Faire la ville, mode d’em­ploi

L’immeuble du Bled est le fruit d’un très long processus que les architectes ont mené du masterplan de l’écoquartier des Plaines-du-Loup (2010) jusqu’à la livraison de l’immeuble, au printemps 2023; littéralement de la ville à la poignée de porte.

Date de publication
04-07-2023

Aux Plaines-du-Loup, sur les hauteurs de Lausanne (VD), l’immeuble de la coopérative d’habitants Le Bled est désormais occupé. Près de 200 habitant·es, une cinquantaine d’employé·es de bureau, deux cabinets médicaux, une épicerie solidaire et une auberge se partagent un bâtiment enroulé autour d’une cour arborée. Tous bénéficient d’ateliers, de salons communs, d’une salle polyvalente et d’une vaste terrasse en toiture. Jamais une telle mixité (sociale et fonctionnelle) n’avait été atteinte dans un seul immeuble en Suisse romande. Qu’est-ce qui fait Le Bled? Mode d’emploi.

Le masterplan

En 2010, Tribu architecture remporte le concours d’urbanisme de l’écoquartier des Plaines-du-Loup, pièce maîtresse du grand projet lausannois «Métamorphose». Celui-ci s’inscrit dans le Schéma directeur du centre lausannois (SDCL), lié au Projet d’agglomération Lausanne-Morges (PALM), réponse à la politique de «reconquête urbaine» promue par le Conseil fédéral depuis les années 20001, qui incite à la «densification vers l’intérieur». Les principes dégagés par Tribu visent alors à lier ce morceau de ville aux tissus existants, en le découpant en «pièces urbaines» et en déployant du côté de l’avenue des formes à forte identité qui concentreraient l’intensité et les activités. On parle alors de 5500 habitant·es et 3000 emplois. Aujourd’hui, après l’élaboration du Plan directeur localisé (PDL, 2014) et du premier des trois Plans partiels d’affectation (PPA1), on parle de 11 000 habitant·es-emplois: il s’agit de chercher une densité admissible tout en accompagnant la politique foncière active de la Ville. Les formes urbaines ont évolué: deux étages sont ajoutés dans les pièces, tandis que les activités en socle se prolongent dans les artères traversantes. Le coefficient d’utilisation par surface (CUS) de la pièce urbaine E se situe autour de 3.5, tandis que la densité bâtie (en prenant en compte les rues et le parc) et d’environ 1.7. Le bilan en termes d’habitabilité n’a pas été tiré que l’on poursuit déjà ce modèle dans le PPA2.

Les investisseurs

Sous l’impulsion de l’association écoquartier, la distinction entre coopératives d’habitation et d’habitant·es est reconnue par la Ville, ainsi que l’importance de favoriser la mixité. La Ville appliquera à l’ensemble de l’écoquartier la règle des «trois tiers»: mélanger logements subventionnés, logements à loyers régulés et marché libre (en général, des PPE). Puis elle cherche les investisseurs de cette première tranche, en appliquant la règle des «quatre quarts»2, lors d’un grand «marché», lors duquel les terrains du PPA1 sont mis à disposition via des droits distincts et permanents de superficie (DDP) à part égale à: des sociétés d’utilité publique, des acteurs privés, des sociétés et fondations de la Ville, et des coopératives d’habitants… qui n’existent pas encore.

Pour construire dans le quartier dont ils ont donné la vision, Tribu architecture va donc initier une société coopérative sociale d’habitants (SCCH), Le Bled. La coopérative vise des standards écologiques ambitieux, promeut la participation, garantit le principe du prix coûtant et offre des services accessibles à tout le quartier. Surtout, elle propose d’appliquer la règle des trois tiers à l’échelle de l’immeuble, afin d’y mélanger les profils socio-économiques – sans que l’on sache lequel se cache derrière chaque porte palière. Le projet convainc et la primo-coopérative remporte l’un des plus grands lots de la pièce E: 10 000 m2 de surfaces à développer.

Puis il faut des fonds. Tribu investit 3000 heures dans la constitution de la coopérative: l’architecte gagne ses honoraires sous forme de parts sociales. Il faut convaincre rapidement des investisseurs et trouver un équilibre qui tiendra depuis le crédit d’études jusqu’au crédit de construction. 13 propriétaires s’engagent, en respectant un taux d’effort à la mutualisation: pour recevoir 100 m2, il faut en acheter 120, les 20 restant étant dédiés aux espaces mutualisés. Les parts rassemblées permettent d’atteindre un montage d’opération pour un crédit d’études à 3.5 mio CHF. Tribu quitte alors le rôle de représentant du maître d’ouvrage (RMO) et un directeur est engagé. Celui-ci va devoir convaincre d’investir dans un immeuble mélangeant loyer régulés et PPE dont le prix de revente exclut la spéculation. Le projet bénéficiera du soutien du Fonds de roulement (FdR) de la faîtière coopératives d’habitation Suisse, avec un prêt à amortir en 25 ans.

