Cas­ser des cail­loux à Se­drun

Voyage au coeur du tunnel

Le percement du tunnel de base du Gothard se traduit par l’excavation, au total, de quelques douze millions de mètres cube de roche qui doit être pulvérisée avant d’être extraite de sa matrice originale. S’il n’est guère aisé de traduire un tel volume en une image parlante, il est en revanche facile d’imaginer les problèmes logistiques d’une telle entreprise. Notamment quand on sait que certaines roches ont à effectuer, avant de voir la lumière du jour, un trajet de plusieurs kilomètres sur des moyens de transport divers – dumpers, camions, tapis roulants, ascenseurs ou trains.

Date de publication
05-01-2012
Revision
19-08-2015
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

En la matière, la visite du chantier souterrain de Sedrun constitue certainement une expérience unique que les rares privilégiés à l’avoir vécue ne devraient pas oublier de sitôt. En plus de sa logistique impressionnante, ce chantier offre, au terme d’une sorte de pèlerinage au cœur de la terre, un aperçu assez exhaustif des problèmes techniques qu’il aura fallu résoudre pour réaliser les NLFA.

Monter à Sedrun...

Tout d’abord, avant de découvrir l’étonnante activité mécanique qui se déroule au cœur de nos Alpes, on ne peut qu’encourager les visiteurs à profiter du voyage jusqu’à la station grisonne pour prendre un recul bienvenu par rapport à nos préoccupations quotidiennes. Quel que soit l’itinéraire envisagé pour rejoindre le chantier le plus spectaculaire de Suisse, la visite de celui-ci implique de la part du voyageur de parcourir quelques-unes des plus mythiques voies de communication de notre pays. En faisant le choix d’y accéder en train – et de s’offrir ainsi l’opportunité de profiter de l’oisiveté potentielle de ce mode de transport –, le visiteur romand aura, selon son humeur, le choix d’emprunter la ligne du « Centovalli » puis le tronçon sud de l’actuelle ligne du Gothard ; de traverser la Suisse « primitive » pour ensuite parcourir le tronçon nord de cette même ligne historique ; ou enfin, de remonter l’ensemble de la vallée de Conches pour atteindre Andermatt par le col de la Furka.
D’un point de vue à la fois historique et technique, le choix de la voie du Gothard s’impose. S’il effectue son approche par le versant sud, notre « pèlerin technique » commencera par quitter Bellinzone, laissant derrière lui les restes des murailles et châteaux qui protégeaient, il y a quelques siècles, les royaumes lombards des invasions venues du nord. Des ruines qui disent aujourd’hui encore le rôle géopolitique essentiel tenu depuis longtemps par ce passage.
Son parcours l’amènera ensuite à profiter, dans un paysage souvent grandiose, d’un échantillon des prouesses réalisées par nos prédécesseurs dans le domaine des infrastructures de transport. On pense ici en particulier aux fameux tunnels hélicoïdaux, qui donnent aux passagers du train le sentiment étonnant d’effectuer des bonds verticaux en les faisant repasser subitement au-dessus d’un tronçon franchi quelques secondes auparavant. Le voyageur aura aussi l’occasion d’observer la juxtaposition des infrastructures de transport successivement réalisées sur le trajet du col (fig. 2). Et par la suite, de prendre conscience des progrès techniques enregistrés au cours du XXe siècle, de l’audace et du gigantisme sans cesse accrus desdites infrastructures. Il pourra encore cogiter sur l’évolution de notre rapport au temps, en analysant la brièveté du moment que nous acceptons aujourd’hui de consacrer au franchissement d’un obstacle de plusieurs dizaines de kilomètres, culminant à plus de 2000 mètres d’altitude. Finalement, au cours du trajet reliant Göschenen à Andermatt, il pourra bénéficier, juste à la sortie d’un tunnel, d’une vue imprenable sur le fameux pont du Diable, distinguant peut-être au second plan le mémorial de Souvorov érigé à la gloire des soldats russes combattant les armées napoléoniennes.
A partir d’Andermatt, haut lieu s’il en est de notre dispositif de défense nationale à la convergence des cols alpins du St-Gothard, de la Furka et de l’Oberalp, le voyageur franchira alors ce dernier pour gagner, dans un cadre époustouflant, la région de la Surselva et Sedrun, au terme d’un périple bien plus fascinant que celui qu’aurait proposé un irrationnel arrêt dans le tunnel de base au pied d’une « Porta Alpina ».

