Qu’as-tu ap­pris à l’école?

Une chronique de Pierre Frey

Date de publication
08-01-2016
Revision
08-01-2016

La «planification» des urbanistes professionnels, tels que formés dans les universités qui leur ont inculqué autant de «bonnes pratiques», s’impose partout. Elle imprime la matrice sans laquelle interviennent les architectes «projeteurs». Sur le terrain, il se dégage l’impression persistante d’un énorme fossé entre l’éducation dispensée, souvent excellente, différenciée, voire sophistiquée du point de vue théorique, et l’action de celles et ceux qui en ont bénéficié, dès lors qu’ils exercent des mandats ou occupent des emplois. Ce questionnement «laïque» fait écho à son pendant «professionnel» qui consiste à affirmer que les formations ne correspondent pas aux pratiques courantes de la profession et à revendiquer davantage de «réalisme» et de «pragmatisme» dans les cursus préparant à l’urbanisme et à l’architecture. L’observateur tente d’identifier le «trou noir» dans lequel disparaissent connaissances et formations dès lors que leurs titulaires diplômés ont reçu un emploi ou un mandat.

Une observation empirique devrait considérer le spectre le plus large possible des causes. Certaines sont connues depuis longtemps et tiennent principalement aux « conditions de l’optimisation de la rente foncière », soit, trivialement: comment gagner un maximum d’argent par mètre carré de sol. Je voudrais concentrer mon attention sur un facteur spécifique, endogène de la pratique de l’architecte, soit la notion de «projet» et la focalisation extrême qui s’ensuit sur l’objet architectural décontextualisé.

L’origine en est la Renaissance italienne au cours de laquelle l’espace pictural est devenu objectif et fondé sur les mathématiques et s’est confondu avec l’espace architectural. On fit tant et si bien que les clients de l’architecte eux-mêmes ont été portés à concentrer leur attention sur l’image de la chose et sur le point de vue. C’est une entrée du Guide bleu pour la ville de Pienza qui, incidemment, m’en a livré la clef. Selon cette source, Pie II Piccolomini, qui fit bâtir la ville, son palais et sa cathédrale, aurait visité cette dernière au moment de son achèvement. Ayant trouvé la cathédrale conçue par Rosselin, parfaite en toute chose et se souvenant que lui-même, le client, était le souverain pontife, il fulmina une bulle menaçant d’excommunication quiconque y ajouterait ou en retrancherait quoi que ce soit. Ce faisant, il consacrait à la fois l’autorité du couple client et architecte et le caractère figé de l’œuvre considérée de leur «point de vue». La manifestation de cette extraordinaire concentration de pouvoir lui conférant un statut mythique. L’architecture néo-classique européenne a perpétué aux 18e et 19e siècles cette attitude, consacrant et figeant comme une chose intangible et finie l’œuvre architecturale. A partir du 19e siècle, les théoriciens de la conservation des monuments se sont employés à confirmer ce caractère et ils ont contribué à le perpétuer, faisant de ces œuvres des sortes d’objets «dérivés», livrés à un véritable culte. De manière paradoxale si l’on considère ses objectifs fondamentaux de réforme de l’habitat et de la ville, l’architecture moderne, par un recours massif à la photographie, va accentuer ce phénomène. Les retoucheurs des photographes d’architecture vont mettre à distance les représentations de l’architecture moderne, supprimer les indices de vie quotidienne, les oiseaux et même les nuages, pas assez «modernes» à leurs yeux pour accréditer une architecture de l’objet et de l’image. Singulièrement, l’image l’emportera sur l’intention réformatrice et sur la substance, à l’initiative de gens qui , comme l’américain Philip Johnson, ont réduit le mouvement moderne à un «styl» pour mieux l’embrigader à leurs propres fins.

Tous ces éléments, qu’ils soient prosaïques et suivent la pente des conditions dominantes ou qu’ils soient plus élaborés idéologiquement et soulignent la prééminence du projet et du projeteur, expliquent en partie le conformisme et le suivisme des architectes et des planificateurs urbains dans leur pratique. Très rares sont celles et ceux qui s’écartent de ce courant dominant, qui privilégient une approche délicate, sensible, axée sur la création d’un environnement urbain capable de générer de la vie, pas seulement du chiffre d’affaires.

L’exception possède pourtant, avec Christopher Alexander notamment, ses fondements théoriques. Ils sont même enseignés dans les écoles. Dans de nombreux pays et singulièrement dans ceux du Sud, elle a aussi ses praticiens reconnus. L’architecture en Suisse, véritable «médiapathe», tributaire de son image forte et addicte au chiffre d’affaires généré par la visibilité et le spectacle, ne s’en soucie que très minoritairement. A quand l’overdose?

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