Éle­ver des éo­liennes en mer

Profitant de conditions de vent plus régulières et plus intenses, le futur de l’éolien se situe très probablement en mer, mais construire dans l’eau est délicat. Tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’installer des hélices de près de 200 m de diamètre et dont l’axe se situe à quelque 150 m au-dessus des flots.

Date de publication
06-12-2022
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Lorsqu’on est contraint de bâtir les piles d’un pont ou d’autres structures dans l’eau, la solution est généralement d’esquiver le problème en recourant à des méthodes de construction permettant de créer des conditions de travail à sec et de limiter ainsi les opérations sous-marines: d’une part en asséchant provisoirement les zones de travail par la réalisation de cellules étanches ou d’îles artificielles, d’autre part en recourant autant que possible à des éléments préfabriqués. Les solutions d’assèchement, efficaces à faible profondeur, ne s’appliquent toutefois guère pour les fondations d’éoliennes en mer compte tenu de la profondeur excessive (de l’ordre de quelques dizaines à quelques centaines de mètres) des fonds marins dans lesquels il est envisagé de les implanter.

Faire tenir debout des géants

Avant d’en venir aux travaux de fondation, il est nécessaire de donner quelques explications concernant la mise en place de champs d’éoliennes en mer. Les installateurs ont tout intérêt à y ériger des éoliennes aussi puissantes que possibles puisqu’une partie importante des coûts de construction ne dépend pas directement de la taille des équipements. Comme tout ingénieur le sait, l’énergie cinétique disponible dans le vent correspond au demi-produit de la masse d’air (m) multiplié par sa vitesse (v) au carré, selon la formule E = ½mv2. En appliquant cette équation à la surface de l’hélice, il apparaît que la puissance des éoliennes dépend prioritairement et très fortement de la vitesse du vent (à la puissance 3), mais aussi du rayon de l’éolienne (à la puissance 2). Il n’est bien sûr pas question d’influencer la vitesse du vent, même si les conditions en haute mer sont globalement bien plus favorables à son exploitation que sur terre, notamment en raison de sa plus grande régularité et de l’absence d’obstacles susceptibles d‘engendrer des perturbations locales. Il est en revanche possible d’accroître conséquemment la puissance d’une éolienne en augmentant la taille de son hélice.

C’est ainsi que les fabricants tendent aujourd’hui à proposer des éoliennes géantes, ayant des diamètres de plus de 200 m et culminant à quelque 250 m au-dessus du niveau des flots. Selon les derniers équipements testés, ces engins sont capables de fournir une puissance de l’ordre de 15 MW1. S’il ne nous a pas été possible de connaître le poids d’une telle éolienne, il faut savoir que le mât, la nacelle et l’hélice d’un modèle de 8 MW correspondent à un poids total de quelque 800 t. On imagine sans peine les efforts gigantesques que les fondations doivent absorber, sachant que les éoliennes fonctionnent avec des vents pouvant atteindre 90 km/h. Et qu’elles risquent d’être soumises à des tempêtes bien plus violentes, à même de générer des vagues pouvant approcher 20 m de hauteur.

Les solutions disponibles actuellement pour installer des éoliennes en mer bénéficient généralement de l’expérience acquise depuis près de 100 ans à partir des plateformes pétrolières. Comme pour ces dernières, les systèmes de fondations peuvent être divisés en deux options, dont l’usage dépend essentiellement de la profondeur des fonds marins sur les sites envisagés. La première, de loin la plus utilisée jusqu’ici, consiste à fonder les installations directement sur les fonds marins. Il existe actuellement trois techniques pour poser une éolienne au fond de la mer: le monopieu, le système Jacket et les fondations gravitaires. Ces méthodes ne sont retenues que pour autant que la profondeur n’excède pas une cinquantaine de mètres, ce qui explique leur forte présence en mer du Nord, dans des pays comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Danemark (dont les premières installations en mer remontent aux années 1990), les Pays-Bas ou encore la Belgique. Lorsque la hauteur d’eau est plus importante, les solutions consistent à poser les éoliennes sur des structures flottantes qui sont ensuite attachées au fond de la mer par des câbles.

