De l'utilité d'une archive
Mercredi 11 novembre 2015, Pierre Frey donnait sa leçon d’honneur. Loin de l’habituel discours d’adieu, son propos souligne l’urgence d’une poursuite du projet de constitution d’une archive de la construction moderne. Nous restituons l’intégralité de cette allocution, persuadés que la carence actuelle en matière d’institutions consacrées à l’architecture en Suisse romande pourrait trouver des éléments de réponse dans le travail accompli toutes ces années par les équipes successives des Acm.
Nul ne peut être témoin dans sa propre cause. Il s’agit d’un principe de droit fondamental. J’ai été, dans une précédente vie, à l’origine d’un arrêté du Tribunal fédéral qui l’a réaffirmé avec vigueur, dans une cause de nature politique qui m’opposait à l’Etat de Vaud. Ce principe évoque très précisément et résume à lui seul une bonne partie des complexes questions de point de vue qui encombrent les horizons des historiens et des anthropologues et dont vous pouvez imaginer qu’elles se sont amoncelées devant ma porte au moment de décider de vous parler de mon activité à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) entre 1988 et 2014.
Acteur, je ne peux en effet témoigner. Le sens commun rejoint ici le droit et l’épistémologie. Je ferai donc, à la faveur de la présente cérémonie, une déposition. La terminologie est fertile puisqu’ambiguë, la déposition étant à la fois :
- une transition de phase lorsqu’un gaz se condense en solide ;
- les phénomènes conduisant à la formation d’un dépôt ;
- la déclaration faite sous serment en justice.
Sans compter que la pierre de la déposition serait la dalle de marbre à l’entrée du Saint-Sépulcre.
Si le locuteur s’égare, il appartient à l’auditeur de trier ou d’agencer. Mais s’agissant du substantif déposition, j’insisterai surtout sur les caractères physiques puisqu’il est ici à la fois le temps et le lieu de transmettre ce qui a été successivement mis en place à la demande du ci-devant Département d’architecture de l’EPFL au sein de l’Institut de théorie et d’histoire de l’architecture (ITHA) à partir de l’automne 1987 et qui est devenu, en un peu plus de 25 ans, les Archives de la construction moderne (Acm), à la fois institution, ressource documentaire et problème.
Les circonstances d’un quiproquo
En 1987, il y avait tout juste dix ans que Charles Jenks avait publié son ouvrage Le langage de l’architecture post-moderne, les directeurs de l’ITHA, les professeurs Jacques Gubler et Jean-Marc Lamunière, bien qu’ancrés – avec un grand A pour le premier et un e pour le second – dans la modernité en architecture, sentaient que cette valeur en déclin ne pouvait que voir sa crise s’aggraver. Ils virent dans les archives à la fois un détour stimulant pour revisiter les formes en architecture et un terrain où histoire et théorie pourraient supposément faire bon ménage.
On adhéra donc avec unanimité à l’archivisme qui était venu s’ajouter à la longue litanie des -ismes en art ; on le fit avec d’autant plus d’empressement que l’auberge s’affichait espagnole, Robert Venturi y régalait de « vernaculaire commercial », cependant que Ricardo Bofill revisitait les recettes dix-neuviémistes du néo-classicisme.
Avec le recul, il me semble qu’on le fit un peu à la manière de Bouvard et Pécuchet : puisqu’on avait eu la même idée – inscrire son nom dans son chapeau – ou alors c’était autre chose et qu’à défaut de canal Saint-Martin, on avait l’avenue d’Ouchy. Il me semble en effet qu’on se lança « sans autre préparation que quelques lectures et des conseils pratiques glanés au hasard ».
