De la pré­ven­tion du dan­ger à la ges­tion du risque

Dans le domaine des dangers naturels, les années 1990 ont vu le passage de la prévention des dangers à la gestion des risques. Si les termes sont proches, leur définition est bien différente. Au-delà de l’évolution des éléments de langage, la bascule traduit surtout un changement de paradigme dans la façon d’aborder un problème et de concevoir les solutions à y apporter.

Date de publication
15-03-2022

Un danger est un phénomène pouvant causer des dommages. Parmi les dangers naturels, on compte les dangers de type hydrologique/météorologique (grêle, tempête, sécheresse, canicule, etc.), gravitataire (crue, avalanche, éboulement, etc.), sismique, vulcanologique et même spatial, comme la chute d’une météorite ou les tempêtes solaires.

La gestion des dangers naturels, notamment gravitataires, a longtemps consisté à essayer d’éradiquer, ou du moins d’éviter les zones dangereuses et à réagir aux événements : là où une avalanche a causé un dommage, on (re)plante une forêt de protection ou on érige des paravalanches. Une approche lourde et coûteuse, encore péjorée par l’expansion géographique et économique des infrastructures en relation avec une évolution démographique qui a vu la population suisse plus que doubler depuis 1900. D’où le passage à une gestion des risques.

Qu’est-ce que le risque? Il se définit comme la probabilité d’occurrence d’un danger combiné à son potentiel de dommages. Contrairement au danger, le risque se limite ainsi à une portion restreinte du territoire: celle des activités humaines. «Paradoxalement, les cartes de dangers ne s’intéressent pas toujours aux zones les plus dangereuses du canton du Valais, explique l’ingénieur cantonal Vincent Pellissier. La plupart d’entre elles sont situées en montagne, là où l’activité humaine est restreinte voire inexistante. Ces cartes ne sont utilisées dans une approche risque, notamment pour définir les mesures de gestion des zones à bâtir, que sur environ un dixième du territoire, là où se combinent danger et dégâts potentiels. La face nord du Cervin sera toujours plus dangereuse que la route qui mène à Zermatt, mais le risque y est plus faible pour la collectivité. La responsabilité de l’individu prend donc le pas sur celle de l’État au fur et à mesure que l’on s’éloigne des périmètres d’activité.»

Un risque, plusieurs actions

La notion de risque est donc plus complète que celle de danger. Mais sa nature probabiliste la rend aussi plus complexe à appréhender pour le cerveau humain, friand de certitudes et de binaires oui/non. Sa définition même, et les notions qui y sont rattachées, offrent plusieurs pistes à sa gestion: on peut en effet agir sur le phénomène dangereux lui même (déclenchement préventif d’une avalanche pour éviter une accumulation problématique de neige), réduire sa probabilité d’occurrence (construction d’une digue dimensionnée pour une crue centennale) ou encore diminuer le potentiel de dégâts (du rehaussement d’un saut-de-loup à l’interdiction de construire en sous-sol dans une zone inondable).

Aujourd’hui, la protection contre les dangers naturels en Suisse ne vise plus à empêcher par tous les moyens la survenance des dangers naturels, mais à réduire les risques dans une mesure acceptable au moyen d’une gestion intégrée et en déterminant des objectifs de protection. Cette méthodologie repose sur quatre piliers: 1. analyse et estimation des risques, 2. appréciation des risques, 3. mitigation des risques, 4. gestion de crise.

Pour Laurent Vulliet, professeur au Laboratoire de mécanique des sols de l’EPFL et expert en gestion des risques, «il faut comprendre cette méthodologie comme un processus dynamique, une boucle en perpétuelle évolution : un risque peut diminuer ou augmenter, apparaître ou disparaître ; son acceptabilité varier et les moyens d’y faire face évoluer. Et chaque évolution dans un des piliers a bien évidemment des répercussions sur les trois autres».