Les usagers et usagères

Comme Le Bled est constitué par ses futur·es habitant·es, celles et ceux-ci doivent être emmené·es dans le projet, afin d’en saisir les enjeux et influencer son développement. Or leur profil et leur capacité d’investissement varie, il faut donc inventer un modèle participatif assez souple. Depuis la création du Bled, en 2015, les architectes entretiennent un dialogue itératif avec elles et eux3. Deux ateliers réunissent entre 30 et 80 personnes. Dans le premier, on sonde les types de logements à privilégier puis on établit des principes: les appartements seront traversants et ouverts sur la cour, les balcons filants et sans obstacles (aux habitant·es de gérer leur relation de voisinage avec des plantes, des rideaux ou rien du tout). En ajoutant une cloison, les appartements pourront être livrés en deux variantes: dans une séquence séjour-salle à manger en baïonnette, ou en opposant les zones jours et nuit. La Ville impose à l’écoquartier la règle nombre d’habitants + 1 pièce pour attribuer les logements. Le Bled va plus loin et inscrit cette règle dans la durée afin d’éviter que les appartements ne se vident progressivement (quand les enfants s’en vont, par exemple). Pour s’adapter aux évolutions à venir, certains sont modulables et accessibles par deux entrées. 77 logements sont ainsi composés à partir de 13 typologies, dont un cluster.

Le plan

La volumétrie initiale du Bled provient du MEP organisé en 2018 pour définir un «concept d’ensemble» qui vise à harmoniser la pièce. Le projet lauréat des MEP (Aebi Perneger et Hüsler & Associés), appelé Dentelle, dote la pièce d’une volumétrie très raffinée qui minimise les ombres portées et l’emprise au sol (voir p. 45). À l’angle nord-est, la forme génère deux corps de bâtiment qui pénètrent vers l’intérieur de la pièce et que Tribu va exploiter pour loger des espaces mutualisés: salle polyvalente, terrasse-potager, salle de réunion et salon de lecture. Mais la vraie invention du Bled (dès l’étude de faisabilité) est sa colonne vertébrale: le grand couloir du premier étage ouvrant sur une terrasse au cœur de l’îlot. Tous les espaces de service seront organisés autour de cet axe social qui distribue le foyer d’entrée, le Bled BnB, les salons communs et… les buanderies – espace de rencontre par excellence des coopératives.

Les matériaux

Dans le second atelier participatif, les matériaux sont discutés, en respectant à la fois un budget financier, un budget CO2 et un budget d’énergie grise (norme KBOB) – afin de respecter les normes Sméo et Minergie P. «L’exercice a surtout permis aux habitants de s’approprier la problématique, explique David Vigo (Tribu architecture), et donc d’accepter en toute conscience les décisions de projet.» En pondérant le budget à disposition, trois groupes parvienennt à des solutions similaires: garder la chape apparente mais investir sur de belles portes palières (bois d’arbre), investir dans des cuisines rationnelles mais renoncer à engager un menuisier local pour la réaliser. «Sans la démarche participative, on serait peut-être arrivé à la même solution, mais elle n’aurait pas forcément été comprise et donc acceptée.»

L’animation

Pour faire la ville, il ne suffit pas de proposer des volumes et des espaces, il faut construire sa vie sociale et culturelle. L’autre volet participatif concerne l’animation, la maintenance et l’exploitation, qui feront la vie de l’immeuble. 13 groupes de travail (GT) sont dédiés aux aspects de la coopérative, notamment l’affectation des locaux et leur exploitation. Ainsi la salle polyvalente fonctionne avec un planning annuel qui s’adresse à la fois aux habitant·es (anniversaires, activité du GT «convivialité», plages libres, etc.) et à des acteurs extérieurs, via un appel à intérêt. Ainsi le 21 juin, Le Bled a accueilli la Fête de la musique aux Plaines-du-Loup.

De manière générale, le concept de l’immeuble repose sur la 4e dimension: le partage d’espaces et de services dans le temps. Ainsi les chambres du Bled BnB peuvent être réservées pour accueillir des proches, au lieu de mobiliser une pièce dans chaque appartement. Dans un même ordre d’idée, le cluster de salles de travail et de réunion, au sein du Biotope, peut être exploité le soir par les locataires et les associations. Il fonctionne avec un planning et un «super concierge», qui développe un outil de réservation en ligne pour tous les espaces mutualisés: ateliers, foyer et grande salle polyvalente.

