les mesures à entreprendre doivent donc impérativement permettre d’atteindre le standard minimum de protection pour des événements de temps de retour jusqu’à 30 ans (niveau 3 incompatible en intensité forte). Dans le cas présent, quatre variantes de protection ont été envisagées:
- variante 1: purge et clouages ponctuels limités – cette mesure garantit toujours le standard minimum, mais l’objectif de protection n’est atteint que pour des événements jusqu’à 30 ans;
- variante 1 bis: purge et clouages ponctuels conséquents – cette mesure garantit toujours le standard minimum, l’objectif de protection est systématiquement atteint pour des événements jusqu’à 30 ans, localement pour des événements jusqu’à 100 ans;
- variante 2: purge, clouages ponctuels et treillis plaqués partiels – cette mesure garantit les mêmes niveaux de protection que la 1bis;
- variante 3: purge, clouages ponctuels, treillis plaqués complets et sept filets pare-pierres de 100 kJ, 250 kJ et 500 kJ – cette mesure garantit systématiquement le standard minimum et l’objectif de protection est atteint pour des événements jusqu’à 100 ans.
Ces variantes ayant des coûts différents, il a finalement été décidé de réaliser la variante 1bis. En effet, lors de l’étude, l’efficacité des solutions proposées est évaluée en termes de risque résiduel après protection et il est alors opportun de vérifier si des mesures supplémentaires permettent d’atteindre l’objectif de protection et à quel coût. Lorsque ce coût est marginal, la variante choisie est celle qui permet d’atteindre l’objectif de protection avec des mesures supplémentaires. Dans le cas contraire, la variante choisie est celle qui atteint le standard de protection.
De la place pour la réflexion et la prise de risque
Les exemples donnés ici démontrent à eux seuls que les technologies ou les normes ne peuvent suppléer à la nécessité d’expertise. S’il est bien sûr possible et souhaitable, tant en matière de surveillance, d’évaluation ou de prévention, de définir des méthodologies ou des valeurs seuils afin d’obtenir une vision aussi synthétique que possible de la réalité, il est en revanche illusoire de penser que ce genre de démarche puissent être à même de justifier les décisions à prendre. Celles-ci exigent de la réflexion et de l’inventivité. Mais aussi une propension à accepter de prendre certains risques qui n’est guère encouragée de nos jours.
Jacques Perret est ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS. Il tient à remercier Guillaume Favre-Bulle et Alexandre Vogel, géologues au Service des dangers naturels du Canton du Valais, et Thierry Buchs, ingénieur civil EPFL et expert géotechnique à la Direction générale de la mobilité et des routes du Canton de Vaud, pour l’aide apportée pour la rédaction de cet article.