Il est venu le temps des char­pentes bois

Les architectes ne sauraient plus dessiner des projets en bois. C’est le lourd constat établi lors du dernier Salon Bois de Bulle. Pourtant, une vitrine européenne comme celle de la reconstruction de la charpente de Notre-Dame de Paris en témoigne : les savoir-faire sont encore là, ils doivent désormais réinfuser la construction contemporaine.

Date de publication
14-05-2023

Le Salon Bois à Bulle est le rendez-vous annuel des métiers du bois : on s’y informe sur les nouveaux produits en lien avec ce matériau, on y admire le travail des tavillonneur·euses ou on y découvre les projets les plus récents, en déambulant dans la halle, dessinée à la fin des années 1990 par Galletti Matter architectes. Le 10 février dernier, la lumière d’hiver vibrait entre les longues verticales des piliers en métal et les tirants doubles en bois qui tendent les sheds. À l’étage, derrière la façade borgne, se tenait un séminaire organisé par Michel Niquille (consultant bois) portant sur les charpentes historiques. À la table des invité·es: Vincent Steingruber, collaborateur scientifique pour le Service des biens culturels de Fribourg, Marc Jeannet, ingénieur civil et charpentier, Fabrice Macherel, architecte, Jean-Luc Sandoz, ingénieur, et enfin Fanny Vidale, charpentière.

Les architectes ne savent plus parler la langue du bois

«Bâtiments historiques, quelle place pour le bois?» On aurait pu croire le sujet réservé aux expert·es du patrimoine, voire aux nostalgiques; et on aurait eu tort, puisqu’aujourd’hui, en Suisse, 1 bâtiment sur 29 serait recensé à l’inventaire des biens culturels1. Des bâtiments fréquemment édifiés en bois ou en pierre, matériaux omniprésents dans la construction il y a quelques siècles, d’où l’importance de bien comprendre ce patrimoine, afin de pouvoir intervenir sur sa substance, ne serait-ce que pour le restaurer ou le transformer.

Ce jour-là, on a rappelé qu’il y a aussi eu des périodes de l’histoire où l’on était plus précautionneux: la charpente du 16e siècle de la halle aux grains de l’Hôtel cantonal existe depuis 400 ans, les jacquemarts du 20e siècle ont quant à eux tenu… 20 ans.

«Les constructions érigées aux siècles précédents étaient pensées pour traverser les générations futures, explique la charpentière Fanny Vidale. Nos ancêtres charpentiers avaient une autre notion que nous de la valeur du bois: en effet le travail d’abattage et d’équarrissage étaient déjà une épreuve… avant même de commencer à tailler une poutre! Puis les tracés et taillages des assemblages se faisant manuellement, avec toute l’énergie que cela nécessite, on peut aisément s’imaginer le soin nécessaire pour réaliser chaque pièce. C’est pourquoi, lorsque l’on construisait, on le faisait pour longtemps!» Elle évoque aussi la disparition progressive de certaines techniques anciennes, remplacées progressivement par la numérisation. Une perte de connaissances qui aurait, selon Vincent Steingruber, collaborateur scientifique pour le Service des biens culturels de Fribourg, des conséquences sur la qualité des projets contemporains.

Il martèle qu’«aujourd’hui, il n’y a pas suffisamment de bons projets en bois soumis dans le canton2» et cite tout de même en modèle quelques réalisations récentes: un immeuble de logements à Vaulruz (2021, Dreier Frenzel); le centre nautique de Nant (2021, Atelier Pulver); la passerelle des Buissons à Bulle (2023, RBCH architectes et Gex&Dorthe ingénieurs)3. Mais il note que «la majorité des projets soumis actuellement sont d’une banalité affligeante, en plus d’être inadaptés au lieu. Généralement, une expression bois se traduit par quelques planches lancées en façades, pour faire joli. Ce n’est pas ce que j’appelle la culture du bâti.»

Notre-Dame: une reconstruction mise en vitrine

Alors comment construire à nouveau qualitativement en bois? Le débat de Bulle s’inscrit dans un climat européen favorable à ce matériau, quasiment considéré comme l’une des solutions miracles pour lutter contre le réchauffement climatique. Mais comme le rappellent certain·es expert·es, telle Fanny Vidale, le bois mis en œuvre aujourd’hui est fréquemment un matériau composite : les colles utilisées, en plus d’être rarement écologiques, sont de potentiels points faibles pour les assemblages. Et ces matériaux nouveaux sont générateurs de solutions standardisées: on ne respecte pas, ou seulement partiellement, les caractéristiques du bois, puisque la colle permet à la matière de travailler dans plusieurs directions, en superposant des panneaux dont la fibre est orientée selon plusieurs axes. Bref, on conçoit souvent aujourd’hui en bois comme on le ferait en béton préfabriqué.