Comme on se réclamait en même temps de la science expérimentale et de la rigueur polytechnique, on prétendit que d’entrée la chose archivistique fût moderne et on prescrivit, avant même que le premier dessin ne fût déroulé sur une table, que tout ce qu’on emmagasinerait serait scanné. Qu’importe qu’en ce temps-là, les machines à l’échelle et à la résolution adéquates ne fussent encore que des objets de laboratoires stratégiques et que les capacités de stockage fussent inexistantes en pratique. Il est permis de remarquer qu’au fond la situation ne s’est guère améliorée sur ce point ; certes, les térabytes sont apparemment disponibles en pagaille, mais nul ne sait exactement qui détient le pouvoir de les débrancher, de les facturer et à quel prix ou de les sous-traiter. C’est un trait commun de l’illusionnisme scientiste de mettre en avant une chimère technologique pour mieux évacuer les délicates questions méthodologiques – notez qu’en 1987 il régnait une sorte d’innocence et d’ingénuité, il n’était encore venu à l’esprit de personne de scanner des manuscrits de volumes de 1000 pages sans les ouvrir… et sans doute pour ne jamais avoir à les lire.
Revenons aux Acm au sein de l’ITHA : logiquement, il ne fut pas nécessaire, comme dans le roman de Flaubert, d’attendre le chapitre dix pour voir nos directeurs se déchirer. Ils le firent dès l’automne 1987, dans les règles qui conviennent, mais publiquement, offensant au passage des personnes à qui on avait fait des promesses.
Quoi qu’il en fût, « au commencement d’août » (comme on dit en Suisse) 1988, les Archives de la construction moderne voyaient leur premier salarié aborder sa première journée de travail. Nous étions : le nom, le crayon, la gomme et moi, le plus petit dénominateur commun d’une chose que chacun des directeurs voulait énergiquement, pourvu que l’autre ne la possédât point.
Architecte plutôt qu’abeille, avant le projet, sa vision…
Les Acm étaient nées d’un mystère opaque, impénétrable et paradoxal, en un mot académique, surprenant, même pour un lecteur de Guy Debord. Cette sorte de néant originel a stimulé rapidement des développements vigoureux, que je suis fondé de dire, et pour cause, « sans complexe ». Le contexte était riche et fertile. C’est la préparation de l’exposition 19/39, la Suisse romande entre les deux guerres, qui s’est tenue à Lausanne en été 1986, et spécialement celle de sa section architecture au Musée des arts décoratifs, pour le commissariat de laquelle j’avais assisté l’historien Armand Brulhart. Cette exposition avait permis un repérage extensif des sources d’archives disponibles en mains privées. La démonstration avait été faite qu’elles étaient nombreuses et révélaient l’existence en Suisse romande d’une culture architecturale bien distribuée et de qualité. Ce repérage a permis de dresser la liste que j’ai ensuite annexée à mon projet d’une archive d’architecture à l’EPFL en 1987. Je l’ai conservée, elle se recoupe très largement avec l’inventaire des fonds des Acm, établi en septembre 2014 et de manière encore plus complète avec le répertoire auquel on peut accéder par le Guide des sources des archives d’architecture en Suisse romande, dont les Acm ont pris l’initiative et assuré la réalisation entre 2000 et 2003. Opérer aujourd’hui ces recoupements démontre que nous avions, en 1987, une idée représentative de ce qui était disponible, souhaitable et nécessaire de réunir pour être crédible et atteste que les intentions affichées en 1987 ont dans l’ensemble été concrétisées.
