Cons­truire en BFUP

Par l’exemple d’un ouvrage d’art, Eugen Brühwiler décrit les caractéristiques et les méthodes de calcul de ce nouveau matériau qui pourait faire émerger une ingénierie et une industrie spécifiques.

Date de publication
09-07-2014
Revision
18-10-2015
Eugen Brühwiler
professeur à l’EPFL, où il dirige le Laboratoire de maintenance, construction et sécurité des structures

La mission de l’ingénierie des structures consiste à développer des méthodes et des technologies pour vérifier et améliorer les structures existantes afin d’étendre leur durée d’utilisation, souvent en répondant à des charges utiles plus élevées. S’il est justifié de répondre à une demande d’utilisation par une nouvelle construction, celle-ci devrait – dans le but de respecter les principes d’un développement durable – se distinguer par une haute performance exprimée par un ratio entre la charge utile et le poids propre de la construction le plus élevé possible et par une durabilité ne nécessitant pas d’intervention imprévue (p.ex. pour remédier à des dégâts de corrosion). Ainsi, l’utilisation de ressources est minimisée et l’économie est maximisée. Ces objectifs peuvent être atteints par des constructions en BFUP.

Un nouveau matériau composite


Les progrès en matière de matériaux de construction fait en permanence évoluer l’ingénierie des structures. Au cours des 20 dernières années, le développement de matériaux composites à base de ciment pourvus de fibres a permis d’établir une gamme de matériaux, actuellement appelés « bétons fibrés ultra-performants (BFUP)». Les BFUP associent une matrice cimentaire composée de poudres réactives, telles que le ciment, et de grains de quartz d’une taille maximale de 1 mm. Cette matrice est renforcée par une grande quantité de fibres fines, au minimum 3 % en volume, généralement en acier et d’une longueur maximale de 15 mm. Le BFUP n’est cependant ni un béton ni un acier : c’est un nouveau matériau composite.

L’idée fondamentale de la construction en BFUP est d’exploiter simultanément le meilleur du béton armé – le ciment, l’acier et la précontrainte – et de la construction métallique – la conception d’éléments de structure légers, préfabriqués et de faibles épaisseurs et des méthodes de montage rapides. Des termes tels que « tôle » ou « raidisseur » sont utilisés pour la construction en BFUP et les dimensions sont exprimées en millimètres : la précision au centimètre de la construction en béton armé n’est pas suffisante.

Les BFUP utilisés pour les structures porteuses ou les éléments de construction fortement sollicités mécaniquement sont fabriqués avec des fibres en acier. Cependant, afin de rendre le BFUP plus efficace au niveau de sa résistance et de sa robustesse, il convient de l’armer avec des barres d’armature ou de la précontrainte qui ne sont utilisées que dans le sens porteur principal. Par analogie avec la notion de béton armé, on parle alors de « BFUP armé ». Par contre, des éléments de construction surfaciques comme les tôles ne contiennent généralement pas de barres d’armature.

Principes pour la construction en BFUP


Les structures porteuses et les éléments de construction en BFUP sont conçus dans le but de maximiser leur rigidité et de minimiser les dimensions des sections, le poids propre et l’utilisation du précieux matériau. Les épaisseurs des tôles restent relativement minces, généralement entre 20 et 80 mm.

Le BFUP armé peut être utilisé pour tout type de structures, mais en particulier celles hautement sollicitées, telles que les toitures à grande portée, des dalles, colonnes et cadres pour bâtiments, des ponts ou d’autres ouvrages d’art comme des murs de soutènement. Le BFUP utilisé pour les éléments de construction faiblement sollicités mécaniquement, tels que les éléments de façade, est souvent fabriqué avec des fibres synthétiques, et l’ajout de barres d’armature n’est pas judicieux.

Les structures mixtes (BFUP/acier, BFUP/bois ou BFUP/béton) constituent un important champ de développements potentiels. En effet, comparé au béton traditionnel qui est relativement lourd au regard de la résistance apportée, le BFUP, par ses propriétés mécaniques (voir encadré ci-dessous) et sa légèreté, pourrait être un partenaire plus adéquat pour être combiné avec de l’acier de construction, du bois ou du béton. Le domaine reste encore à explorer, mais, en première approche, les règles existantes pour les modes de construction mixte peuvent s’appliquer par analogie.

Dans le but de régler l’utilisation du BFUP dans le projet, le dimensionnement et l’exécution des structures porteuses, un groupe de travail de la Commission de norme SIA 262 est en train d’élaborer le Cahier Technique SIA 2052 [1]. Un état de l’art de la construction en BFUP a été établi dans l'acte du premier colloque suisse sur les BFUP [2].