Augmentation des phénomènes dangereux et de leur intensité

Le premier pilier consiste à identifier les phénomènes dangereux, à évaluer leur probabilité d’occurrence et à estimer leur intensité et les dommages associés. Si la plupart des dangers naturels sont bien identifiés, ils peuvent évoluer, notamment en raison du changement climatique. Selon les experts du GIEC, il faut en effet compter avec une augmentation du nombre et de l’intensité des phénomènes dangereux comme les orages, notamment ceux de type supercellulaire, et les phénomènes directs et indirects qui y sont associés (grêle, précipitations intenses, laves torrentielles, etc.). Dans les Alpes, le recul des glaciers et la fonte du pergélisol avec leur cortège de terrains déstabilisés illustrent également cette évolution. Mais ce retrait peut aussi détendre certaines situations, à l’image de ce qui se passe au glacier de l’Allalin (VS): si l’écroulement de sa langue sur le chantier du barrage de Mattmark a fait 88 victimes en 1965, sa position actuelle a quasiment fait disparaître la menace.

L’estimation d’un risque est sujette à des biais cognitifs, dont celui dit du cygne noir: tous les cygnes sont blancs jusqu’à ce qu’on observe un cygne noir. L’identification d’un danger ainsi que le calcul de sa probabilité d’occurrence se faisant en analysant un passé connu, les hypothèses de travail peinent à intégrer des événements ou des scénarios sans réalité historique documentée. Il en va ainsi de l’avalanche qui s’abattit sur Evolène le 21 février 1999 en faisant douze victimes: elle n’avait encore jamais été observée et n’avait donc pas d’existence statistique. Et parfois, des événements plus «classiques» peuvent créer des surprises, comme au Piz Cengalo (GR) en août 2017: alors que la montagne était déjà sous surveillance suite à une série d’éboulements, trois millions de m3 de rochers s’en détachèrent brutalement. Si ce volume n’avait en soi rien d’exceptionnel, l’énergie dissipée lors de l’impact fit littéralement fondre le glacier situé au pied de la face, lançant une impressionnante lave torrentielle sur le village de Bondo, bien plus loin et plus bas que ne l’aurait fait un «simple» éboulement1.

Une perception biaisée

«Les phénomènes nouveaux ou les événements extrêmes, donc rares, sont particulièrement difficiles à appréhender, explique Claudine Burton-Jeangros, professeure au Département de sociologie de l’Université de Genève et spécialiste de la sociologie du risque. Il nous est aussi très difficile de percevoir le risque lié à un danger, et de nous y préparer, tant que nous ne l’avons pas vécu, même s’il a été identifié par les experts. La pandémie de Covid-19 en est un très bon exemple.» Marc Choffet, responsable du centre de compétences prévention incendie et éléments naturels à l’Établissement d’assurance contre l’incendie et les éléments naturels du Canton de Vaud (ECA Vaud), dresse un constat similaire: «La mémoire du risque s’étiole rapidement au-delà d’une génération ou deux. En général, seul un événement majeur permet de prendre conscience d’un danger. Les avalanches de l’hiver 1950-1951 ont fait fleurir les paravalanches dans les Alpes, les importantes crues du début des années 2000 ont conduit à de nombreux projets de mesures protection; il faudra probablement voir les conséquences d’un important tremblement de terre pour que la population et le politique prennent conscience que le risque sismique occupe une place de choix dans la liste des risques liés aux dangers naturels en Suisse.».

Quels risques pour la Suisse?

L’Office fédéral de la protection de la population (OFPP) examine périodiquement les risques majeurs pour la Suisse et la manière dont ils évoluent. Ce suivi débouche sur l’élaboration du rapport Catastrophes et situations d’urgence en Suisse (CaSUS)2 dont la dernière édition a été publiée en novembre 2020. En combinant la probabilité d’occurrence aux dommages potentiels, on obtient le palmarès suivant: 1. pénurie d’électricité, 2. pandémie de grippe, 3. panne de réseau mobile, 4. canicule, 5. tremblement de terre.

Qu’est-ce qu’un risque acceptable?

Une fois un risque déterminé, son appréciation passe par une interrogation fondamentale: qu’est-ce qu’un risque acceptable? Pour la sociologue Claudine Burton-Jeangros, «l’acceptabilité d’un risque est couplée à la perception que nous en avons: est-il connu, proche, immédiat? S’y expose-t-on volontairement? Est-il facile de le réduire? Y a-t-il un bénéfice, individuel ou collectif, à le prendre? Les tensions autour de la vaccination illustrent très bien la complexité du sujet.»

