En­tre­tien iti­né­rant avec An­dreas Ruby

espazium.ch a demandé au directeur du Schweizerisches Architekturmuseum (S AM) de nous guider dans une balade urbaine à la découverte des lieux bâlois qu’il apprécie: de la fontaine Tinguely à la grande terrasse du toit de l’hôpital universitaire de Bâle en passant par une réalisation postmoderne de Marcus Diener ou encore l’Hôtel de Ville. Au fil du parcours, Andreas Ruby dévoile son projet pour le S AM et sa vision de la cité rhénane.

Date de publication
17-01-2017
Revision
11-10-2017
Cedric van der Poel
Codirecteur d'espazium.ch, espace numérique des éditions pour la culture du bâti

#1 S AM Office, Theaterstrasse


Tracés: Cela fait un peu plus de six mois que vous vous êtes installé à Bâle. Quelles sont vos premières impressions?
Andreas Ruby: J’ai déménagé de Berlin en mai 2016. Le contraste est important et les différences entre les deux villes sont marquantes. D’une manière générale, ce qui me plait particulièrement à Bâle est le rapport entre sa taille et l’intensité et la diversité d’intelligence culturelle qu’on y trouve. Le pourcentage de personnes actives dans le monde culturel au sens large du terme est plus élevé que dans d’autres villes plus grandes.

#2 La Fontaine Tinguely et le Musée historique de Bâle (ancienne Barfüsserkirche)


Andreas Ruby: L’endroit où nous nous trouvons incarne une des caractéristiques séduisantes de Bâle: la diversité des atmosphères. La fontaine de Tinguely et le théâtre forment dans leur composition topographique un paysage vivant: en empruntant le Theater-passage, on débouche sur une place plus calme qui longe le Musée historique de Bâle – l’ancienne église Barfüsserkirche – et un cloître. Je ne connaissais Bâle que par les clichés que l’on découvre lorsque l’on vient pour Art Basel, par exemple. Maintenant je me promène et je découvre de petits chefs-d’œuvre.

#3 Haus Sodeck, Bâtiment postmoderne de Marcus Diener – 1981, Freie Strasse 74


Andreas Ruby:  Par exemple, un des bâtiments découverts au cours de mes déambulations est cette réalisation de Marcus Diener de l’agence Diener & Diener. La finesse des détails et sa fraicheur font d’elle l’une des seules œuvres postmodernes que j’apprécie.

Tracés: Avant d’être nommé à la tête du S AM, vous avez lancé une agence de communication et une maison d’édition. Cette sensibilité à la médiation se ressent dans vos interventions publiques. Vos expositions, par exemple, se caractérisent par leurs multiples lectures possibles s’ouvrant ainsi à un plus large public. Comment cela influence-t-il votre pratique/méthode curatoriale?
Andreas Ruby: Exposer l’architecture est par essence problématique. Il est impossible de montrer l’œuvre elle-même. Seules des allusions à l’espace ou des représentations des bâtiments peuvent être reproduites. En montrant des artefacts, l’exposition d’architecture éloigne les sujets des visiteurs et créé des frustrations. Je suis convaincu que pour intéresser les profanes il faut dépasser ce paradoxe. D’une manière générale, les expositions d’architecture présentent des photos, des plans relativement abstraits pour une grande partie des visiteurs. Je me pose donc à chaque fois la même question: comment peut-on rendre l’expérience des visiteurs plus directe et plus concrète? Comment transmettre aux visiteurs l’immédiateté de l’émotion que je peux ressentir lorsque je visite un bâtiment qui me touche? L’une des réponses possibles et que j’expérimente depuis un moment est le travail sur l’échelle de la représentation. Dans la première exposition que je présente au S AM  – Schweizweit  (lire notre critique de l'exposition) qui court jusqu’en mai – 162 bureaux d’architecture sont exposés à l’aide d’images projetées sur un mur de 22 mètres de long et de 2.50 mètres de haut. Six projets sont présentés côte à côte, afin de produire une vision littérale des architectures qui coexistent en Suisse. Ce dispositif scénographique livre une vision d’ensemble des productions suisses et l’échelle architecturale facilite l’immersion des visiteurs.