Exemple d’un ouvrage d’art en BFUP armé


L’utilisation du BFUP armé dans le domaine des ouvrages d’art est illustrée à l’aide de l’exemple d’une structure soumise à des charges utiles élevées qui fait partie des structures peu spectaculaires, mais fréquentes. Il s’agit de l’élaboration de projet et du pré-dimensionnement de la structure d’un pont ferroviaire en BFUP armé qui doit remplacer un passage inférieur en construction rivetée d’une portée de 15 m, en ville de Lucerne. Afin de respecter les conditions géométriques imposées par les gabarits ferroviaire et routier, la hauteur maximale de la structure ne doit pas dépasser 1.35 m pour maintenir la cote de la voie ferroviaire avec ballast d’une épaisseur de 60 cm. Le site, en milieu urbain, offre peu de place pour un chantier et la durée maximale d’interruption de l’exploitation de la voie ferroviaire est limitée à une nuit.

Concept et dimensions
La structure retenue est une poutre simple sous forme d’une auge avec une section constante (schéma). Elle reprend une conception conventionnelle déjà réalisée dans le passé en acier et béton armé. L’auge en BFUP armé est constituée de tôles d’une épaisseur de 40 mm pour les deux âmes et de 50 mm pour la dalle. Ces tôles sont raidies et renforcées transversalement tous les 500 mm par des raidisseurs d’une épaisseur de 100 mm. Relativement massives avec des épaisseurs respectives de 150 mm et 250 mm, les ailes supérieures et inférieures contiennent des câbles de précontrainte longitudinaux.

Méthode de construction
La structure est préfabriquée à partir de sept segments d’une longueur de 2.0 m et de deux segments d’appui plus massifs d’une longueur de 0.8 m, afin de pouvoir introduire la force d’ancrage des câbles de précontrainte ainsi que la force d’appui dans la structure. Les segments sont transportés sur le chantier où ils sont assemblés au moyen des câbles de précontrainte après qu’une couche de résine époxy est appliquée aux joints entre les segments.

Ainsi assemblée sur le chantier, la structure, dont le poids propre total atteint 22.5 tonnes, est mise en place par une grue : son montage est donc relativement rapide et se fait sans entrave importante du trafic ferroviaire et sans nuire à l’utilisation de l’espace sous et à proximité du pont.

Les coûts de construction sont estimés de la façon suivante :

fabrication des neuf segments : 9 m3 de BFUP armé à 10 kCHF/m3, y compris l’acier d’armature : 90 kCHF ; amortissement du moule métallique : 50 kCHF ; transport et montage, y compris les unités de précontrainte : 100 kCHF.

Précontrainte
L’objectif de la précontrainte, induite par des câbles rectilignes disposés dans les ailes supérieures et inférieures de l’auge, est d’une part d’assembler les voussoirs préfabriqués et d’autre part de mettre la structure sous un état de contraintes de compression uniforme en section avant sa mise en place. Pour y parvenir, les ailes comprimées doivent également être précontraintes. L’intensité de la précontrainte est en outre définie de sorte que la section reste comprimée dans le sens longitudinal sous les charges de fatigue. A l’état limite ultime, l’acier de précontrainte agit comme armature principale (pas de barres d’armature longitudinale).

Dimensionnement
Les principes de vérification préconisés dans la norme SIA 260 ont été appliqués alors que les valeurs de l’effet des actions ont été déterminées selon les normes SIA 260 et SIA 261. Les valeurs de dimensionnement de la résistance des sections ont été déterminées selon les règles du projet de consultation du Cahier Technique SIA 2052 [1]. Ce dimensionnement a abouti aux résultats suivants :

