Cons­truire en bauge, le re­nou­veau d’une tech­nique ou­bliée

Dans cette chronique, Alia Bengana, architecte et enseignante spécialisée en construction durable, explore les alternatives au béton et les bétons alternatifs. Ce deuxième épisode est dédié à la bauge coffrée, une technique ancestrale qui retrouve une actualité dans différentes régions et jusque dans les laboratoires dédiés à l’innovation.

Date de publication
25-05-2022
Alia Bengana
Architecte DPLG, enseignante au laboratoire ALICE de l’EPFL et à l’HEIA-FR

«Ce n’est pas tant son étrangeté que sa beauté qui m’émeut. Nul ornement, nulle surcharge. Sa pure ligne courbe, qui ne s’interrompt point de la base au faîte, est comme mathématiquement obtenue. On y suppute intuitivement la résistance de la matière. Cette case est faite à la main comme un vase, c’est un travail non de maçon mais de potier.»

Ces mots sont ceux d’André Gide, extraits de son carnet de route entre le Congo et le Tchad en 19271. Lors de ce voyage initiatique, l’écrivain découvrait les Toleks, habitats traditionnels des peuples Mousgoum qui vivent entre l’extrême nord du Cameroun et le Tchad. Ces cases aux plans circulaires qui s’élèvent jusqu’à huit mètres de haut sont construites en bauge, une technique à base de terre crue humide et parfois de paille, de branchages et d’herbe, façonnée à la main. Les murs épais (que l’on appelle levées) sont édifiés par couches successives de 40 à 60 cm de hauteur en modelant de petites boules de terre accumulées les unes sur les autres. La modénature régulière en relief sur la surface des murs permet de renforcer la structure de la coque, et de dévier les sillons que les rares pluies torrentielles pourraient occasionner. La structure se transforme aussi en échafaudage lors des réparations annuelles des enduits par les villageois.

Une technique ancestrale

Cette technique de construction monolithique porteuse est apparue au Moyen-Orient au 10e millénaire avant notre ère avec les habitats des premiers sédentaires. Il semble qu’elle ait précédé de peu deux autres techniques de construction en terre crue: l’adobe, qui consiste à faire sécher au soleil des briques composées de fibres et de terre humide et le torchis, un mélange de terre humide et de paille, qui sert de remplissage à une structure porteuse en bois. Depuis 12 000 ans, ce matériau recyclable à l’infini n’a produit aucun déchet. On trouve de superbes exemples d’architectures modelées en bauge dans la péninsule arabique2, notamment au Yémen, mais aussi en Afghanistan et jusqu’en Afrique subsaharienne. En Europe, la bauge a été utilisée de manière courante pour l’architecture rurale jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, dans la région des Abruzzes en Italie, dans le nord-ouest de la France, mais aussi dans le sud de l’Angleterre, dans la région du Devon où elle est appelée cob.

Une technique résiliente

Depuis 1979, le Centre international de la construction en terre3 (CRAterre) à Grenoble œuvre à la reconnaissance de ce matériau, tant dans la conservation du patrimoine mondial en terre crue4 que dans des missions pour améliorer l’accès à un habitat économique de qualité (environnementale, sociale et culturelle). Dans les missions d’habitat d’urgence post-catastrophe, notamment pour les Rohingyas au Bangladesh, la bauge déjà utilisée localement se révèle particulièrement adaptée à l’autoconstruction sans machines ni matériaux importés. Par ailleurs, la terre très limoneuse de cette région est idéale à la mise en œuvre de pains de terre humides, avec très peu de paille.

C’est ce que constate l’architecte allemande Anna Heringer en 2002, lorsqu’encore étudiante à la Kunst Universität de Linz, elle participe à une étude des villages de la région de Rudrapur au Bangladesh. La bauge y souffre alors d’une mauvaise réputation en raison des pertes de savoir-faire. Les bâtiments mis en œuvre avec cette technique ne durent qu’une dizaine d’années car ils sont souvent construits sans fondations ni barrières capillaires et trop peu protégés de la pluie. Elle propose pour son diplôme de fin d’études une école rurale en terre et en bambou en réponse au manque d’accès à l’éducation, et réussit à convaincre en 2004 les organisations locales d’adopter son projet: ce sera la Meti School.

Son implication dans le chantier avec un groupe d’étudiants allemands et les futurs usagers induit des modifications aux traditions constructives locales en améliorant la durabilité de la terre face aux moussons destructrices et donc la perception de cette technique mal aimée. Le prix Aga Khan qu’elle remporte en 2007 avec cette école «faite à la main» donne un coup de projecteur à l’actualité de cette technique millénaire et lui permettra de réitérer l’aventure avec deux autres bâtiments5.