Ce qui, en revanche, n’avait pas été pris en compte, ce sont les résistances rencontrées à l’intérieur comme à l’extérieur, résistances qui se sont dévoilées au fur et à mesure que le potentiel de cette collecte devenait manifeste en termes d’exploitation et de rayonnement. Ces résistances sublimaient les rivalités de Bouvard ou de Pécuchet, les mettaient d’accord, elles s’articulaient sur la maîtrise des sources et révélaient le goût des professionnels pour le contrôle de leur historiographie. Sur le plan culturel régional, l’impact de l’effort consenti aux Acm a été sensible, la conservation d’une cohorte largement représentative d’archives d’architecture en Suisse romande est désormais assurée. L’effort de l’EPFL y a contribué directement par la collecte, la conservation, la valorisation et la participation à l’enseignement, et indirectement en stimulant des actions similaires dans des archives privées ou publiques. Le 30 septembre 2014, j’ai cédé les Acm aux soins d’autres que moi. La situation de l’institution n’est pas sans analogie avec celle, respectivement, de la Cinémathèque suisse ou du Musée pour la photographie au moment du départ à la retraite de leurs fondateurs respectifs, Frédy Buache et Charles-Henri Favrod. Du point de vue de la conservation, du catalogue et de la logistique générale, la situation actuelle des Acm a bien des points communs avec celle de la Cinémathèque. Je crois que la mesure des efforts qui seront nécessaires pour que les Acm trouvent des conditions d’exploitation à la hauteur de ce qu’elles recèlent n’a pas encore été prise.
Le prix du malentendu, les moyens d’une politique
Toute situation institutionnelle présente des opportunités qui laissent de la place à la malice et à l’initiative. Le philosophe Joseph Maria Bochenski, lorsqu’il était recteur de l’Université de Fribourg, avait pris soin d’en régler le protocole en précisant qu’au sein de l’établissement, le recteur magnifique avait préséance sur tout le monde, y compris sa Sainteté le pape, préoccupation de père dominicain... Modestement, le conservateur des Acm, prié au début des années 1990 de rédiger son propre cahier des charges, s’est attribué de très amples droits de signature. Ceux-ci ont été validés par la hiérarchie, je pense qu’en réalité personne n’en a jamais pris connaissance. Il n’en demeure pas moins que par des dizaines et des dizaines de contrats, négociés, signés, conclus et entrés en force de ce fait, la Confédération helvétique s’est engagée à :
- conserver indéfiniment (le fonds considéré) dans les règles de l’art ;
- cataloguer dans un délai raisonnable ;
- en permettre l’accès au donateur ou à ses descendants, ainsi qu’au public intéressé.
Il faut souligner qu’elle a souscrit ces obligations très contraignantes après avoir formellement « accepté avec reconnaissance » les fonds qu’on entendait lui confier. Ces biens culturels en nature d’archives d’architectes, d’ingénieurs civils et de constructeurs, dont une partie a été méthodiquement valorisée par des expositions et des publications, proclamés et reconnus d’importance régionale, nationale ou internationale, sont soumis à la loi fédérale sur les archives au titre des « fonds de tiers ».
Je veux souligner ensuite que la règle de l’art en matière d’archives d’architecture, celle qui devrait s’appliquer si les Acm étaient dotées des moyens nécessaires et suffisants, cette règle de l’art, notre action de pionnier a largement contribué à en déterminer les standards et les bonnes pratiques. Ces derniers ont été reconnus par les instances internationales compétentes en 2004, et fondent les recommandations formulées par le congrès de l’International council of archive, section for architectural archive (ICASAR), section spécialisée du conseil des archives de l’UNESCO. Ce congrès avait marqué la fin de mon mandat de président de cette section.
C’est à dessein que j’ai articulé ici, la formulation de ces trois constats :
- la carence logistique flagrante qui affecte les Acm ;
- la rigueur des obligations contractées par l’EPFL et la Confédération helvétique ;
- la reconnaissance internationale des standards que nous avons nous-mêmes contribué à établir.
En 2001, par un document intitulé Cinq déménagements valent un incendie, je m’étais une fois de plus efforcé d’attirer l’attention de la direction de l’EPFL sur ce problème ; j’ai été arrosé de promesses à la hauteur de l’alarme provoquée, elles n’ont jamais été tenues. Par la suite, j’ai jugé que ma survie, institutionnelle et intellectuelle, me commandait, dans la mesure du possible, de m’abstraire du fardeau de ces trop lourdes contingences.