#4 Poste BS1, Rüdengasse


Andreas Ruby: J’aime beaucoup ce bâtiment, tout d’abord parce qu’il me fait un peu penser à la Postsparkasse d’Otto Wagner à Vienne, dans sa façon de charger une fonction apparement simple d'une atmosphère architecturale dense, et ensuite parce qu’il fait référence à un concept que j’aime utiliser aussi dans mes expositions: le cross-programming thématisé par Bernard Tschumi. Selon lui l’événement en architecture, le «choc architectural» est produit par le fait d’instaurer un programme dans un lieu qui ne lui est normalement pas dédié ; l’exemple type est celui d’une bibliothèque programmée dans une piscine. C’est un choc similaire que nous ressentons avec ce bâtiment neo-gothique: de l’extérieur, il a tout d’un bâtiment représentatif, de l’intérieur il intègre une fonction tout à fait banale et habituelle, un bureau de poste.

Tracés: C’est un procédé qui permet également la défamiliarisation, condition requise pour redonner du sens…

Andreas Ruby: C’est vrai. C’est un concept que j’apprécie beaucoup dans la théorie de la mise en scène de Bertolt Brecht. J’essaie de m’en inspirer lorsque je conçois mes expositions et qui fait souvent émerger l’extraordinaire du quotidien.

#5 Rathaus de Bâle, Marktplatz 9


Andreas Ruby: L’hôtel de ville est un exemple emblématique de cette ville qui cultive un positionnement avant-gardiste tout en gardant une gestion très traditionnelle. Je le définirais comme un bâtiment ‘gothique pop’. Les couleurs choisies – aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur – et le travail des textures sont à l’opposé du fondamentalisme quasi religieux des architectures germano-suisses qui en général ne s’autorisent aucune couleur: le béton se doit d’être nu et cru, « no lipstick on the face of a gorilla» pour reprendre une expression de Norman Foster. A l’inverse, ici on a eu l’audace de la couleur et de la matière. Ce bâtiment montre qu’il est possible d’avoir une approche de l’histoire et de la tradition qui n’est pas passéiste, mais vivante et plus informelle. C’est en cela qu’il symbolise la schizophrénie productive de Bâle: une ville qui paraît toujours médiévale dans sa composition urbaine et definie par une bourgeoisie très ancrée dans le passé, mais qui est nourrie par le secteur hautement technologique de la pharma et reconnue comme l’un des centres internationaux de l’art contemporain. C’est la friction entre ces deux échelles et ces deux réalités qui rendent, à mes yeux, cette ville captivante et qui la préserve d’un certain provincialisme.

Tracés : Accepter les contradictions, c’est accepter les différences. N’est-ce pas là l’une des conditions urbaines du 21e siècle : Ne pas chercher l’homogénéité mais plutôt la diversité.

Andreas Ruby: Oui très certainement. Mais je suis aussi sensible à cette contradiction car je ne suis pas né à Bâle, je suis un «legal alien». Cette distance – sorte de défamiliarisation naturelle – exacerbe mes perceptions.

#6 Martinskirchplatz


Andreas Ruby: L’ambiance est toute différente. On vient de quitter l’agitation de la place du marché pour se retrouver à coté des archives d’Etats, dans l’arrière-plan des choses. Il y a moins de bruit et de monde. J’affectionne ces micro-ambiances. Bâle est capable de «synchroniser» et de mettre en scène ces différentes atmosphères et des décors aux intensités variées. Bâle est dense et concentrée mais elle arrive à me surprendre dans mes balades.