Posées solidement sur le fond marin

Le choix entre les différents types de fondations fixes dépend en premier lieu de la nature du terrain. Particulièrement efficace pour des sols sableux, la technique du monopieu consiste à y planter une sorte de clou géant sur lequel est fixée une pièce de transition émergente sur une hauteur d’une vingtaine de mètres, sur laquelle le mât, la nacelle et le rotor de l’éolienne sont ensuite installés à l’air libre. Très répandue pour des profondeurs allant jusqu’à 30 m, cette technique implique la mise en place sous-­marine d’un énorme tube, d’un diamètre de l’ordre de 6 à 8 m et pesant entre 500 et 1000 t. Ces travaux nécessitent l’intervention de gigantesques bateaux spéciaux capables de s’appuyer solidement sur les fonds marins pour se transformer en plateformes fixes pendant le fonçage des tubes. L’enfoncement des tubes dans le sol dépend en premier lieu de sa qualité et peut atteindre jusqu’à 50 m. Cette technique a notamment été utilisée pour le parc éolien de Saint-Nazaire (F), au large de la Bretagne (80 éoliennes, 78 km2, pour une puissance installée de 480 MW), qui doit être mis en service cette année encore.

La fondation de type Jacket, utilisée pour le 95% de toutes les plateformes pétrolifères construites dans le monde, sera quant à elle privilégiée sur des fonds rocheux. Adaptée à des profondeurs pouvant aller jusqu’à 50 m, elle consiste à déposer puis à fixer une structure métallique en treillis sur trois ou quatre pieux forés dans le rocher. Les pieux de fondation, qui ont un diamètre de l’ordre de 2 m, s’enfoncent dans le sol sur une profondeur pouvant aller jusqu’à quelques dizaines de mètres selon sa qualité. La tour en treillis est surmontée par une plateforme émergente sur laquelle est ensuite installé l’ensemble de l’éolienne. Les Jackets du parc de Saint-Brieuc (F) (62 éoliennes, 75 km2, pour une puissance totale installée de 496 MW)2, dont la mise en service progressive se fera à partir de 2023, pèsent quelque 1200 t et ont une hauteur de 75 m. La mise en place de Jackets passe aussi par l’utilisation de bateaux capables de se transformer en plateforme d’installation.

Finalement, les constructeurs du parc éolien offshore de Fécamp (F) en Normandie (71 éoliennes, 60 km2, puissance totale installée de 498 MW), dont la mise en service est aussi prévue pour 2023, ont opté pour une solution de fondations dites gravitaires. Le principal avantage de cette solution est de minimiser et simplifier les travaux de fondation devant être effectués en mer, qui se résument à créer un lit de gravier plat sur lequel seront posées les fondations. Ces dernières, en béton et entièrement construites sur terre, sont si lourdes (5000 t) qu’elles n’ont pas besoin d’être fixées au sol et que leur poids suffit à maintenir les éoliennes en place. Ces gigantesques structures, d’une hauteur totale de 50 m et qui reposent sur un socle de 32 m de diamètre, sont transportées par trois sur des barges pour être ensuite simplement déposées sur le lit de gravier. Cette solution, utilisée à ce jour uniquement sur le site de Fécamp, a permis d’installer les 71 fondations gravitaires en un temps record de 42 jours.

En les faisant flotter

Les solutions flottantes sont actuellement l’objet de nombreux développements puisqu’elles vont contribuer à un accroissement considérable des parcs éoliens offshore en permettant d’en installer sur des mers plus profondes. Cette technique consiste à ne pas poser les éoliennes directement sur le sol, mais à les installer sur des structures flottantes, fixées au fond par des câbles reliés à des ancres ou à des corps morts. C’est surtout au niveau des principes de stabilisation que les solutions se distinguent.

