Hors-site mais pas hors-sol

Pourquoi la construction hors-site est-elle de nouveau abordée, et quelles sont ses implications contemporaines ? C’est sur cette question que s’est penchée la récente exposition Hors-site (mais pas hors-sol), qui s’est tenue à la Maison de l’Architecture Île-de-France en automne 2023. Explications de l’un de ses commissaires.

Date de publication
18-03-2024

La construction hors-site, prolongement historique de la préfabrication, a certainement toujours existé, mais c’est au début du 19e siècle, dans le contexte de la première révolution industrielle, qu’elle prend réellement forme: le système balloon frame aux États-Unis, par exemple, se démocratise grâce à l’industrialisation du clou et des systèmes de découpe de bois automatisés. Fruit d’expérimentations importantes pendant la Seconde Guerre mondiale et les années 1970, la préfabrication a par la suite été contestée car elle était associée à la standardisation et au sentiment d’aliénation provoqué par les grands ensembles.

Aujourd’hui, la préfabrication semble réapparaître sous une forme nouvelle, la construction hors-site – en anglais off-site construction. Ce changement de terminologie reflète un véritable ajustement: il s’agit d’inclure d’autres aspects à la préfabrication, tels que les impacts économiques, temporels, sociaux, environnementaux et même sanitaires.

Le secteur du bâtiment et de la construction est responsable de 23 % des émissions de CO2 en France, 25 % en Suisse1, et de plus d’un tiers en Europe et dans le monde2. Selon une enquête de l’INSEE menée en France en 20203, ce secteur affiche le taux d’innovation le plus faible par rapport à d’autres. D’une manière ironique, malgré l’urgence, le changement tarde à s’opérer. Ce paradoxe n’est pas le seul auquel nous sommes confrontés.

Accélérer la construction

Premièrement, il est impératif de répondre au besoin en logements en raison du vieillissement continu de la population, de la croissance démographique et de la tendance à la décohabitation. Selon les projections démographiques, la France aurait besoin de 400 000 logements supplémentaires d’ici 20354. Cela nécessite une production plus rapide, face à un marché en déclin ces dernières années, et plus économique, surtout face à la hausse des prix des matériaux et de l’énergie. Cette exigence doit être confrontée à la demande croissante de qualité et de confort des logements (qui ont diminué au cours des 20 dernières années5).

Or, selon les études d’un cabinet de conseil6, le processus de préfabrication, s’il est soutenu par une chaîne bien structurée, pourrait entraîner une réduction des délais de conception et de réalisation de 20 % à 50 % et une diminution des coûts pouvant aller jusqu’à 20 %. C’est probablement pour ces raisons que la construction hors-site s’est largement répandue ces dernières années dans certains pays où elle a pu trouver des conditions de développement plus favorables. Il est difficile de connaître les chiffres réels. En revanche, de nombreux acteurs de l’immobilier présentent des données très positives : de 13 % en Suisse à 15 % au Japon, 20 % en Allemagne et jusqu’à 33 % à Singapour, et près de 50 % en Suède7.

Du hors-site pour un site occupé

Deuxièmement, la question de la rénovation des bâtiments existants doit être abordée puisqu’elle représente une source potentielle de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur du bâtiment (en France, elle est estimée à près de 25 %8). Or l’intervention sur le patrimoine existant implique fréquemment des travaux en sites occupés ou dans des zones urbaines denses. Cela engendre non seulement des défis techniques, mais également le risque d’entraîner des répercussions négatives sur la vie des résident·es, telles que des perturbations dans leur quotidien, une pollution sonore et atmosphérique, ainsi qu’un impact sur les flux urbains. C’est un sujet particulièrement délicat pour les administrations.

La construction hors-site peut-elle contribuer à l’amélioration du cycle de vie des bâtiments et des matériaux? Certains projets semblent le confirmer en explorant le potentiel de la préfabrication et de la conception modulaire appliquées à la rénovation des bâtiments. Pour des raisons évidentes de logistique et de rapidité d’exécution, la construction hors-site pourrait bien s’imposer dans bien des cas de figure.

Répondre à l’imprévisibilité

Le troisième élément à prendre en compte est l’imprévisibilité des besoins futurs, c’est-à-dire la capacité à faire face à l’incertitude. Cela inclut la variation des besoins en équipements publics liés à l’éducation ou aux services de santé (comme nous l’avons douloureusement constaté pendant la période Covid), aux flux migratoires et à l’accueil de personnes sans abri.

Ces défis se mêlent à des questions cruciales d’inclusion sociale, de genre, de conditions de travail, et de compétences de la main-d’œuvre. Dans ce contexte, la construction hors-site émerge comme une solution stratégique car elle représente l’opportunité de repenser profondément le processus et les acteurs impliqués, de réajuster la chaîne de conception et d’exécution. Parce que ce mode constructif est plus réactif, il se révèle mieux adapté aux réalités contemporaines.

Réduire les déchets, réduire les émissions

En abordant la question sous un angle environnemental, les réflexions deviennent encore plus pertinentes. Selon le rapport Farmer Review de 20169, commandé par le gouvernement britannique, la production en atelier pourrait permettre de réduire les déchets de chantier de 90 %. En déplaçant la production et l’assemblage en atelier, la production de déchets se verrait considérablement réduite, grâce à un processus standardisé, optimisé et réalisé dans des conditions environnementales contrôlées. Une autre conséquence directe de cette délocalisation serait une réduction significative, d’environ 20 %, des problèmes de trafic et de pollution induits par un chantier classique10.

