De la 2D à la 7D, la di­gi­ta­li­sa­tion de la cons­truc­tion

De la très classique 2D à la plus énigmatique 7D, différents outils et méthodes de conception et de gestion de la maintenance des ouvrages tels que le BIM, le jumeau numérique ou la maintenance prédictive sont à disposition pour gravir les échelons d’une digitalisation qui a déjà commencé à bouleverser le monde de la construction. Tour d’horizon.

Date de publication
16-05-2023

En matière de digitalisation, on peut sans crainte affirmer que le monde de la construction ne fait pas partie des pionniers. D’autres industries, comme l’automobile et l’aéronautique, ont franchi beaucoup plus tôt ce pas technologique dont les balbutiements ont commencé à se faire entendre il y a plus de cinquante ans. Si ce retard relatif impliquera probablement une transition accélérée, il permettra aussi de l’effectuer en profitant de technologies plus matures. Mais de quelles technologies parlons-nous? Et comment ces évolutions sont-elles perçues par les acteurs de la branche?

Au début fut la 2D

La première étape de la digitalisation a été l’adoption de logiciels de dessin 2D. Mais si l’outil changeait, le processus demeurait lui identique. Il en a été de même pour le dessin 3D: s’il permettait de nouvelles fonctionnalités, il restait fondamentalement une représentation graphique. C’est avec le BIM, qui est bien plus qu’un modèle 3D même s’il est souvent perçu ainsi, que nous entrons dans la véritable digitalisation des processus. À la différence d’un modèle 3D, un modèle BIM est constitué d’un ensemble d’objets liés entre eux de manière intelligente: chacun contient des métadonnées (type d’une fenêtre et coordonnées du fournisseur, par exemple) qui décrivent l’objet au-delà de ses seules représentation et relations géométriques. Mais, et c’est le plus fondamental, le BIM implique surtout une nouvelle approche de la conception en travaillant sur une maquette digitale partagée, sur laquelle chaque acteur – architecte, ingénieur, entreprise, maître d’ouvrage – peut intervenir, mettre à jour le projet et connaître à tout moment la dernière version. Avec comme corollaire une inévitable révision des flux de travail et des rapports entre corps de métier. Les principaux avantages de cette méthode sont une identification plus rapide des conflits potentiels – notamment lors de la réactualisation d’un projet –, mais aussi une meilleure connaissance des besoins en matériaux, ce qui a toute son importance dans un contexte post-pandémique marqué par la mise en évidence des limites de la logique du flux tendu.

Pour Jacques Khouri, spécialiste de la digitalisation de la construction, un modèle BIM qui s’arrêterait au stade du projet et de sa réalisation est certes intéressant et pratique mais ne représente encore aucune véritable plus-value: «Le BIM a significativement plus de valeur lorsqu’il permet à un maître de l’ouvrage de mieux gérer le fonctionnement et la maintenance d’un objet tout au long de son cycle de vie, y compris lors de son réemploi. C’est l’ensemble de ces plus-values qui justifie économiquement le passage au BIM et aux jumeaux numériques.»

Pour cela, il convient de dépasser la troisième dimension, d’en considérer de nouvelles et de les intégrer à la maquette BIM:

  • 4D, qui touche aux aspects liés à la durée, la chronologie et la planification de la construction d’un projet;
  • 5D, qui concerne les questions d’estimation des coûts, d’analyse et de suivi budgétaire;
  • 6D, qui concerne la durabilité économique et d’exploitation d’un projet en s’intéressant à sa consommation d’énergie et aux coûts liés sur l’entier du cycle de vie;
  • 7D, enfin, qui regroupe les informations (données et métadonnées) de gestion globale des installations pour l’ensemble du cycle de vie.

Du jumeau numérique…

Utilisée pour suivre les données importantes d’un actif (état, manuels de maintenance / d’exploitation, informations relatives aux garanties, spécifications techniques, etc.), la 7D ouvre la porte aux concepts de jumeau numérique et de maintenance prédictive.

Un jumeau numérique est un modèle virtuel conçu pour refléter fidèlement un objet physique. Des capteurs produisent en temps réel des données sur les «performances» de l’objet physique (production/consommation d’énergie, température, humidité, occupation, flux divers, etc.), les conditions météorologiques, etc. Transmises à un système de traitement, ces données alimentent le jumeau numérique. Cela permet par exemple de comparer les performances mesurées à celles attendues, mais aussi, par une approche multi-paramètres, d’identifier les causes d’un éventuel écart puis d’effectuer des ­simulations afin de préconiser le meilleur scénario pour atteindre une performance cible. Comme avec le BIM, le jumeau numérique appliqué aux bâtiments permet de mieux étudier/modéliser non seulement le comportement d’un objet, mais surtout les interactions entre les objets, en s’intéressant aux systèmes et aux processus. La maquette BIM peut ici servir d’interface graphique mais aussi de base pour une simulation de type méthode des éléments finis1 (BIM2FEM).