... pour descendre creuser un tunnel

A Sedrun même, les traces extérieures du percement du tunnel de base sont relativement discrètes. Situé sur le versant nord de la vallée, tout en contrebas du village, l’accès souterrain au chantier est à peine visible au milieu des installations de stockage et de tri des matériaux.
Après s’être équipés (casque, bottes, combinaison et veste orange, sac de survie contenant eau et masque de respiration, lunettes de protection) et avoir brièvement visité le poste de contrôle du chantier, on commence par emprunter le funiculaire « self-service » qui relie les baraquements des ouvriers à la zone de départ du train. Là, comme dans une gare commerciale, un panneau nous indique le temps d’attente jusqu’au prochain départ. A partir de ce moment, la visite à proprement parler commence et le dépaysement s’accélère brusquement.
Nous commençons par monter dans le prochain convoi qui, au terme d’un parcours de près d’un kilomètre dans la montagne, conduit hommes et matériaux au sommet des puits d’accès. Notre entrée sous terre se faisant de bon matin, alors que le soleil dort encore, le changement s’opère d’abord au niveau sonore et le bruit infernal du train ne tarde pas à rendre vain tout dialogue avec les autres occupants de notre wagon. C’est l’hiver et la température, bien qu’augmentant progressivement, reste peu élevée. Des ouvriers fument, tentant probablement ainsi d’échapper aux odeurs toujours plus pesantes de l’univers mécanique dans lequel nous nous aventurons. Assis face à face sur des bancs longitudinaux, nous avançons latéralement, sans rien percevoir d’autre que les parois du tunnel qui défilent dans l’ouverture latérale du wagon.
Au sommet des puits, il nous faut franchir un point de contrôle automatisé qui permettra, lors du retour, de s’assurer que toutes les personnes descendues vers les abîmes en sont revenues. On se presse de monter dans l’énorme ascenseur dont les horaires, également affichés, sont cadencés avec ceux des trains. Le départ se traduit d’abord par une sensation de légèreté, résultat de la forte accélération verticale vers le bas. Le bruit mécanique des moteurs s’estompe progressivement au cours de la descente : plongée dans une obscurité quasi-totale, l’énorme cage métallique s’enfonce, étonnement silencieuse, à près de 60 km/h en direction du tunnel de base. Dans la cabine, l’air semble stagner, gommant ainsi en grande partie notre perception de cette vertigineuse plongée. Ces conditions créent un sentiment paradoxal de quiétude, un sentiment encore accentué par le silence de la plupart des occupants. Après un peu moins d’une minute de cette chute contrôlée, c’est la réapparition graduelle de sons mécaniques qui annonce la fin du transfert vertical : nous venons de descendre de 800 mètres dans un gigantesque ascenseur pour nous retrouver recouverts par plusieurs centaines de mètres de rocher.

Rejoindre le front

Dès l’arrivée au bas du puits, le dépaysement est total. La température et l’humidité ont considérablement augmenté, la ventilation émet un ronflement permanent sur lequel se détachent les bruits des installations d’évacuation des matériaux et de préparation du béton. On est au cœur de la terre, dans un brouhaha infernal qui ne nous quittera plus durant toute la visite. C’est un univers essentiellement mécanique qui contient actuellement autant de machines que d’ouvriers.
Comme en haut, pas vraiment possible de s’attarder : le temps de tomber la veste – il fait vraiment chaud, heureusement qu’on nous a recommandé de n’enfiler que la combinaison orange – et on saute dans un nouveau train qui nous conduit vers le front d’attaque. Le convoi s’arrête de temps en temps pour déposer ou charger un ouvrier, sans qu’on sache vraiment comment ces arrêts sont planifiés. Cet horaire « sur mesure » est en fait un des signes de l’énorme travail de planification qui explique la routine apparente des tâches de chacun. Un travail dont l’importance et l’ampleur sont encore mieux saisissables lorsqu’on réalise que cette planification intègre aussi les questions liées à l’acheminement des matériaux et des machines, de même que l’entretien de ces dernières. A cela s’ajoute l’impératif de tenir compte de la sécurité des êtres humains, une préoccupation permanente qui se trouve matérialisée tout le long du parcours par la présence de postes de survie sécurisés dans lesquels les ouvriers peuvent se protéger en cas d’incendie.

