Gestion de l’entretien des chaussées: mettons à profit les modèles 3D
Les techniques de mesures de l’état des chaussées ne cessent de s’améliorer, à tel point qu’il est aujourd’hui possible d’obtenir des modèles 3D très précis des revêtements. Malheureusement, les responsables de la gestion de l’entretien ne tirent qu’un faible bénéfice de ces progrès par manque d’innovation et de recherche dans le domaine de leur exploitation.
En Suisse, la gestion de l’entretien des chaussées est régie par la norme VSS 40 925b Gestion de l’entretien des chaussées – Relevé d’état et appréciation en valeur d’indice. Cette norme s’appuie sur des relevés d’état, effectués en principe périodiquement tous les 4 à 5 ans, qui sont ensuite transformés en indices d’état allant de 0 à 5 et qui caractérisent:
- les dégradations de surface (indice I1),
- la planéité longitudinale (indice I2),
- la planéité transversale (indice I3),
- la qualité antidérapante (indice I4),
- la portance (indice I5).
Pour l’indice I1 des chaussées bitumineuses, on doit procéder au relevé visuel de cinq différents types de dégradations de surface (surface glissante, dégradations du revêtement, déformations du revêtement, dégradations structurelles, réparations). L’évaluation de chacune des dégradations se fait par l’intermédiaire d’une étendue et d’une gravité déterminées par un expert. Pour les indices I2, I3 et I5, il s’agit à chaque fois de mesures géométriques, en rapport direct et univoque avec la géométrie de la surface de la chaussée pour les deux premiers, sous l’effet du passage d’une charge pour le troisième. Quant à l’indice I4, il est déterminé par la mesure d’un coefficient de frottement selon une procédure standardisée.
Modèle 3D et image vidéo
Initialement, les mesures utilisées pour déterminer ces indices devaient être effectuées «à la main» in situ, dans certains cas à l’aide d’appareils de mesure mécaniques. Avec le perfectionnement des méthodes de mesure (laser, photo, vidéo), les sociétés spécialisées dans les relevés d’état ont vu les possibilités offertes pour effectuer les relevés se multiplier, tout particulièrement pour les trois premiers indices: le relevé des dégradations de surfaces se base sur l’analyse d’images alors que les planéités longitudinale et transversale sont automatiquement calculées à partir de profils relevés au laser. Ces moyens de mesure font qu’il est aujourd’hui possible d’obtenir des modèles 3D de la surface des routes qui, combinés avec les images vidéo saisies en continu pendant les relevés, permettent d’effectuer des mesures très précises des dégradations de surface des chaussées, notamment de la fissuration.
Des données sous-exploitées
Malheureusement, ces modèles ne sont en général exploités que pour calculer certains des indices présentés précédemment, ce qui se traduit par une importante détérioration de la qualité de la mesure initiale. Le calcul aboutit à une normalisation sur une échelle allant de 0 à 5, dont l’interprétation est souvent délicate, même pour un spécialiste. Ces indices, qui n’offrent donc qu’une image très approximative de l’état réel de la chaussée, sont ensuite utilisés, d’une part, pour suivre l’évolution de l’état des chaussées et, d’autre part, pour planifier les mesures d’entretien nécessaires à plus ou moins long terme.
Compte tenu de la précision des modèles 3D et des images vidéo, il est regrettable que rien ne soit réellement entrepris pour modifier les possibilités d’évaluation de l’état des chaussées et améliorer la planification de leur entretien. On pourrait pourtant aisément définir de nouvelles caractéristiques d’état (comme des pourcentages de fissuration ou des taux d’arrachement) et, d’autre part, développer des méthodes de planification exploitant directement le modèle 3D et les images vidéo pour le choix des mesures d’entretien, sans passer par des caractéristiques d’état. Comment expliquer dès lors l’immobilisme existant en matière de gestion de l’entretien des chaussées?
Trop de données tue les données
La première difficulté tient probablement à l’évolution de la façon dont les normes sont établies. Si pendant longtemps ce sont d’abord les ingénieurs qui fixaient leurs besoins et engendraient de la sorte le développement des techniques de mesure, ce sont aujourd’hui les fournisseurs de systèmes qui leur proposent des possibilités de mesure sans réellement connaître les nécessités liées à l’entretien des chaussées: en d’autres termes, les fournisseurs d’appareils prétendent aujourd’hui, souvent non sans raison, «pouvoir tout fournir» et les ingénieurs se trouvent confrontés à des masses de données qu’ils peinent à gérer, tant quantitativement que qualitativement. Quantitativement, car les volumes de données des modèles 3D et des vidéos sont énormes, et leur exploitation nécessite des compétences informatiques liées au big data ou à l’intelligence artificielle dont ne disposent pas les ingénieurs civils. Qualitativement, car les fournisseurs de données manquent de compétences en matière de gestion de l’entretien des routes et ne sont pas à même d’identifier des caractéristiques pertinentes. Une situation d’autant plus complexe que seuls quelques ingénieurs sont aujourd’hui capables de définir leurs besoins, compte tenu d’un manque généralisé de connaissances en matière de gestion de l’entretien des chaussées au sein même de la profession et du peu d’intérêt existant pour une discipline bien plus complexe qu’il n’y paraît.
La deuxième difficulté réside dans les administrations, qui sont depuis longtemps habituées à travailler avec les indices normalisés de la norme VSS 40 925b et qui, en dépit des limites de ces indices, se montrent réticentes à en changer. Elles craignent en général de ne pouvoir suivre l’évolution de l’état de leur chaussée en cas de modification ; une objection qui semble toutefois peu fondée, puisque la définition de nouvelles caractéristiques ne les empêcherait nullement de calculer aussi les indices d’état pour assurer la transition vers les nouvelles caractéristiques.
Finalement, pour la gestion de l’entretien des chaussées, il conviendrait sans doute de s’inspirer du travail fait en France par le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) dans le cadre de son programme Aigle 3D. Leur méthode consiste à renoncer à utiliser des indices et à exploiter directement le modèle 3D et les images vidéo pour planifier les travaux d’entretien. Le résultat des relevés d’état permet ainsi de qualifier l’état du réseau non plus selon des valeurs d’indices abstraites, mais en donnant les proportions de celui-ci devant faire l’objet de travaux plus ou moins importants à une échéance fixée; ou alors la part du réseau devant subir des travaux d’entretien à différentes échéances. À noter que la mise au point du système n’a pu être réalisée qu’à travers un programme de relativement grande ampleur réunissant des spécialistes en traitement des données et en gestion de l’entretien des chaussées.
Mais au vu du manque de dynamisme, d’appui et d’intérêt suscités par la recherche routière en Suisse, le chemin risque encore d’être long avant que les choses ne bougent.