Une étude de l’Université de Cambridge et d’Édimbourg11 a analysé deux projets modulaires à grande échelle réalisés à Londres par l’agence HTA Design, la tour Ten Degrees à Croydon (2021) et l’immeuble The Valentine à Redbridge (2020). Elle conclut à une réduction des émissions de CO2 respectivement de 41 % et de 45 % grâce à l’utilisation de la construction hors-site et l’emploi d’éléments modulaires tridimensionnels. Ces chiffres donnent de bons espoirs quant au développement de ce mode constructif !

Enjeux sociétaux

D’autres potentiels sociaux intéressants émergent de l’approche hors-site. La filière permettrait une plus grande inclusivité sociale et de genre. Par exemple, quelques études de cas en France12 montrent un taux d’inclusivité féminine plus élevé que la moyenne du secteur de la construction (12 %). La société HVA, qui produit des salles de bains préfabriquées, annonce une présence féminine de 35 %, tandis qu’Ossabois, une entreprise spécialisée dans la construction modulaire en bois, a une moyenne de 25 %, atteignant même 70 % dans le cas particulier de la reconversion d’une usine dans les Vosges qui a absorbé le personnel féminin déjà présent.

Aussi, en ce qui concerne les conditions de travail des ouvriers et des ouvrières, les avantages semblent significatifs. Le déplacement d’une bonne partie de la construction en usine plutôt que sur le chantier permettrait de réduire drastiquement le temps passé dans les transports tout en travaillant dans des conditions environnementales plus favorables. Non seulement la production en usine n’est pas affectée par les saisons et les variations météorologiques, mais les conditions de travail sont également moins difficiles et les risques diminuent. Selon les données du gouvernement britannique, la construction en atelier ou en usine réduit le taux d’accidents mortels de 75 %13 et les troubles musculosquelettiques des travailleur·euses de 50 %14.

Nouvel artisanat

Enfin, la construction hors-site joue un rôle fondamental dans le retour de techniques artisanales laissées de côté par l’industrialisation. Poussés par l’utilisation de matériaux à faibles émissions de carbone, par des processus plus responsables et grâce au développement du numérique et des machines à commande numérique (CNC), nous redécouvrons actuellement l’utilisation de matériaux naturels (terre, bois, paille, pierre, etc.). Des méthodes de construction préindustrielles qui s’industrialisent, donc. En parallèle, une culture artisanale réémerge et se démocratise. Les matériaux naturels qui étaient autrefois réservés à des architectures régionalistes ou à la restauration de bâtiments historiques sont de plus en plus appliqués à de nouveaux bâtiments urbains.

À la lumière de ces données et des contingences actuelles (énergétiques, environnementales, etc.), l’attention nouvelle vers la préfabrication et la construction hors-site trouve une explication évidente. Cette opportunité n’a pas échappé aux architectes et concepteur·rices. Une nouvelle génération de projets cherche à exploiter le potentiel de la construction hors-site pour répondre aux nouvelles exigences de qualité architecturale et environnementale. Certaines thématiques communes émergent du corpus de projets que nous présentons ici. Dans chacun, nous redécouvrons des intuitions justes du passé qui trouvent une nouvelle vie au service d’un avenir durable. Toutes les solutions développées ici sont hors-site. Mais pas hors-sol !

Notes

 

1 Indicateurs de l’évolution des émissions de gaz à effet de serre en Suisse, Office fédéral de l’environnement OFEV, avril 2023

 

2 United Nations Environment Programme, 2020 Global Status Report for Buildings and Construction: Towards a Zero-emission, Efficient and Resilient Buildings and Construction Sector, Nairobi, 2020 – globalabc.org

 

3 Insee, Capacité à innover et stratégie (CIS) [en ligne], 2020. Disponible sur insee.fr

 

4 Benjamin Bour, Guillaume Braun, Véronique Bruniaux, D’ici 2035, un besoin de 426 000 logements supplémentaires [en ligne]. INSEE Analyses Hauts-de-France, Statistiques et Études, n° 104, novembre 2019. Disponible sur insee.fr

 

5 Institut des Hautes Études pour l’Action dans le Logement (IDHEAL), Nos logements, des lieux à ménager, Étude sur la qualité d’usage des logements collectifs construits en Île-de-France entre 2000 et 2020, août 2021

 

6 Nick Bertram, Steffen Fuchs, Jan Mischke, Robert Palter, Gernot Strube, and Jonathan Woetzel, Capital Projects and Infrastructures, Modular construction: From projects to products [en ligne]. McKinsey & Company, juin 2019. Disponible sur: mckinsey.com

 

7 Ces chiffres sont tirés de Savills, A modern approach to construction [en ligne], mai 2020, Savills Research using CITB, UC Berkeley Terner Center for Housing Innovation, RICS, Association of German Prefabricated Building Manufacturers, Roland Berger, US Census Bureau, Canadian Manufactured Housing Institute, US Modular Building Institute, Boston Consulting Group, Chinese Department of Energy Conservation, Science & Technology, Singapore Housing & Development Board, McKinsey. Étude disponible sur : savills.com

 

8 Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, Feuille de route décarbonation du cycle de vie du bâtiment. Les propositions de la filière. Janvier 2023

 

9 Mark Farmer, The Farmer Review of the UK Construction Labour Model, Construction Leadership Council (CLC), 2016

 

10 Bryden Woods, “Delivery Platforms for Government Assets: Creating a marketplace for manufactured spaces”, in Mtech n/a, WAS 003-003: Offsite Construction Case Study – Waste Reduction Potential of Offsite Volumetric, 2017

 

11 “Two case studies: Ten Degrees towers in Croydon and The Valentine Redbridge”, in Report of University of Cambridge and Edinburgh, Napier University, 2022

 

12 Ministère chargé du logement, L’industrialisation de la construction, 2021

 

13 RIDDOR, 2017/2018 – 2021/2022

 

14 Données de 2015/2016 – 2017/2018, Labour Force Survey (Construction Statistics in Great Britain, 2018, HSE)

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