En marchant sous terre

Après un trajet d’une durée incertaine, le train atteint son terminus actuel, à quelques centaines de mètres du front d’attaque : la fin du chemin se fera à pied. Croisant le flux continu des roches concassées qu’un tapis roulant emporte loin des profondeurs, je m’amuse à penser qu’une partie de ces cailloux ne fera qu’un bref séjour à l’extérieur, puisque certains d’entre eux reviendront bien vite sous terre pour servir de granulats à béton. La décision en la matière est du ressort des géologues qui, en inspectant régulièrement le front d’attaque, évaluent la qualité et le potentiel de recyclage des roches broyées.
Visuellement, l’atmosphère est de plus en plus sombre et trouble : si les gares étaient fortement éclairées, ce n’est pas le cas des tunnels en construction où, malgré l’éclairage et par le fait des poussières, le noir domine. La présence ponctuelle de lumières vertes et rouges, destinées à situer des points particuliers comme les postes de secours et les aiguillages, me rappelle par instant les ruelles sombres de certaines métropoles la nuit.
Pour atteindre le front, nous progressons d’abord sur des dalles en béton dans lesquelles les ouvriers ont pris le soin d’incorporer des conduites pour l’évacuation des eaux et les équipements techniques. On traverse la plateforme de fabrication des dalles pour poursuivre sur le terrain brut. La poussière et l’odeur toujours plus présente d’ammoniaque et rendent l’atmosphère assez pesante.

A travers des zones instables

En levant le regard vers la voûte, on voit les têtes des ancrages qui assurent la stabilité du tunnel avant la mise en place du soutènement et du revêtement définitifs. Par endroits, dans les zones particulièrement instables, on a mis en place des anneaux de soutènement déformables pour permettre au terrain de retrouver son équilibre. Au pire, cet équilibre ne peut être atteint qu’au prix de déformations telles que la section libre finit par se rétrécir trop et qu’il faut alors la reprofiler. L’avancement à l’explosif est alors considérablement ralenti, passant de 5 à 6 mètres par jour à quelques dizaines de centimètres seulement. Il faut alors raccourcir les volées et stabiliser sans cesse le front d’attaque avant même de procéder à la prochaine explosion. En cas d’excavation au tunnelier, comme c’est le cas à quelques kilomètres de là sur le tronçon de Faido, de telles zones entraînent également des pertes de rendement considérables, auxquelles viennent s’ajouter la crainte de voir l’énorme machine rester coincée dans la roche. Dans la discussion, on apprend d’ailleurs que les tunneliers partis depuis le Tessin il y a quelques années ont récemment été arrêtés, pour subir un indispensable mais pas forcément planifié travail de révision. Il est dès lors probable que la longueur des percements à l’explosif effectués depuis Sedrun doit être légèrement augmentée.
Vu ces contraintes, on comprend alors toute la difficulté – pour ne pas parler d’impossibilité – d’estimer correctement le coût et la durée de travaux de ce genre. Comment savoir, même approximativement, quelle sera la part des zones instables lors du percement de plus de 150?km de galerie ? Et si cette évaluation était possible, comment savoir, avant de se trouver en face des difficultés, quelle sera l’ampleur et la durée des travaux de stabilisation ?