Complexités et contradictions

Ce qui fait la particularité du Bled, c’est la densité. Elle ne devrait pas être subie, puisqu’elle est a été consciemment choisie par les occupants·es, dès l’origine du projet. Elle est vécue activement, voire théâtralisée sur les balcons et les fenêtres en pied, qui offrent au quotidien des dizaines de variations de La Vie mode d’emploi – ou de Fenêtre sur cour, selon l’humeur.

Les architectes ont travaillé méticuleusement avec les GT pour choisir chaque matériau et atteindre la norme. Or la plus grande part du bilan carbone provient, on le sait, du gros œuvre – ici en béton armé. De manière paradoxale, c’est la complexité du projet qui impose cette option: la mixité typologique ambitionnée, d’une part, et les contiguïtés non orthogonales générées par le concept d’ensemble de la pièce. «S’il faut travailler à l’avenir avec du bois, estime David Vigo, alors il faudra réévaluer les ambitions typologiques.» La densité de l’immeuble amène aussi des contraintes qu’il est difficile de concilier avec les exigences énergétiques: la technique se retrouve logée dans un sous-sol de 3 m de plafond.

De la ville à la poignée de porte

Un autre paradoxe, à l’échelle urbaine cette fois, stigmatise les suspicions que l’on émet à l’encontre des écoquartiers et des coopératives, qui par définition se distinguent du reste de la ville. Les façades côté avenue des Plaines-du-Loup présentent neuf niveaux matérialisés en béton préfabriqué, avec peu de variations. En plus de contredire les représentations symboliques que l’on se fait d’un «joyeux écoquartier», elles forment un rempart, protecteur pour les occupant·es, mais fermé à la ville. Alors même que l’intention initiale était d’ouvrir la pièce aux tissus voisins, on confirme ainsi la nuisibilité de la bruyante avenue des Plaines-du-Loup – au lieu de la pacifier.

Ces contradictions sont inscrites dans la complexité du processus qui a mené de la Confédération aux habitant·es, en passant par les rapports et les plans, les débats et les AG, le PDCL, le PALM, le PDL, le PPA1, les GT, les DDP et les MEP qui fixent le CUS de la PU-E… Dans cette très longue chaîne, on est en droit de se demander si l’on aurait pu faire plus simple, si l’architecture a gagné ou au contraire souffert du nombre de contraintes imposées ou mobilisées par Tribu architecture, dont la plus grande prestation est d’avoir su garder la vue d’ensemble et organisé les exigences contradictoires pendant une dizaine d’années. À celles et ceux qui craignent de voir l’architecture se dissoudre dans les velléités d’ouverture démocratique des processus de conception, constatons qu’elle a retrouvé ici l’ambition moderniste de projeter «de la cuillère à la ville». Mais contrairement au fantasme démiurge de Max Bill et de ses contemporain·es, on a procédé dans le sens opposé, de la ville à la poignée de porte: Tribu a considérablement étendu le mandat traditionnel de l’architecte, pour le bien du projet, des habitant·es, de la ville.

Notes

 

1 Le Conseil fédéral publie en 2001 son rapport «Politique des agglomérations de la Confédération» visant à inciter les agglomérations à engager une stratégie de reconquête urbaine pour lutter contre le mitage du territoire. Benoît Dugua, Muriel Delabarre, Antonio Da Cunha, Quelle gouvernance participative pour l’écoquartier des Plaines-du-Loup? – Rapport final, 2019

 

2 Voir le dossier consacré aux Plaines-du-Loup, TRACÉS 01-02/2019

 

3 «Laurent Guidetti [Tribu architecture] croit plus à la qualité du dialogue itératif qu’à l’expertise habitante» – Voir article de Stéphanie Sonnette «Coopératives d’habitants, le sens de la participation», TRACÉS 06/2021.

Bâtiment mixte dans l’éco-quartier des Plaines-du-Loup, Lausanne (VD)

 

Maître d’ouvrage
Société coopérative sociale ­d’habitants (SCCH) Le Bled

 

Programme
Salle de spectacle, salle commune, foyer, salon commun, bureaux, ­commerce, 77 logements en location et en PPE, BnB

 

Architecture
Tribu architecture

 

Ingénieur civil
Ingéni

 

Ingénieur CVC
Chuard

 

Ingénieur sanitaire
CCTB

 

Ingénieur électricité
CICE

 

Projet
2017-2019        

 

Réalisation
2020-2023

 

Coût CFC 1-5
TTC 35 560 000 CHF

 

Surface brute
10 860 m2

 

Volume SIA 416
42 517 m3

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