Une première possibilité est de faire en sorte que le dispositif devant accueillir l’éolienne soit stable en lui-même. C’est par exemple le cas du système SPAR (Single Point Anchor Reservoir), qui consiste à installer sous l’eau un énorme contrepoids, en béton ou en acier, à la verticale de l’axe du mât de l’éolienne. Ce procédé s’apparente à celui de la quille d’un voilier, son objectif est d’accroître la distance entre le centre de gravité et le centre de flottaison pour garantir la verticalité. Un parc de onze éoliennes et d’une puissance totale de 88 MW, Hywind Tampen3, est actuellement en construction à 140 km des côtes norvégiennes sur la base de ce principe, avec des contrepoids en béton. La mer du Nord atteint ici une profondeur comprise entre 260 et 300 m.

Une autre solution consiste à créer un support stable, par le biais d’une barge ou d’un assemblage de trois ou quatre flotteurs partiellement submersibles, sur lequel l’éolienne est ensuite installée. La stabilité est alors obtenue par une disposition optimale des volumes immergés visant à exploiter leur répartition horizontale. à titre d’exemple, le prototype Floatgen, qui accueille une éolienne d’une capacité de 2 MW au large du Croisic (F) en Bretagne, a affronté des vagues de 11 m. En Méditerranée, le projet du parc éolien du golfe du Lion prévoit la mise en service pour 2024 de trois éoliennes flottantes d’une puissance totale de 30 GW. Ce parc est développé dans le prolongement du projet portugais WindFloat Atlantic, mis en service en 2019, qui, selon ses concepteurs, a su faire face à des vagues mesurées de 17 m.

La dernière possibilité consiste à obtenir la stabilité du flotteur en l’abaissant volontairement sous le niveau de la surface par des câbles qui le tirent vers le fond. La force d’Archimède, en s’opposant à l’abaissement voulu du flotteur, met en tension les câbles qui assurent alors la stabilité recherchée. Si cette solution simplifie la conception du flotteur et réduit sa taille, elle implique en revanche la création de points d’ancrage sous-
marins (pieux forés) pour garantir la bonne tenue des câbles de fixation, qui subissent des efforts nettement supérieurs à ceux des systèmes précédents. Ce genre de système ne semble toutefois pas bénéficier du même attrait, en dépit d’un projet pilote français en Méditerranée de trois éoliennes érigées sur ce type de dispositif, mais au sujet duquel il ne nous a pas été possible d’obtenir plus d’informations.

Des enjeux eux aussi gigantesques

Il n’a pas été facile d’obtenir des renseignements techniques sur les systèmes de fondations des éoliennes offshore. En effet, si les acteurs semblent très enclins à communiquer, ils sont paradoxalement assez difficiles à joindre4 et ne livrent que peu d’informations factuelles. Cela tient sans doute en partie au fait que le secteur, largement soutenu par des gouvernements qui semblent enfin convaincus de la nécessité de décarboner la production d’énergie à vitesse grand V5, est actuellement en plein boom ; que des solutions doivent être mises au point à grande échelle ; que la concurrence y est rude et va probablement encore s’accentuer au cours des prochaines années.

Cette concurrence, jusqu’ici motivée d’abord par des préoccupations environnementales, est plutôt saine : elle crée une effervescence propice à la créativité qui doit motiver les futures générations à s’investir dans de nouvelles solutions de production d’énergie. Mais il est à craindre qu’elle ne le reste pas longtemps si les intérêts économiques viennent à prendre le ­dessus. Si on peut se réjouir que la mise au point des solutions de fondation exploite l’expérience des producteurs d’or noir, il faut surtout espérer que la filiale de l’éolien en mer développe des modèles économiques prenant en compte d’autres paramètres que ceux privilégiés par les compagnies pétrolières aujourd’hui encore6. Et qu’elle se soucie sincèrement de faire en sorte que l’impact environnemental des parcs éoliens en mer reste acceptable.