S’il fallait vraiment comparaître de ce fait, je plaiderais bien sûr « non coupable ». Il serait présomptueux de croire le dossier clos, il existe un risque non négligeable et grandissant qu’un déposant ou un de ses ayants droit n’exige de l’EPFL le respect des engagements formellement souscrits.
Constructivisme radical
Les archives pour servir la recherche / la recherche pour légitimer les archives ? La réalité s’invente et nous permet de nous inventer.
Etablir un centre d’archive d’architecture était la vision initiale, mais les vicissitudes contingentes nous ont bientôt contraints à tenter de fonder plus largement notre légitimité, et c’est le développement de projets de recherche qui nous en a fourni les moyens. En 1984 paraît, chez Orell Füssli à Zurich, le premier volume de l’Inventaire suisse d’architecture (INSA). En 40 villes, 11 volumes et plus de 5500 pages, cet inventaire scientifique a refondé l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme en Suisse, établissant une scansion chronologique et définissant un cadre méthodologique, permettant aux recherches dans ce champ spécifique, pour les 19e et 20e siècles, de se déployer.
En effet, si je considère avec le respect qui lui est dû l’historiographie antérieure, il faut bien voir qu’elle avait été élaborée surtout sous le paradigme de la Stylgeschichte, une histoire qui cherchait à identifier les influences stylistiques, donc idéologiques. On a ainsi cherché par exemple à distinguer successivement l’impact du gothique Ile-de-France ou du gothique rhénan, la faveur du pittoresque régional, le poids du rationalisme beaux-arts ou du néo-classicisme, celui des Semperschüler. C’est dans la même foulée qu’a été analysé l’impact du mouvement moderne sur l’architecture en Suisse.
L’INSA a posé les premières bases d’une bauhistorische Forschung, un terme intraduisible qui désigne une recherche qui a pour objet l’histoire de l’art de bâtir en général et non pas celle de l’architecture comme forme. Il faut rendre un hommage appuyé à ses initiateurs et à ses pionniers pour la Suisse romande, le professeur Georg Germann.
Si je détaille ces qualités, c’est clairement parce que c’est dans le prolongement de l’INSA qu’a été développée la recherche historique aux Acm. A y réfléchir, c’était sur l’intuition qu’il était essentiel d’en resserrer la trame et de compléter le tableau esquissé, de chercher à l’étendre chronologiquement, que le travail de recherche a pris son essor. Intégrant et prolongeant le projet initial des Acm, il s’est articulé autour de quatre axes :
Identifier sélectionner et acquérir des fonds d’archives considérés comme importants.
Traiter, trier, éliminer et cataloguer les fonds collectés, ces opérations en apparence techniques restent étroitement subordonnées aux exigences scientifiques et renseignent à leur tour leurs propres critères.
Etablir des monographies d’architectes ou d’ingénieurs (13 titres parus sous ma direction aux PPUR entre 1997 et 2007).
Répercuter sur l’enseignement et l’action culturelle publique ces résultats (cours, unités d’enseignement, conférences publiques, expositions).