Le feu de l’action

Au fur et à mesure de notre progression, le bruit du tapis roulant est concurrencé par celui de deux énormes machines de chantier qui effectuent de rapides aller-retour entre le front d’attaque et un bac de chargement. Fonçant dans une relative obscurité, elles l’alimentent généreusement avec les roches pulvérisées par la dernière explosion en date. 
Les blocs, qui atteignent fréquemment plusieurs dizaines de centimètres de diamètre, sont ensuite broyés dans un concasseur avant d’être déversés sur le tapis roulant. Un aimant placé à proximité immédiate permet en outre d’extraire les morceaux de fer provenant des éventuels dispositifs mis en place pour consolider le front d’attaque. Compte tenu des conditions de visibilité et de la vivacité des énormes engins de chargement, je comprends sans peine pourquoi le responsable des travaux nous presse avec insistance de ne pas rester dans cette zone particulièrement dangereuse. Qu’est-ce qu’on souhaitait apercevoir de plus en nous approchant pareillement du front ? On obtempère un peu à regret, prenant toutefois le temps de lui expliquer avec le sourire qu’on désirait voir précisément ce qui pour lui est quotidien, banal et sans intérêt.

Chaleur et odeur

Revenant alors de quelques mètres en arrière, on emprunte une des galeries de liaison transversales pour rejoindre l’autre tube. Ouest ou est ? Je ne parviens pas à m’en souvenir, mais quelle importance ? Voilà bien une préoccupation d’ingénieur. Il y règne une odeur quasiment insupportable d’ammoniaque. On apprend qu’une explosion vient d’avoir lieu, il y a à peine une heure. En plus de l’odeur, la température est encore plus élevée et, pour la première fois, l’ambiance a quelque chose de vraiment étouffant. Dans l’espoir de me rafraîchir quelque peu, je passe ma main sous un filet d’eau qui tombe de la voûte : peine perdue, cela ne fait que renforcer le sentiment d’oppression puisque sa température rappelle celle, incroyablement élevée, des roches situées à une telle profondeur. Je regarde notre guide et le remercie pour la bouteille d’eau fraîche qu’il nous a remise au début de notre excursion.
On nous propose encore de visiter un atelier-magasin situé à proximité du front, où nous rencontrons le responsable en chef de la sécurité. Celui-ci, à l’instar de nombreux autres ouvriers spécialement formés pour cela, assume cette charge en plus de ses activités quotidiennes de contremaître. Il nous explique en quelques mots les principes sécuritaires en vigueur, soulignant à de nombreuses reprises son souci exclusif de préserver les vies humaines en cas d’incendie. Il parle aussi de la nécessité et de la difficulté à garder son calme dans une telle situation.

Arracher sans cesse des rochers

L’heure de reprendre le train est venue. Le temps de jeter un rapide coup d’œil dans une portion du tunnel où le revêtement est achevé et nous rejoignons l’ascenseur. A la place de l’air stagnant qui accompagnait la descente, on ressent maintenant, lorsqu’on remonte, un fort courant contraire d’air frais. La cabine et ses occupants sont quant à eux toujours aussi calmes, l’obscurité et le silence presque complets. Je suis transpirant et, en dépit de ma chaude veste, j’ai froid. Je constate aussi que mon périple m’a bien plus fatigué que je ne le pensais.
On a maintenant repris le train qui nous reconduit au grand air et mon regard se porte sur mon entourage. Je réalise alors qu’ici à Sedrun, et sur les autres chantiers des NLFA, depuis bien plus de dix ans maintenant, une incroyable machine faite de métal et d’humains répète inlassablement les mêmes tâches pour casser des cailloux et les évacuer. Chaque jour, 24 heures sur 24, des hommes effectuent quotidiennement un cheminement similaire pour permettre à des trains de foncer sous les Alpes. Et que ces hommes, probablement sans en avoir totalement conscience, participent à une entreprise un peu folle qui, qu’on le veuille ou non, appartiendra pour toujours à la grande histoire de la construction.
Le train sort enfin du tunnel. Il fait un soleil splendide qui irradie la Surselva recouverte de neige. Nous prenons congé du site pour regagner la Romandie par la vallée de Conches. Et, confortablement installé dans le train – mais aussi maintenant alors que j’écris ou que vous me lisez – je me dis que les tapis roulants roulent toujours et que des hommes, dans l’anonymat, s’affairent inlassablement à casser des cailloux à Sedrun…

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