Tracés: Pour en revenir à votre travail de curateur, est-ce que la friction entre ces deux echelles et temporalités de Bâle, entre le localisme et le globalisme influence-t-elle la manière dont vous avez pensé le S AM et dont vous allez le promouvoir ?

Andreas Ruby: C’est une belle question. La première mission que je me suis fixée est de repositionner le musée vers la Suisse. En 1984, un groupe de passionnés a fondé le Architecture Museum (AM) qu’il a dirigé pendant une vingtaine d’années. En 2006, le musée a été renommé Swiss Architecture Museum (S AM) mais, à mon avis, il n’a jamais été explicitement repositionné dans ce sens. Je me suis donc attelé à cette tâche. Quelle influence ce nom de Swiss Architecture Museum peut-elle avoir pour notre programmation, nos thématiques et nos expositions ? Comment définir la « Suissitude » de cette institution ? Et par extension qu’est-ce que l’architecture Suisse ? sont les premières questions que je me suis posées.
La première réponse, nous la livrons avec l’exposition Schweizweit qui réalise une sorte de topographie de la scène architecturale de la Suisse, ou plutôt devrais-je dire des scènes architecturales suisses. Nous voulons montrer qu’elles sont plurielles et souvent organisées régionalement.

Tracés: Vous voulez donc commencer par une introspection de la production architecturale suisse?

Andreas Ruby: Oui exactement. Nous avons conçu une série de trois expositions à cet objectif. La première, une installation vidéo sur la façade du musée en novembre 2016, est une interprétation de deux architectes zurichois Mateja Vehovar and Stefan Jauslin de petits films reçus et réalisés par notre public suite à un appel à contribution. Avec cette vidéo de 22 minutes, j’ai voulu montrer que le S AM est aussi un musée inscrit dans le contexte urbain bâlois et que l’architecture n’est que le plus beau prétexte pour produire la ville. J’ai également voulu montrer que l’audience du S AM ne se limite pas à ceux qui se passionnent déjà pour cet art. Aussi mon travail n’est pas d’imposer de manière autoritaire mon point de vue, mais de produire un discours intelligible sur la raison d’être de l’architecture et sur la manière dont elle affecte la vie quotidienne de tous les citoyens. La deuxième exposition Schweizweit dont on a déjà parlé et la troisième, qui sera inaugurée en été 2017, portera sur l’exportation de l’architecture suisse. Quelle est la production des architectes suisses à l’étranger ? Construisent-ils des œuvres qu’ils ne peuvent réaliser en Suisse ? Et de quelle manière cette production étrangère influence-t-elle leur pratique en Suisse?

#7 Pfalz


Andreas Ruby: Depuis l’esplanade de Pfalz, le Rhin et ses rives se dévoilent. La rive droite est un véritable espace public très fréquenté alors que la rive gauche est en altitude et privatisée. On a une très belle vue sur la Roche Tower qui illustre parfaitement le propos de la troisième exposition à venir: cette tour est, à mon avis, le résultat des travaux de grande échelle réalisés par Herzog & de Meuron à l’étranger. Le fait qu’ils aient pu construire des bâtiments de cette ampleur hors des frontières nationales a pavé le chemin pour la tour Roche dont l’échelle et son expression ne sont pas locales mais internationales. On en revient à cette dichotomie bâloise.

Tracés: Avec ces trois expositions, n’avez-vous pas peur de réduire le S AM à un musée d’architecture recroquevillé sur la production nationale?

Andreas Ruby: Nous ne voulons pas d’un musée sur la Suisse mais pour la Suisse. Nous avons également le souhait d’adresser un discours général sur des questions architecturales actuelles. Par exemple, je pense qu’il est fondamental de porter son regard sur le développement urbain, sur les dynamiques urbaines des villes de pays qui ont une forte croissance démographique, notamment en Afrique ou en Asie. Nous préparons pour 2017 une exposition sur l’architecture au Bangladesh, et il y en aura d’autres plus tard qui porterons sur des contextes éloignés de la Suisse.