Dans l’enseignement qu’il dédie à la gestion du risque, Laurent Vulliet aborde régulièrement cette notion d’acceptabilité: «Les étudiants ne sont pas très à l’aise avec elle, car elle convoque des systèmes de valeurs complexes sortant du champ strict des sciences dures. Lorsqu’ils y réfléchissent en tant que futurs ingénieurs, ils font généralement appel au cadre normatif qui entoure la profession: est acceptable ce qui est défini comme tel par une loi, un règlement ou une norme.» Peut-on considérer cela comme une façon de botter en touche? Pas vraiment selon le professeur de l’EPFL, pour qui le corpus normatif en matière de risque est le fruit d’un long processus d’acquisition d’expérience par essais et erreurs. «La construction parasismique a débuté dans le monde dès le début du 20e siècle, et les premières normes en Suisse, apparues en 1970, en sont aujourd’hui à leur troisième génération, explique-t-il. En apprenant des erreurs commises et des problèmes rencontrés, les normes évoluent et s’affinent. Ce processus itératif est fondamental.»

Que vaut une vie?

Le rapport coût/bénéfice est une autre manière de réfléchir à l’acceptabilité d’un risque. Mais elle devient délicate à manier lorsque des vies humaines sont dans la balance: que vaut une vie? Il existe plusieurs manières de la calculer. Elle peut correspondre à la dépense nécessaire à sauver une vie, à l’indemnisation d’une mort ou encore à la valeur de la production brute potentielle durant cette vie. «Pour des secteurs d’activité comme la santé, les transports, l’environnement ou plus généralement les assurances, cette valeur varie entre deux et huit millions de francs dans les pays occidentaux, indique Laurent Vulliet. Une méthode intéressante pour comparer l’efficacité relative de projets est celle du coût par vie épargnée: la valeur des investissements consentis est simplement mise en rapport avec la réduction du nombre de morts qui en résulte. Par exemple, une campagne de vaccination dans le tiers monde conduirait à un coût de 100 francs par vie épargnée, alors que le renforcement parasismique des bâtiments coûterait entre 0,5 et 10 millions de francs par vie épargnée. Si ce coût dépasse la valeur de vie, se pose alors la question de la proportionnalité de la mesure.»

Tout comme un risque, la perception qu’on a de celui-ci peut évoluer. Suite à la catastrophe de Fukushima Daïchi (JPN) en 2011, le peuple suisse a par exemple suivi la volonté du Conseil fédéral de renoncer à l’énergie nucléaire. Mais confrontée au risque d’une pénurie d’électricité – situé à la première place du rapport CaSUS –, cette volonté, pourtant validée par un processus démocratique, se lézarde peu à peu. «Au final, l’acceptabilité d’un risque résulte toujours d’un arbitrage, d’une ­négociation, d’une décision politique, d’une loi, d’une jurisprudence ou d’une norme, remarque la sociologue Claudine Burton-Jeangros. En fonction de leurs intérêts ou de leur sensibilité, les acteurs tenteront de déplacer le curseur ou de faire passer un risque plus en avant ou en arrière sur la liste de leurs priorités.»

Une approche participative

Cette notion d’acceptabilité du risque revêt ainsi un caractère éminemment politique. À cet égard le Canton des Grisons a récemment innové en lançant un projet pilote de démarche participative en matière de gestion du risque3. Au sein de l’entité de territoriale de base que constitue une commune, la population, les autorités et les experts analysent ensemble les risques potentiels et décident de les prioriser en fonction des spécificités socio-économiques et géographiques de leur commune et des moyens financiers dont elle dispose. Ce faisant ils établissent ce que les experts nomment des objectifs de protection, qui définissent la limite entre risques acceptables et risques inacceptables.

Réduire le risque

Une fois ces objectifs de protection définis, il est temps de passer à la mitigation du risque: quelles mesures prendre pour se prémunir d’un risque jugé inacceptable? «Les ingénieurs ont tendance à se focaliser sur les mesures constructives, note Laurent Vulliet. Ils savent et ils aiment dimensionner et construire des ouvrages de protection.» Un point de vue partagé par Vincent Pellissier: «Quand on ne dispose que d’un marteau dans sa boîte à outils, tous les problèmes ressemblent à des clous!» Pourtant il peut être plus pertinent d’interdire l’établissement d’un camping au bord d’un torrent que de le protéger au moyen d’une digue. En effet, les mesures constructives ont un coût important et un impact non négligeable sur le territoire. Mais elles ont surtout une limite: leur performance dépend de leur intégrité. Or ces ouvrages vieillissent et se détériorent; un déficit d’entretien peut amener un faux sentiment de sécurité.