…à la maintenance prédictive

Le jumeau numérique permet ainsi de rassembler en un endroit unique, aisément accessible et régulièrement mis à jour, toutes les informations statiques (par exemple le manuel d’utilisation d’une pompe) et dynamiques (par exemple celles issues des capteurs équipant cette pompe) utiles à la gestion d’un bâtiment ou d’une infrastructure. Cette approche vise à ce que l’entier du projet (et donc des objets) reste dans un état optimal tout au long du cycle de vie. En effet, l’acquisition et le traitement des données en temps réel permettent d’opter pour une logique de maintenance prédictive. Il y a plusieurs types de maintenance:

  • curative et corrective, soit la maintenance suite à une défaillance;
  • préventive systématique et préventive conditionnelle, soit la maintenance suivant un programme d’entretien ou répondant à l’atteinte ou au dépassement d’une valeur limite;
  • prédictive, soit la maintenance anticipant l’atteinte de cette valeur limite.

Contrairement à la logique de la maintenance préventive conditionnelle, où les données issues de capteurs ne servent qu’à surveiller que des valeurs seuil ne soient pas dépassées, la maintenance prédictive s’appuie sur les technologies d’intelligence artificielle, comme les algorithmes d’apprentissage machine (machine learning), pour analyser ces données et leurs variations, les mettre en lien avec l’historique de fonctionnement d’un objet ou d’un ensemble d’objets similaires et/puis prédire un dysfonctionnement. L’alerte est ainsi lancée avant l’atteinte d’une valeur limite (ou l’apparition d’une panne), ce qui permet d’anticiper une opération de maintenance, de la planifier au moment opportun et de s’assurer de la disponibilité des techniciens et du matériel au moment choisi. Appliquer cette approche – un des piliers du concept d’industrie 4.0 –, à l’exploitation d’un bâtiment (ou d’un parc immobilier) permettrait à la fois de mieux gérer son exploitation, tout en améliorant la qualité des services à ses utilisateurs.

Positions des acteurs

L’évocation des termes BIM, jumeau numérique ou encore maintenance prédictive suscite des doutes et des craintes dans le monde de la construction. Notamment en raison de leur connotation industrielle, alors qu’une partie des acteurs revendique une approche professionnelle plus artisanale, moins générique. L’une des craintes exprimées régulièrement est que la digitalisation favoriserait les grandes structures, comme les entreprises générales, au détriment des petits bureaux d’architectes et d’ingénieurs ainsi que des PME. Pour Billal Mahoubi, responsable des processus et directives BIM pour les CFF et chef du programme BIM@CFF a.i, «cette crainte est tout à fait audible. Mais le modèle suisse ne repose pas autant sur la concentration des compétences que le modèle franco-allemand, par exemple. À court terme, des entreprises vont pouvoir se spécialiser dans le BIM et vendre leurs compétences à celles qui ne les possèdent pas en interne. Mais, tôt ou tard, toutes doivent se positionner sur ces questions et réfléchir à leurs propres objectifs en matière de digitalisation. Ce n’est qu’ainsi qu’elles pourront répondre aux attentes de leurs clients. Pour un grand maître d’ouvrage tel que les CFF, nous avons atteint nos limites avec la manière actuelle de travailler; il est temps d’appliquer d’autres méthodes.»

Quant à Jacques Khouri, il estime que «nous sommes à un moment charnière, où règne nombre d’incertitudes. Se lancer dans le BIM représente un investissement matériel et humain et implique d’accepter de revoir sa manière de travailler et d’interagir avec les autres professions. En favorisant la soumission de projets au travers de maquettes BIM, voire en l’imposant, les pouvoirs publics et les grands maîtres d’ouvrage ont la possibilité de fortement réduire ces incertitudes. Cela permettrait aussi d’accélérer l’adoption du BIM et des jumeaux numériques et d’aider à faire progresser cette technologie, tout en respectant les contraintes de construction spécifiques à la Suisse.» Une position partagée et soutenue par la Société suisse des entrepreneurs (SSE). Moritz Lüscher, responsable numérisation de la SSE, estime également que «le BIM sera la plus grande perturbation dans l’architecture, la construction et la gestion des bâtiments, car il a le potentiel d’apporter un changement de culture global: il ne s’agit pas seulement d’une nouvelle technologie, mais d’une méthode révolutionnaire pour la planification, la réalisation et la maintenance des projets de construction, qui influencera l’ensemble du modèle commercial des entreprises de construction. Mais le facteur critique du succès pour la digitalisation repose sur l’entrepreneur. En fin de compte, c’est à ce dernier de décider s’il est disposé à promouvoir la transformation digitale ou s’il veut s’en tenir au statu quo.»