Tracés: Pour continuer dans cette logique de local-global, la Suisse voit se développer de nombreux centres d’architecture: la CUB à Lausanne, le pavillon Sicli à Genève, le théâtre de l’architecture et l’i2a au Tessin…Quelle est la stratégie du S AM: tenter la centralisation ou parier sur la décentralisation avec la recherche de partenariat ou de mise en réseau?

Andreas Ruby: Je relève ici à un décalage conceptuel qui produit une friction productive dans notre travail : la dialectique entre centralisation et décentralisation. La Suisse est un pays sans centre, doté d’une culture où l’Etat fédéral est discret et où les cantons ont une grande autonomie. L’une des clés de voûte de cette décentralisation est le réseau des CFF qui donne accès à pratiquement tout le territoire. Penser une entité physique qui adresse et qui s’adresse à toute la Suisse est guère possible. Je souhaite transgresser cette limitation locale de notre musée en tissant des liens avec d’autres villes et centres d’architecture. Le S AM est d’abord un lieu de production, un pôle stratégique pour des expositions qui pourraient être conçues ici et montées ailleurs en Suisse ou dans des «sortes» de filiales du S AM. L’activité que nous développons est plus importante que le musée en soi et je réfléchis à des stratégies pour dépasser notre lieu physique bâlois.

#8 Institut pharmaceutique et #9 Toit de l’hôpital universitaire de Bâle, Spitalstrasse 26


Tracés: Et vous avez déjà une idée ou une stratégie pour étendre les frontières du S AM?
Andreas Ruby: Oui, une façon d’atteindre cet objectif est de travailler avec l’architecture suisse à l’echelle 1:1 et en contexte . Je crois qu’un musée d’architecture n’est pas obligé de se limiter à l’espace du musée. Par contre, il a le luxe de pouvoir sortir et se balader et de découvrir et retrouver l’architecture sur le territoire, là où elle se construit. On pourrait considérer le territoire suisse comme une prolongation du  S AM, hors ses murs, et les bâtiments qu’on y trouve comme objets d’exposition – non plus comme des représentations mais comme des présentations de soi-même. A cet égard, nous sommes en train de développer une application web qui guidera notre public à la découverte d’exemples importants d’architectures, d’infrastructures et d’espaces publics dans le paysage urbain et rural.. Avec cette application on aimerait ajouter une épaisseur à la définition de l’architecture suisse ou des architectures suisses. Il ne s’agira donc pas seulement des œuvres d’architecture avec un grand A comme on peut les trouver dans des guides comme Wallpaper, mais aussi des constructions vernaculaires, provocantes. Le but est de faire découvrir un pan de l’architecture et du bâti qui est quelque fois peu mis en valeur. Je vous donne un exemple : ici nous sommes en face de l’institut pharmaceutique de l’hôpital de Bâle construit dans les années 1990 par Herzog & de Meuron. Ce bâtiment sera recensé dans l’application mais il renverra également au bâtiment central de l’hôpital qui se trouve juste en face. Bâti entre 1937 et 1945 par Hermann Baur, il accueille en toiture une magnifique terrasse publique d’environ 200 mètres de long et qui offre aux visiteurs une vue surprenante de Bâle. L’objectif de l’application est de faire découvrir ce type d’endroits. L’architecture iconique devient un appât pour des lieux moins médiatisés. Elle ne se suffit plus à elle-même mais elle fait vivre la ville et les autres œuvres. L’idée est de créer une collection d’architecture hors les murs et d’offrir la possibilité aux utilisateurs de compléter la collection selon une trame définie dans l’application. L’idée est aussi celle d’un musée qui ne collectionne et ne conserve pas uniquement les réalisations des 17, 18 ou 19e siècles par exemple, mais qui documente aussi notre présent.

#10 Kellergässlein 7 – Lunch et fin du parcours

Magazine

Sur ce sujet