Les résultats se sont agrégés pour étendre, valider ou interroger l’énorme défrichement qu’avait opéré l’inventaire INSA et c’est dans une rétroaction logique qu’une partie de la documentation ayant servi à la rédaction des volumes de l’INSA est devenue un fonds distinct des Acm et qu’une rédactrice y a trouvé un emploi. Cette articulation, dans sa rigueur, a fait des Acm-EPFL un véritable hapax legomenon dans le monde international des musées d’architecture et des archives spécialisée. Ni le cadre de l’International confederation of architectural museums (ICAM), ni celui de l’ICASAR n’ont pu l’intégrer complètement. Ni l’Institut für Geschichte und Theorie der Architektur (gta-EPFZ) ni l’Archivio del Moderno (Mendrisio) qui, par bien des aspects, occupent un terrain voisin, n’ont visé cette surface et cette portée. Quant aux instances de l’Office fédéral de la culture, elles ont permis qu’une petite institution privée accapare le titre de Schweizerisches Architekturmuseum…
Errances en sérendipité
Recherches, cas 1 : les concours d’architecture
La recherche sur les concours d’architecture en Suisse romande s’est inscrite dans le cadre d’objectifs analogues de l’INSA, à savoir, à procéder à l’inventaire exhaustif d’un corpus clairement défini, celui des concours organisés en conformité avec les règles successives ou parallèles de la SIA et observer, au sein de ce corpus, la place respective et l’évolution des différentes variables ; les protagonistes architectes étant évidemment au centre du questionnement. L’interrogation directe qui a déclenché ce travail financé par la SIA avait été de chercher à savoir quelle était la place effective du bureau Monod Laverrière, Taillens Dubois dans ce champ spécifique. Mais au-delà de cette valeur partielle et relative, le principal résultat fut d’observer comment, par les concours, la corporation des architectes était parvenue, au fil des années, à organiser et encadrer une part importante de la commande publique et à se donner une hiérarchie et des distinctions d’excellence dans un système dont les protagonistes eux-mêmes avaient déterminé les règles et prononcé les jugements.
Je suis fondé de croire que notre travail de recherche historique, publié en 1995, a contribué à permettre à la SIA de se positionner face au bouleversement et à la menace que représentait pour elle l’entrée en vigueur de la Loi sur les marchés publics (LMP) (1er janvier 1996). En prenant connaissance des étapes de l’histoire des concours, la SIA a pris conscience de l’intérêt qu’elle avait à adapter ses normes et ses structures. Elle l’a fait tant et si bien qu’elle est parvenue à faire reconnaître ses normes 142 et 143 comme des procédures reconnues conformes à la LMP.
Je ne pense pas m’aventurer si j’ajoute qu’à mon avis cette situation très avantageuse est la raison pour laquelle sa commission des concours est aujourd’hui passablement laxiste quant aux procédures qu’elle valide, soucieuse qu’elle est de rester sur la crête de cette vague. La récente attaque de la Cour des comptes du Canton de Vaud était sommairement formulée, mais pas totalement infondée. Par certains aspects, le système des concours SIA revêt des caractéristiques évidentes de contrôle de la commande par les professionnels qui y répondent, tendant de ce fait à devenir un cas particulier du cartel de répartition.
Je reviendrai prochainement sur ce point dans une publication ; ce qui est intéressant ici, c’est d’aligner sur une même perspective le contexte et les motivations de la recherche historique, l’impact et les développements observés sur le champ étudié et de chercher à décoder les articulations problématiques que les premières peuvent tricoter avec les seconds.
L’arroseur arrosé
Recherches, cas 2 : archives EPFL
Les apports des Acm à la recherche architecturale, parallèlement à l’élaboration des systèmes de catalogage et de bonnes pratiques en matière d’archives, les ont placées par force sur le terrain des archives en général et par voie de conséquence sur celui des archives produites au sein même de l’EPFL. Celles des professeurs partant à la retraite en particulier ont fait l’objet aux Acm d’un intérêt et d’efforts de collecte sporadiques. Ainsi par exemple, à l’occasion d’un entretien avec le professeur de mécanique Georges Spinler, j’ai eu le privilège de recueillir un fonds important qui documente la naissance de l’école d’ingénieur de Lausanne au 19e siècle et met en évidence son origine et sa nature ferroviaire. Ses archives informent aussi sur des sujets plus difficiles, comme le blanchiment en Suisse, après 1945, des résultats des recherches de pointe dans le domaine nucléaire ou celui de l’aéronautique en Allemagne et leur transfert aux USA. Plus près de nos préoccupations, qui touchent à l’architecture et au génie civil, les fonds des archives des professeurs Martin Steinmann et Vincent Mangeat nous ont été versés après qu’un soin minutieux et un travail de classement très conséquent ont été fournis et nous ont été offerts.