L’apparition du coffrage

L’architecte Amélie Le Paih (atelier ALP), formée au laboratoire CRAterre-ENSAG, œuvre pour la modernisation de la bauge en Bretagne. En 2017, elle construit son futur atelier en bauge, mais cette fois-ci coffrée. La bauge traditionnelle des chaumières bretonnes et normandes est traditionnellement levée sans coffrage comme au Bangladesh, et les murs sont ensuite battus pour refermer les fissures puis taillés à l’aide d’une bêche. Ici, les coffrages mobiles en bois dans lesquels sont tassées les couches successives de paquets de terre permettent d’éviter ces étapes énergivores et d’obtenir des murs verticaux et lisses.

Le bureau d’Amélie Le Paih est installé à proximité de celui de Ghislain Maetz, un artisan en rénovation du patrimoine en terre, qui, le premier, a l’idée d’utiliser des coffrages pour la mise en œuvre de la bauge. Cette proximité permet une association fructueuse entre architecte et artisan, pour les chantiers de l’atelier, qui, dans leur grande majorité, sont constitués de réhabilitation du riche patrimoine bâti breton en bauge. Avec son associé Yoann Boy, ils s’investissent dans le collectif Les Terreux Armoricains qui promeut savoir et transmission des systèmes constructifs non industrialisés incluant terre et matériaux biosourcés. Leur atelier a également participé à la rédaction de guides de bonnes pratiques sur la terre crue parus en 20196, qui mettent à disposition des recommandations et spécifications pour la réalisation et l’entretien d’ouvrages en terre crue conformes aux règles de l’art en termes de stabilité, d’usage et de pérennité. En Europe, seule l’Allemagne a publié une réglementation ad hoc; partout ailleurs, la mise en œuvre de la terre ne s’inscrit dans aucune norme, ce qui freine considérablement son usage. Les guides constituent donc un premier pas vers un cadre normatif.

CobBauge, un projet de recherche franco-anglais

Un mur en bauge de 40 cm d’épaisseur ne répond donc absolument pas aux réglementations thermiques françaises, et donc encore moins suisses, en général plus exigeantes. Rappelons que si la terre possède de très bonnes propriétés hygrothermiques, d’inertie, de déphasage ou même acoustiques, elle n’a pas les qualités d’un isolant thermique. Seules les fibres sont isolantes et la bauge traditionnelle n’en contient que 1 à 3 %. C’est cette constatation qui a poussé François Streiff, architecte en chef du Parc des Marais du Cotentin en Normandie à monter le projet franco-anglais CobBauge7 avec les universités de Caen et de Plymouth, qui s’intéressaient déjà à la bauge, très présente dans les deux régions. Le projet CobBauge, financé à hauteur de quatre millions d’euros en 2018, commence par chercher à optimiser en laboratoire les performances thermiques du mélange terre-fibre. Une fois la formule trouvée, elle est mise en œuvre sur deux chantiers pilotes, en Normandie et à Plymouth, qui permettront de vérifier que la technique de la bauge coffrée isolée est performante tant du point vu structurel que thermique.

Les murs de 60 cm d’épaisseur des projets pilotes sont composés de deux couches de 30 cm levées simultanément: l’une porteuse, très peu chargée en paille, et l’autre, isolante, avec 50 % de paille de roseau et de chanvre. Ces murs, qui ne comportent aucun renfort de bois, reposent sur un soubassement en briques ou en béton. Ils ont une capacité portante de 1,5 MPa, ce qui permettrait de construire des habitats individuels ou petits collectifs sur deux niveaux (R+1) supportant des planchers bois intermédiaires. Les analyses de cycle de vie anglaises en cours démontrent que ce type de murs est jusqu’à sept fois moins impactant en termes d’émissions de CO2e qu’un mur de parpaings isolé en laine de verre, technique actuellement la plus répandue en Europe. Afin d’inciter particuliers, entreprises, associations et communes à expérimenter le procédé CobBauge, le Parc des Marais du Cotentin a lancé un appel à projets en 2020 intitulé «J’ose construire en bauge», qui propose formations, assistance technique et aide financière à hauteur de 80 % du surcoût des travaux.

Des logements collectifs en terre

En Bretagne aussi le programme de recherche et développement Ecomaterre8 parie sur la bauge pour la construction à l’horizon 2024 d’une opération de logements collectifs sur deux et trois étages (R+2 et R+3) et de maisons individuelles, grâce au financement de plusieurs bailleurs sociaux et promoteurs immobiliers coopératifs de la région de Rennes. Cette émulation autour de la recherche appliquée pour le matériau terre crue n’avait pas eu lieu de manière aussi concrète depuis l’opération de logements de l’Isle-d’Abeau près de Lyon en 1982, la seule opération de logements collectifs sociaux en terre crue en France. Une autre est en cours de construction à Biganos, à proximité du bassin d’Arcachon sur la côte atlantique, avec une exploration comparative de plusieurs techniques comme la terre coulée, la brique de terre comprimée, le pisé ou la terre allégée préfabriquée. L’ambition est d’y constituer un véritable laboratoire de solutions bas-­carbone à base de terre crue.