À cet égard, il est de notoriété publique que, sur terre ou en mer, les éoliennes ne font pas l’unanimité. Cela semble logique et inévitable, sachant qu’aucune forme de production d’énergie à grande échelle n’est sans défaut. Pourtant, dans le panel des solutions disponibles pour réduire rapidement notre consommation d’énergies fossiles, nous osons affirmer que la construction en pleine mer de moulins à vent géants est probablement la moins mauvaise de celles pouvant avoir un impact significatif sur la production d’énergie décarbonée. Quels arguments pour cela? Tout d’abord, comme de nombreux pays sont en train de le démontrer, leur installation et leur mise en exploitation peuvent techniquement se faire rapidement. Et le choix de le faire se traduit par la création de nouveaux métiers et de postes de travail motivants pour les générations à venir. Ensuite, comparé à celui des alternatives (centrale nucléaire, barrage hydraulique, panneaux photovoltaïques), l’impact environnemental des éoliennes est moindre. Surtout, leurs impacts prévisibles à long terme présentent l’énorme avantage de ne pas être irréversibles. En effet, les parcs en service ou en construction actuellement sont envisagés pour une période d’exploitation de l’ordre 25 à 30 ans et leur démantèlement peut s’anticiper techniquement et financièrement. Il semble a priori possible de trouver des solutions de réutilisation à grande échelle, notamment pour les fondations, qu’elles soient fixes ou flottantes. Finalement, au niveau du « combustible », les éoliennes offshore ne consomment que le vent fort et régulier du grand large et n’affectent en rien la qualité de l’air. Reste bien sûr la question de l’impact visuel, pour lequel la subjectivité joue un rôle central, mais dont la réversibilité est totale en cas d’abandon éventuel de la technologie. Et aussi les conséquences sur les fonds marins et la faune qui les habite, qui sont suivies et évaluées sur les projets déjà en cours et qui sont a priori loin de n’être que négatives7.

Des échelles différentes

Ces quelques arguments ne mettront pas fin au débat. Mais aujourd’hui, le grand chantier de l’éolien, terrestre ou offshore, est en marche à l’échelle planétaire. À des vitesses différentes selon les pays. La France disposait à fin 2021 d’une puissance raccordée, toutes éoliennes confondues, de 18,9 GW qui lui a fourni 7,8% de sa consommation électrique durant cette année. La Chine vient de son côté d’annoncer le lancement du futur parc éolien offshore de Chaozhou qui devrait à lui seul développer une puissance totale record de 43,4 GW, soit 2,3 fois la puissance totale du parc français. En Suisse, nous nous tenons prudemment à l’abri de ce gigantisme et disposons aujourd’hui d’une puissance totale installée de… 0,088 GW fournie par 62 éoliennes.

Notes

 

1. À titre de comparaison, les centrales nucléaires suisses annoncent des puissances de 365 MW (Beznau 1 et 2), 1010 MW (Gösgen) et 1233 MW (Leibstadt) ; les cinq éoliennes du parc du St-Gothard ont une puissance totale installée de 11,75 MW.

2. Soit la consommation d’environ 800 000 habitants

3. Ce parc est destiné à fournir de l’électricité renouvelable pour l’exploitation de deux champs pétrolifères offshore.

4. Seules deux de nos nombreuses tentatives de prise de contact avec les parcs éoliens français ou leurs partenaires ont abouti, toutes les autres étant tout bonnement restées sans réponse.

5. La stratégie de l’UE annoncée fin 2020 demandait à ses membres de multiplier par cinq les capacités de l’éolien offshore d’ici 2030 (60 GW) et par 25 d’ici 2050 (300 GW). La France veut quant à elle atteindre le chiffre de 40 GW en 2050 (20% de sa consommation d’électricité).

6. Voir par exemple le reportage «Le système Total, anatomie d’une multinationale de l’énergie» sur arte.tv

7. Lire par exemple Anaïs Marechal, «Éoliennes: des retombées contrastées pour la biodiversité marine», Polytechnique insights 2021, polytechnique-insights.com

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