Afin de balancer l’excentricité des forces normales provenant des câbles de précontrainte, six câbles à huit torons situés dans les ailes inférieures et deux câbles à huit torons situés dans les ailes supérieures engendrent une contrainte de compression uniforme de 18 MPa dans la section. A l’état limite de service, la contrainte maximale dans la fibre inférieure en traction vaut 6.1 MPa et reste inférieure à la valeur de la limite élastique de la résistance à la traction ƒUte (schéma). Ainsi, la section reste homogène (pas de fissures) et élastique. La flèche maximale calculée à l’état limite de service de 10.5 mm est légèrement inférieure à la flèche admissible de l/1400 (11 mm). A l’état limite ultime, 80 % du moment de dimensionnement à mi-travée sont dus à la charge utile (ferroviaire), 14 % à la surcharge (ballast) alors que seuls 6 % proviennent du poids propre de la structure en BFUP. La performance de la structure peut être exprimée par son ratio charge utile / poids propre d’environ 10, une valeur élevée caractéristique des structures légères2. Les matériaux de construction sont utilisés de manière économe. A l’état limite ultime, la force maximale de dimensionnement à reprendre dans les ailes vaut 9.4 MN. En admettant une valeur de dimensionnement de la résistance à la compression du BFUP de 130 MPa, les dimensions de l’aile comprimée indiquées sur la figure sont suffisantes ; les six câbles dans les semelles tendues permettent de reprendre cette force. La valeur de dimensionnement à l’effort tranchant est garantie à 45 % par la résistance provenant  du BFUP et à 55 % la résistance provenant de l’armature verticale, soit deux barres d’un diamètre de 20 mm disposées dans chaque raidisseur vertical des âmes latérales. A l’état limite de fatigue, comme la section est entièrement précontrainte dans le sens longitudinal, les variations maximales de contraintes de traction dans l’acier de précontrainte et dans le BFUP sont faibles et demeurent inférieures à la limite de fatigue. La contrainte maximale de fatigue calculée dans le BFUP des ailes comprimées vaut 70 MPa et reste inférieure à 50 % de la résistance moyenne à la compression du BFUP. La vérification dans le sens transversal de la dalle nervurée montre qu’une barre de diamètre 24 mm et deux barres de diamètre 20 mm doivent être disposées dans les nervures transversales. La barre de 24 mm est nécessaire uniquement en travée de la nervure et seules les deux barres de 20 mm sont pliées pour être ancrées dans les nervures verticales et y agir comme armature d’effort tranchant. Les contraintes maximales de fatigue dans l’acier d’armature restent inférieures à la valeur de dimensionnement de 108 MPa correspondant à la limite de fatigue des barres d’armature.

Valorisation
Avec une section composée de tôles raidies, la conception de cette structure en BFUP armé est inspirée de la construction métallique. Cependant, elle inclut la technologie de précontrainte et les assemblages sont coulés. La lourdeur de la construction en béton, peu propice dans un milieu construit dense, est ainsi évitée. Une structure en construction métallique serait potentiellement plus onéreuse à cause des soudures qui sont déterminantes lors du dimensionnement à la fatigue.

BFUP architecturaux


En plus des applications dont le premier but est d’exploiter les performances mécaniques, l’intérêt d’utiliser les BFUP porte également sur le design. On peut ainsi en faire usage dans des projets où l’esthétique tient une place centrale. Des textures de surface en BFUP très variées (lisses, structurées, rugueuses ou crénelées) peuvent être façonnées. Les BFUP sont alors également utilisés parce qu’ils peuvent être coulés dans des formes libres (pour le prix d’un moule certes onéreux, mais réutilisable), découpés, teintés, collés et facilement montés. Exposés aux intempéries, ils offrent une excellente durabilité sans nécessiter une protection de surface.

Plusieurs applications des BFUP ont été réalisées dans le domaine du bâtiment, en particulier pour des façades (photo 1 et 2), mais aussi pour des éléments porteurs, tels des poutres et dalles ou des poteaux. Des éléments porteurs de bâtiments particuliers, comme par exemple des poteaux arborescents, ont déjà été réalisés en « forme libre » et fabriqués dans des moules confectionnés sur mesure. Dans ce contexte, la construction en fonte peut servir de source d’inspiration.

La technologie des BFUP permet en effet de créer de nouvelles formes et habillages de façades de bâtiment, comme les « résilles », en utilisant des fibres synthétiques ou en acier. Par leur finesse, les panneaux minces en BFUP permettent de fabriquer et de monter des éléments plus grands qui favorisent la créativité des architectes, ingénieurs et designers. Ces panneaux peuvent également être utilisés pour des éléments « sandwich » isolants pour façades. 

Artistes et designer font aussi usage des BFUP pour concevoir des objets décoratifs et des équipements de maison. Aujourd’hui, il existe une gamme considérable de produits dédiés au design et à l’architecture, en plus des applications en rapport avec les structures porteuses.

Nouveau matériau, nouvelles perspectives


Les BFUP ouvrent des champs d’application et des perspectives pour une approche ménageant mieux les ressources. Ces perspectives concernent à la fois la création de nouvelles constructions et la maintenance d’ouvrages existants. Dans ce dernier cas, l’utilisation composite des BFUP avec le béton armé de l’ouvrage existant permet de répondre aux exigences d’une future utilisation plus intense, comme déjà démontré par de nombreuses applications effectuées depuis dix ans [3].

Ces perspectives ne doivent pas faire oublier qu’une réalisation économique et de qualité demandera toujours une conception créative et originale des ingénieurs et architectes. En effet, la valorisation des nouveaux matériaux ne se limite pas au simple remplacement de matériaux traditionnels : elle nécessite l’implémentation des acquis de la science des matériaux et de l’ingénierie des structures, sans oublier l’intervention d’un personnel qualifié pour la fabrication et le montage. Il est envisageable qu’une ingénierie et une industrie consacrées exclusivement à la construction en BFUP s’établissent.