C’est dans ce contexte que le sort du fonds des archives du professeur Frédéric Aubry a été l’occasion d’un télescopage rocambolesque entre 2004 et 2005, lorsqu’il s’est agi pour l’école d’évacuer définitivement les locaux de l’avenue de l’Eglise-Anglaise où étaient stockées notamment les quelque 700 maquettes du fonds, véritable « collection vernaculaire » de l’EPFL. C’est par un effet cafétéria, tel que le vantait depuis des années le président Aebischer, que j’ai eu vent de transactions tendant à se débarrasser de cet ensemble, sans contrat ni garantie aucune et dans des mains dont il suffit que je dise qu’elles n’avaient pas ma confiance. Je me suis donc imposé au sein de cette transaction, j’ai mis en évidence son caractère hasardeux et me suis fait un devoir d’en compromettre l’aboutissement. Il s’ensuivit des colères épiques, j’ai cédé à mon penchant romantique pour le refus d’ordre, c’était délicieux. Sur le fond, l’affaire était claire, pour aliéner un bien culturel important, les offices de la Confédération sont tenus de les offrir en priorité aux Archives fédérales ou au Musée national. Comme la chose devenait compliquée et qu’il fallait ménager des issues, le pouvoir, sachant que la course réussit parfois là où l’amirauté s’échoue, m’a tacitement consenti une sorte de lettre de marque. Peu importe le contrat et sa forme, j’avais en tous cas souscrit une dette, celle de ramener le fonds Frédéric Aubry dans le giron des biens culturels de l’EPFL, de l’intégrer aux Acm.
Dans la pratique, l’équipe des Archives s’est déployée avec détermination pour enregistrer et organiser cet imposant et encombrant matériel de manière professionnelle. En maugréant, la vice-présidence à la logistique a fourni les moyens de procéder à la translation du fonds et des locaux pour le conserver.
C’est le 9 janvier 2009 que s’est manifesté le déclencheur d’une opération qui allait rencontrer un vif succès et une audience internationale, en la personne d’Alexander von Vegesack, fondateur et directeur du Vitra Design Museum, qui m’invita ce jour-là à organiser une exposition des maquettes vernaculaires au Domaine de Boisbuchet, sorte de laboratoire expérimental du musée. L’équipe des Acm s’est mobilisée sur ce projet, qui sans aucun moyen spécifique s’est concrétisé en cinq mois seulement. Comme je l’avais expérimenté à plusieurs reprises, le fait de rassembler et d’exposer dans un même espace les diverses pièces choisies pour une exposition leur permet de déployer subtilement des caractères signifiants qui ne se manifestent pas lorsqu’elles sont vues de manière isolée. Une exposition est souvent comprise comme une valorisation, après que l’on a terminé la recherche ; nous avons démontré qu’elle peut fort bien se dérouler comme une sorte de porte ouverte sur le laboratoire. C’est un fait que le parti intellectuel adopté pour l’exposition, consistant à interroger les architectures vernaculaires sous l’angle de la diversité des savoirs traditionnels et des leçons qu’un monde en crise pouvait en tirer, s’est magnifiquement déployé. Les nombreuses visites guidées, les commentaires d’un public averti et des stagiaires de Boisbuchet ont précipité la capacité de synthèse que j’ai mobilisée ensuite pour la réalisation de l’ouvrage Learning from vernacular. Le 16e Alvar Aalto symposium conduit sous l’égide de Juhani Pallasmaa et Sami Rintala, le travail de défrichement effectué par Jana Revedin, Marie-Hélène Contal et l’équipe du Global award for sustainable architecture ont permis d’alimenter les réflexions que je savais pour ma part fonder sur un solide socle de lectures hétérodoxes souvent déjà très anciennes, au centre desquelles quelques fameux viennois : Adolf Loos, Otto Bauer et d’autres.