Une bauge robotisée?

La bauge est une technique qui invite le mouvement du corps de manière beaucoup moins pénible que le pisé tassé à l’aide de fouloirs manuels ou pneumatiques. Les artisans de la bauge effectuent souvent des danses ou des chants afin de scander un rythme de travail en se passant de légères boules de terre. Mais même si la technique est tout à fait transposable à des régions qui n’ont pas de culture constructive en bauge, le coût de la main d’œuvre en Europe et les temps de séchage n’encouragent pas de telles initiatives. Et si la robotisation et le numérique ouvraient de nouvelles perspectives? La bauge a l’avantage de consommer beaucoup de terre, et la terre d’excavation est plus qu’abondante dans les métropoles. Au laboratoire Gramazio & Kohler de l’EPFZ, on s’intéresse à la terre crue depuis plusieurs années. En 2021, le projet Clay Rotunda revisite la bauge dans une structure intérieure insonorisée de 11 mètres de diamètre et de 5 mètres de hauteur pour le SE MusicLab à Berne. Les murs ondulants de ce cylindre de 15 cm d’épaisseur sont constitués de 30 000 petites briques extrudées de terre crue argileuse humide sans adjonction de ciment ou de chaux, pressées par le bras d’un robot. Le laboratoire s’est associé à la chaire de construction durable et au Robotics Systems Lab pour continuer la recherche et explore désormais un nouveau processus qui éviterait la préfabrication des briques en réalisant un mélange de terre, d’eau et de sels minéraux sur site, afin d’ériger des murs non armés par mottes de terre à l’aide d’une pelle mobile autonome.

Si la robotisation permet d’imaginer une accélération de l’emploi de la terre sous nos latitudes, où le coût de la main d’œuvre freine son développement, elle semble peu indiquée dans l’hémisphère sud. En utilisant un matériau gratuit et abondant, on peut orienter le budget d’un chantier vers la main d’œuvre, favoriser ainsi un équilibre écologique et social tout en soutenant une économie locale. Et c’est justement dans ces régions que l’on va construire massivement: selon le programme ONU-Habitat, 80 % des bâtiments nécessaires au développement de l’Afrique à l’horizon 2050 ne sont pas encore construits.

Notes

 

1 André Gide, Voyage au Congo. Carnets de route suivi de Le Retour du Tchad, première parution en 1929, nouvelle édition en 1981, collection Idées (n° 443), Gallimard

 

2 L’Arabie saoudite compte plusieurs joyaux architecturaux méconnus sur son territoire dont le palais de Najran, dans l’extrême sud du pays, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, un palais édifié en bauge datant de la fin du 17e siècle.

 

3 CRAterre est une association et un laboratoire de recherche de l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble (ENSAG), qui rassemble chercheurs, professionnels et enseignants, et travaille autant sur des actions de terrain, que sur la formation et diffusion des connaissances.

 

4 craterre.org/recherche:patrimoine

 

5 Le centre Desi de formation pour électriciens en 2008 et le Centre Andaloy pour personnes handicapées et atelier de textiles en 2018, tous les deux au Bangladesh.

 

6 Ces documents portent sur six techniques: le pisé, les enduits, le torchis, les terres allégées, la bauge et les briques en terre crue. Ils sont en libre accès depuis 2019. asterre.org/les-guides-de-bonne-pratique

 

7 Le projet CobBauge est copiloté par l’ESITC Caen et l’Université de Plymouth. Il regroupe six partenaires franco-britanniques et a été sélectionné par le programme Interreg VA France (Manche) / Angleterre: Earth Building UK and Ireland (EBUKI), ESITC Caen, HUDSONArchitects, Parc naturel régional des Marais du Cotentin et du Bessin (PnrMCB), Université de Caen Normandie – Laboratoire LUSAC, Université de Plymouth. Il a commencé en 2018 et se terminera en 2023.

 

8 Le projet Ecomaterre est porté par l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de Rennes (IAUR) avec l’association Accroterre. La dynamique collaborative de R&D rassemble 60 participants, dont 12 établissements d’enseignement supérieur, 10 laboratoires, et trois maîtres d’ouvrage. Voir les recherches publiées sur le site de l’IAUR.

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