La gestion du territoire, notamment avec des cartes de dangers, offre une autre piste en agissant non pas sur le phénomène lui-même, mais en évitant d’y exposer de la valeur (personnes, biens immobiliers, entreprises, infrastructures critiques) afin de réduire le potentiel de dommages. Agissant sur le temps long, cette mesure ne peut évidemment pas s’adapter facilement à l’apparition de nouveaux dangers ou à l’évolution négative d’anciens. Enfin, il est également possible d’assurer les biens exposés afin de déléguer le risque à une autre entité.

Une autre option consiste en la mise en place de systèmes d’alarme, couplée à des actions de sensibilisation: si les habitants d’une zone inondable sont sensibilisés à ce risque, ils éviteront de stocker des objets de valeur en sous-sol; et si une alerte est déclenchée, ils auront le réflexe de les transférer dans les étages. «La sensibilisation est un outil efficace et relativement peu onéreux, explique Laurent Vulliet. Au Japon, on apprend très jeune à réagir à un tremblement de terre. Les exercices sont fréquents, la population acquiert des réflexes. En Suisse, nous nous contentons de tester les sirènes une fois par année. Mais qui saurait quoi faire si elles se déclenchaient pour de bon?»

Une fois un risque analysé, des objectifs de protection établis et des mesures de mitigation réalisées, on pourrait se croire à l’abri. Oui, mais pas totalement. En effet, la gestion du risque vise à le réduire, pas à l’éliminer. De par sa nature probabiliste, un risque défini comme tel ne sera jamais nul, tout au plus hautement improbable. «Nous sommes aujourd’hui dans un récit de contrôle du risque, précise Claudine Burton-Jeangros. Il induit de grandes attentes. Or ce contrôle ne supprime pas le risque, chaque accident vient montrer les limites des outils mis en place, ou plutôt de la compréhension que nous avons de leur fonctionnement.»

Gérer l’après

D’où l’importance de développer une culture de la gestion de crise, que l’on peut voir comme une continuation de la sensibilisation : savoir quoi faire le jour où l’événement indésirable se produit. Elle consiste à élaborer des scénarios relatifs aux risques identifiés et à attribuer les tâches et les responsabilités aux acteurs impliqués. Cela est particulièrement important dans le contexte suisse, avec ses trois niveaux de responsabilité politique – communal, cantonal et fédéral. De plus, travailler les différents scénarios peut permettre de mettre en évidence certaines lacunes et de les corriger. Pour Laurent Vulliet, «la gestion de crise est un élément fondamental. En postulant qu’incidents, accidents et catastrophes surviennent, elle évite de nous enfermer dans la pensée magique du risque zéro. En anticipant les conséquences, elle nous permet surtout de prendre des risques, ce qui est indispensable à l’innovation. En anticipant un problème et ses conséquences, il est possible de réfléchir à de nouvelles façons de construire, de faire évoluer les normes.» Cela a par exemple été le cas pour la construction bois. Jusqu’en 2005, les normes de protection incendie visaient à empêcher qu’un bâtiment ne brûle. Elles ont depuis évolué de la protection des biens vers la protection des personnes. Le but n’est plus d’empêcher à tout prix un bâtiment de brûler, mais de prendre des mesures pour que ses occupants disposent du temps et de l’espace nécessaires à son évacuation. Alors que la construction bois était limitée à des bâtiments de cinq étages, cette acceptation du risque d’incendie permet aujourd’hui de bâtir de véritables tours.

La gestion des risques repose sur quatre piliers et les ingénieurs devraient être concernés par chacun d’entre eux, même ceux où leurs compétences sont plus limitées. La gestion du risque comprend en outre une très forte composante humaine et il serait dès lors judicieux que les étudiants, comme les professionnels, soient plus sensibilisés à ces notions de droit, d’urbanisme et de sociologie – de culture du risque en somme – et que des spécialistes de ces champs disciplinaires intègrent les groupes de projets, quelle qu’en soit l’échelle.

Notes

 

1 Philippe Morel, «Quand les montagnes s’effritent»

 

2 Catastrophes et situations d’urgence en Suisse 2020 – À quels risques la Suisse est-elle exposée?, OFPP, Berne, 2021

 

3 Projet Gemeinde-Risikoanalyse-Intervention-Prävention (GRIP), voir «Risikomanagement in den Gemeinden»

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