Pourtant, les savoir-faire du bois sont encore là. C’est sur ce point que se sont accordé·es les experts·es du séminaire, mais c’est aussi ce que montre actuellement, à plus grande échelle, la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris, dont l’incendie d’avril 2019 avait tant ému. Au-delà du drame, le chantier est actuellement une formidable vitrine pour ces métiers ancestraux: forestier·ère, charpentier·ère, facteur·ice d’orgue… Certains sont en tension, mais les traditions et les compétences multiséculaires existent toujours. Pour accompagner le projet, l’établissement public chargé de la conservation et de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris ainsi que la Cité de l’architecture ont monté une exposition4 qui présente le déroulement et les enjeux du chantier. S’il s’agit avant tout d’une opération de communication qui peut sembler un peu creuse aux yeux des professionnel·les, elle n’en est pas moins un laboratoire vivant pour les recherches sur le patrimoine. La fermeture au public de la cathédrale est en effet une occasion rare d’effectuer des recherches sur les parties difficilement accessibles: le groupe de travail métal a découvert par exemple l’existence d’agrafes qui permettaient de fixer certaines pierres, ce qu’on ignorait jusqu’à présent.

Pour les métiers du bois, la reconstruction de la forêt – comme on appelle la charpente de la cathédrale – est un événement majeur. L’abattage du dernier chêne nécessaire s’est déroulé symboliquement de manière manuelle en février dernier dans la forêt domaniale de Bellême, dans l’Orne (F). En tout, ce sont près de 2000 arbres, issus de tout l’Hexagone, qui permettront la reconstruction de la flèche, la voûte et la croisée du transept, ainsi que de la nef et du chœur de la cathédrale.

Le chantier de près de 5000 m3 de bois massif de la cathédrale Notre-Dame est certes spectaculaire, mais il reste bien derrière d’autres qui se déroulent actuellement en Europe. On peut nommer par exemple celui du Campus de l’Arboretum à Nanterre (125 000 m2, 32 400 m3 de bois massif), celui d’Ecotope (25 000 m2), qui devrait démarrer bientôt sur le campus de l’EPFL, ou encore ceux qui se déroulent actuellement à Bluefactory, à Fribourg. Espérons qu’à l’image de leurs ancêtres, ces nouvelles constructions seront capables de durer – et de se transformer.

Trait de charpente ou l’art de travailler avec l’existant

 

Lors du Salon Bois de Bulle, la charpentière Fanny Vidale a expliqué avec précision son métier ancestral, mais qu’elle définit elle-même comme fragile. En cause? La disparition progressive de l’art du trait de charpente et des techniques anciennes, remplacés aujourd’hui par les machines numériques. Cette étape manuelle se déroule après l’abattage, l’équarrissage et le sciage des grumes, tâches réalisées par le ou la bûcheron·ne. Elle commence par une épure au 1:20 de la charpente à réaliser. Ensuite le dessin est reporté à même le sol à l’aide d’un cordex et d’une craie, puis les bois sont mis sur l’esquisse et piqués, ce qui signifie que chaque intersection des pièces est tracée à l’aide d’un fil à plomb. Les pièces sont ensuite marquées à l’aide d’une rainette, qui permet de graver dans le bois, ce qui est plus pratique qu’un trait de crayon en cas d’intempérie sur le chantier. «Le marquage doit sauter aux yeux. Le chantier, ce n’est pas une chasse au trésor, il faut être efficace», commente Fanny Vidale. Le marquage en charpenterie répond à une numérotation qui évoque les chiffres romains, mais cardinale, pour éviter les erreurs de lecture lorsque les éléments sont tournés. Le taillage des bois, fait avec des machines portatives, permet ensuite l’assemblage, qui est le plus souvent testé avec une remise sur épure, au sol, pour corriger les éventuelles erreurs – «c’est plus simple que lorsqu’on est sur le chantier à 12 m de haut».

 

L’art du trait de charpente, en usage depuis le 13e siècle, aurait été élaboré en même temps que la stéréotomie. Ce serait même cet art qui serait à l’origine de la géométrie descriptive inventée par Gaspard Monge en 1766. Même si l’UNESCO a inscrit cette technique sur la liste de son patrimoine culturel immatériel en 2009, elle n’est plus apprise aujourd’hui que de manière sporadique. À tort, selon Fanny Vidale, car elle permet de travailler sur les vieux bois tordus, non standardisés. «C’est une technique qui marchera toujours pour la rénovation et c’est pourquoi elle doit être enseignée et mise en œuvre.»

 

Texte rédigé sur la base de la présentation «La charpente, ce métier ancestral qui a traversé les siècles et pourtant si fragile aujourd’hui», donnée par Fanny Vidale au Salon Bois, le 10.02.2023

Notes

 

1 Texte de présentation du séminaire «Bâtiments historiques, quelle place pour le bois?», Salon Bois 2023

 

2 On notera que, à l’instar de son cousin fribourgeois qui a modifié sa législation en 2014 déjà pour favoriser l’utilisation du bois dans la construction, le Canton de Vaud vient d’annoncer qu’il lançait un programme de subventions de 1,5 million de francs, afin d’encourager l’usage du bois local dans les projets de nouveaux bâtiments.

 

3 Philippe Morel, «Passerelle des Buissons à Bulle: simplement complexe», TRACÉS 2/2023

 

4 Exposition jusqu’au 29.04.2023. «Notre-Dame de Paris. Des bâtisseurs aux restaurateurs», Cité de l’architecture, Paris

Magazine

Sur ce sujet