Pour Christoph Maurer, architecte pionnier de l’introduction du CAD en Suisse et président de la commission centrale sur le management de l’information de la SIA, la réponse est plus nuancée: «Les initiatives visant à introduire et favoriser les soumissions, les demandes de permis de construire ainsi que les nouvelles possibilités d’utilisation sur le chantier au moyen de maquettes BIM, exercent une certaine pression à travailler ainsi. Si elles s’imposent, la question de la digitalisation ne se posera effectivement plus. Mais pour notre profession, il est important de conserver la possibilité de réaliser des projets de manière classique. Contrairement au CAD, qui n’est qu’un outil, le BIM, et plus largement la digitalisation, impactent fortement la méthodologie de travail et la collaboration entre les partenaires.»

Pour la SIA, la question de la normalisation de la digitalisation est bien évidemment une thématique centrale. «Elle nous occupe à plusieurs égards, poursuit Christoph Maurer. Une thématique très concrète est l’extraction du contenu des normes SIA en vue de leur intégration dans les outils digitaux, un problème technique mais qui pose aussi la question très concrète de nouveaux modèles économiques de vente des normes. Une autre thématique est l’établissement et /ou l’adaptation de normes liées à la digitalisation du domaine de la construction.» Pour cet expert, la nature internationale de la digitalisation impose à la Suisse et à la SIA de ne pas édicter de normes nationales mais plutôt d’adapter les normes internationales au contexte helvétique afin que les exigences du marché suisse soient compatibles avec celles du marché européen et international. Ce point de vue est largement partagé par la SSE et les CFF. Quand on parle de normes, la question des standards informatiques n’est jamais très loin. Là aussi, la totalité des acteurs rencontrés plaident pour l’openBIM, soit des formats ouverts favorisant, au contraire des formats propriétaires, l’inter­opérabilité entre les systèmes et donc les entreprises.

Ouvrir le BIM vers l’extérieur

Christoph Maurer pointe aussi du doigt le fait que le BIM ne doit pas rester enfermé dans le domaine de la construction, mais également être ouvert aux besoins d’autres utilisateurs. En effet, si les professionnels de la planification utilisent régulièrement des géodonnées pour leur travail, ces dernières contenues dans les maquettes BIM élaborées sont en retour susceptibles d’être intégrées dans les outils SIG. swisstopo a d’ailleurs publié en mars 2022 une stratégie sur l’interface SIG/BIM, qu’elle appelle géoBIM2. «Il sera très intéressant d’utiliser des données BIM pour actualiser nos données SIG à l’avenir. Le sujet est complexe, car les besoins de part et d’autre sont différents, explique Raphaël Bovier, responsable de la distribution des géodonnées chez swisstopo. Nous nous intéressons principalement à l’enveloppe du bâtiment et aux modifications du terrain, mais pour l’instant, ces informations sont intégrées dans un ensemble de données plus large. La maquette BIM a été créé par le maître d’ouvrage ou l’équipe de projet pour ses propres besoins. Il est donc nécessaire de légiférer si l’on souhaite rendre publiques plus d’informations tirées du BIM.» Une autre problématique tient à l’homogénéité des géodonnées, car la Suisse est l’un des rares pays à posséder à ce jour des géodonnées 3D homogènes à l’échelle nationale. «Pour les intégrer dans nos modèles, il est indispensable que les données utiles au géoBIM soient standardisées au moins au niveau suisse», poursuit Raphaël Bovier.

Cette question du caractère privé ou public des données BIM interroge également la SIA. «Le BIM et la digitalisation sont un formidable outil pour atteindre les objectifs de la Suisse en matière de durabilité. En effet, les maquettes BIM permettent par exemple d’estimer plus facilement et plus rapidement l’empreinte carbone d’un bâtiment», explique Christoph Maurer. Une telle information sera bientôt primordiale pour évaluer la valeur d’un bâtiment ou d’un logement. On peut aussi rêver que le BIM représente une opportunité pour le déploiement à large échelle d’une économie circulaire: dès le début d’un chantier, il permettrait de cataloguer les différents objets contenus dans une maquette BIM en vue de leur futur réemploi.

Le présent article résulte d’entretiens réalisés avec Redouane Boumaref (HEIA-FR), Raphaël Bovier (swisstopo), Nicolas Bueche (BFH), Karim Daouk (CFF), Patrick Eperon (VSS), Jacques Khouri (consultant indépendant – SMEDigitalTwins), Moritz Lüscher (SSE), Billal Mahoubi (CFF), Christoph Maurer (SIA), Maxime Meynlé (BIM DAY GVA) et Clarence Pittet (Bois Initial) que je tiens à remercier chaleureusement pour leur collaboration.

Notes

 

1 Méthode mathématique permettant de calculer numériquement le comportement d’objets même très complexes décrits par une équation aux dérivées partielles linéaire.

 

2 Stratégie géoBIM swisstopo, Groupe de travail géoBIM swisstopo, Berne, 2022

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