Eugen Brühwiler est ingénieur civil dipl. ETH. Il est professeur à l’EPFL où il dirige le laboratoire de Maintenance, Construction et Sécurité des ouvrages (MCS) au sein la faculté ENAC. Il préside aussi le groupe de travail de la SIA chargé de la rédaction du cahier technique SIA 2052 consacré au BFUP.

 

 

Notes et références

1. BFUP : le « B » se réfère maladroitement à « béton », malgré le fait que les BFUP ne respectent pas la définition du terme « béton » : « Matériau artificiel fait de cailloux, de graviers et de sable réunis entre eux au moyen d’un liant hydraulique », Larousse.
2. Une structure en acier aurait un poids similaire alors qu’une structure en béton serait 3 à 4 fois plus lourde. 

Références
[1] Cahier Technique SIA 2052, Béton fibré ultra-performant (BFUP) - Matériaux, dimensionnement et exécution, Projet de mise en consultation du 1er avril 2014.
[2] Brühwiler E., Moreillon L., Suter R. (éditeurs), Bétons fibrés ultra-performants, Acte du 1er Colloque sur les BFUP en Suisse, Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg, 27 octobre 2011, ISBN 978-2-8399-0951-8, 175 p. (en français et allemand)
[3] Brühwiler E., Denarié E., « Rehabilitation and strengthening of concrete structures using Ultra-High Performance Fibre Reinforced Concrete », dans Structural Engineering International, Vol. 23, Nr 4, 2013, pp. 450-457

 

Caractéristiques des BFUP

Les BFUP traités dans cet article se démarquent notamment par les caractéristiques suivantes : 

  • Durabilité : comme la quantité d’eau utilisée pour fabriquer les BFUP est inférieure à celle nécessaire pour hydrater la totalité du ciment contenu, la formation de pores capillaires (qui sont à l’origine du transport d’eau dans les bétons), n’a pas lieu ce qui explique l’excellente durabilité des BFUP (exclusion de tout processus de détérioration alimenté par la présence d’eau dans le matériau). 
  • Propriétés mécaniques en traction (fig. 3a) : les BFUP suivent un comportement élastique jusqu’à la déformation élastique ?Ute et la limite élastique de la résistance à la traction Ute, un écrouissage jusqu’à atteindre la résistance à la traction Utu lorsque le matériau est « tiré » à la déformation d’écrouissage ?Utu, ainsi qu’un adoucissement en régime post-pic avec formation d’une fissure discrète. Le comportement à la traction montre une similitude avec celui d’un acier, mais avec des valeurs de résistance et de déformation qui sont inférieures d’au moins un ordre de grandeur.
  • Propriétés mécaniques en compression : les BFUP se déforment de manière linéaire-élastique jusqu’à environ 70 % de leur résistance à la compression, suivi d’un domaine non-linéaire peu prononcé jusqu’à atteindre la résistance à la compression (valeurs de l’ordre de 150 à 200 MPa, donc quatre à six fois supérieures à la résistance du béton conventionnel). La capacité de déformation limitée des BFUP doit être considérée lors du dimensionnement par une marge de sécurité adéquate, afin d’exclure un mode de rupture soudain par écrasement du BFUP.
  • Module d’élasticité et déformations différées : le module d’élasticité des BFUP est relativement modéré avec des valeurs typiques entre 45 à 55 GPa : lors de la conception, il est essentiel de s’assurer que la structure dispose d’une rigidité suffisante. Les déformations dues au retrait et au fluage sont similaires à celles des bétons, mais peuvent être largement réduites par une cure thermique. L’évolution du retrait est relativement rapide, puisque 2/3 du retrait se produit avant 30 jours.
  • BFUP armé en traction (fig. 3b) : grâce au comportement écrouissant, le BFUP combiné avec des barres d’armature en acier contribue pleinement à la résistance des tirants en BFUP armé. La résistance ultime Fmax du tirant est atteinte lorsque le BFUP se trouve en comportement écrouissant et que l’acier d’armature entre en écoulement. D’un point de vue structurel, cela signifie que le BFUP armé reste homogène jusqu’ à atteindre la résistance ultime du tirant, tout en conservant sa rigidité. En régime post-pic, au-delà de la résistance ultime, le BFUP suit un comportement adoucissant : sa résistance diminue continuellement jusqu’à l’épuisement de sa capacité portante, tandis que les barres d’armature, grâce à leur importante capacité de déformation supérieure à 5 %, continuent à résister avec une force Fres.
Étiquettes
Magazine

Sur ce sujet