L’exposition, amplifiée en 2010, a circulé : Rossinière, Rencontres d’Arles, Base sous-marine de Bordeaux et Vitra Design Museum, Weil am Rhein. Le livre, sans être un blockbuster a été primé et a fonctionné comme un trend-setter certain ; il faut le dire, sans fausse modestie. Mais l’essentiel est ailleurs, cette opération a vérifié encore une fois l’adage nemo propheta patria. Parce que depuis lors, plus personne à l’EPFL ne prétend vouloir aliéner ou éliminer cette collection au prétexte que ces vieilleries seraient discutables du point de vue anthropologique et que ces techniques sont révolues. Dans le sillage de cette opération, il s’est produit un phénomène inédit aux Acm, à savoir un afflux de candidats à des thèses de doctorat sur des thèmes dérivés. Plusieurs ont été repoussées et je continue, cinq ans après, à en refuser. A ce jour, trois thèses passionnantes ont été soutenues avec succès, une collection s’est mise sur pied aux éditions Actes Sud, dont j’assure la direction. Les prochaines publications à paraître sont des monographies consacrées respectivement à l’architecte sud-africaine Carin Smuts et à notre exceptionnel compatriote Gion Caminada.
Epilogue
Au cours des dernières décennies, des investissements énormes ont bouleversé la structure de l’industrie de la construction, avec des effets profonds sur la scène architecturale. Au post-modernisme a succédé le spectacle global et l’exhibitionnisme formel, déployant des effets délétères sur l’enseignement et les écoles. Certaines se sont spécialisées dans des domaines particuliers d’excellence, d’autres caracolent dans les centiles supérieurs de la visibilité globale et la masse est à la peine, en proie à une sorte d’anarchie institutionnelle qu’on a revêtue du beau nom de « liberté académique ». L’intérêt pour les archives s’en ressent, on veut bien s’en parer, s’en emparer même, mais qui se soucie de développer une nouvelle vision ?
Avec l’option Learning from vernacular, les Acm ont fait une percée dans un « domaine particulier d’excellence ». Il y a d’autres options, il appartient à mes successeurs de réfléchir à la place des Acm, non pas seulement au sein de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC) de l’EPFL, mais dans le contexte du champ académique et culturel large et de se représenter les collaborations qu’elles peuvent susciter. La réalité des interactions qui surgiront est riche et étendue. Il ne m’appartient pas de donner des conseils, mon temps est passé. Je me contenterai de pointer une caractéristique qui me paraît structurante et n’est pas prête de s’estomper.
Bien qu’il existe un marché du dessin d’architecture, l’institution Acm se prête mal aux dévoiements qui affectent par exemple les musées de la photographie sur la plupart desquels la main ostensible du marché a fondu par le truchement des associations de soutien et des galeries. La nature d’archive résiste au régime de la marchandisation. Comme dans les cinémathèques, les dépenses d’infrastructure sont trop lourdes pour servir de terrain de chasse aux amateurs de rentabilité. Ce qui est dans la nature propre des archives, c’est bien la recherche patiente, l’exploitation scientifique désintéressée, fondée sur les documents eux-mêmes et non pas sur les images qu’une industrie hautement profitable encourage à produire en masse par le débit des budgets destinés à la conservation des originaux.
L’étendue des spectres problématiques accessibles par les fonds des Acm déborde et continuera à déborder, aussi bien les axes prioritaires du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) que les spécificités disciplinaires des ingénieurs ou des architectes. L’infinie multiplicité et la diversité des documents appellent l’analyse et la curiosité, occasionnellement elle affronte le joli paradoxe que m’a énoncé un jour Sylvain Malfroy, il me disait : « Tu comprends, plus le document a l’air banal, plus il faut faire marcher ton cerveau pour en tirer quelque chose. » Tout cela revient à dire, maintenant que les phases de la mise en place et de la maîtrise de l’institution sont derrière vous, que la véritable question sera de savoir avec qui construire un réseau de recherche qui soit capable d’interroger la ressource à la hauteur des réponses qu’elle peut procurer. Il faut pour cela d’autres talents que les miens, ils existent au sein de l’ENAC, le tout est de les mettre en œuvre.