Ar­chi­tec­tures et idéo­lo­gies

«L’architecture de l’époque soviétique soulève une sorte d’intérêt romantique chez la nouvelle génération, qui n’a pas connu l’URSS», estiment deux jeunes urbanistes activistes qui proposent une réflexion sur l’avenir de Tbilissi.

Date de publication
12-09-2019
Clément Girardot
Clément Girardot est journaliste indépendant depuis 2009. Il publie ses articles dans la presse francophone, suisse et française et codirige le site d’information sur le Moyen-Orient Mashallah News.

Entre patrimoine médiéval, legs soviétique, développement anarchique et projets ­politico-architecturaux mégalos, Tbilissi doit composer avec ses nombreuses strates. Les transformations de la capitale géorgienne fascinent, questionnent, agacent. Entretien croisé avec David Gogishvili et Tinatin Gurgenidze, deux jeunes urbanistes et activistes géorgiens.

Clément Girardot: Vous avez grandi dans le Tbilissi des années 1990, juste après la chute de l’URSS, une ville marquée par de profondes transformations urbaines liées à l’effondrement des institutions, la crise économique, le règne de la criminalité et de l’informalité. Que vous évoque cette époque?
David Gogishvili (DG): Parmi les nombreux bouleversements de cette période de crise, un acte architectural est particulièrement marquant et toujours visible dans les rues de Tbilissi : à la fin des années 1980, les autorités soviétiques ont lancé le programme Résidence 2000 dont l’objectif était de résoudre la pénurie de logement. Une des mesures a été d’autoriser l’ajout de loggias ou de pièces supplémentaires aux appartements. Les entreprises publiques de construction, à la demande des résidents, devaient construire ces extensions, horizontales ou verticales. Elles sont de piètre qualité, réalisées hors de toute réglementation. Le gouvernement en place dès 2004 a mis un point d’arrêt à ces pratiques qui étaient aussi une réponse à la petitesse des logements soviétiques, au manque de nouvelles constructions et aux difficultés financières des années 1990.

Tinatin Gurgenidze (TG): J’ai une relation personnelle avec ce phénomène. L’appartement où je vivais a presque doublé de taille. Ce fut un processus assez long, d’une décennie, pour terminer les travaux. D’abord, on a construit une structure en métal, puis on a coulé une dalle en béton qui a longtemps servi de terrasse. Dans tout le pays, la situation était anarchique et les résidents devaient résoudre leurs propres problèmes. Le paysage urbain s’est ainsi complètement transformé dans les années 1990 : de l’architecture standardisée et monotone des blocs gris, nous sommes passés à quelque chose de très individualiste et de vivant, où chaque propriétaire a utilisé des matériaux différents pour aménager l’intérieur et l’extérieur de son logement.
Le paysage urbain a aussi subi des changements profonds avec l’arrivée à Tbilissi de dizaines de milliers de personnes déplacées lors des conflits d’Abkhazie (1992-1993) et d’Ossétie du Sud (1991-1992). Dans toute la ville, ces gens se sont installés dans des bâtiments publics (écoles, hôpitaux, hôtels), convertis en lieux de vie. L’exemple le plus frappant a été l’occupation de l’hôtel Iveria, aujourd’hui le Radisson, en plein cœur du centre-ville. Ce bâtiment était devenu le symbole des nombreux problèmes que rencontrait le pays.

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On accole souvent les termes de «post-­soviétique» ou «post-socialiste» à Tbilissi et on étudie principalement sa transition entre le système soviétique et l’économie de marché. Sur le plan de l’urbanisme, qu’entend-on par transition et peut-on maintenant parler d’un processus achevé?
DG: Il faudrait d’abord définir ce qu’est la transition. Les villes sont des objets en constante évolution. Personnellement, je n’aime pas définir un processus aussi dynamique par des termes précis comme «transition». Peut-on toutefois observer si certains éléments soviétiques de la ville existent toujours? C’est le cas, mais ils sont rares. De toute évidence, nous ne sommes plus dans la même réalité que la Tbilissi des années 1990, marquée par l’effondrement du système soviétique.

TG: Le processus de transformation est toujours à l’œuvre, mais la transition post-soviétique est terminée. Elle a engendré un nouveau processus, avec une dynamique locale liée à la globalisation néolibérale. Je ne sais pas vraiment comment appeler ou comment décrire cette période. Il est important d’adopter une nouvelle perspective pour ne pas faire constamment porter la responsabilité des problèmes actuels sur le changement de système qui a eu lieu voilà déjà plus de 25 ans.

Dans la formation d’une nouvelle identité collective nationale, tout ce qui est lié à l’URSS semble avoir été rejeté par l’État et par les habitants. Peut-on dire pourtant que la ville soviétique persiste et sous quelle forme?
TG: Tbilissi s’est surtout développée durant la période soviétique. Il n’est pas possible d’oublier ce passé, même en détruisant les bâtiments. Or, nous avons détruit de nombreux bâtiments de valeur patrimoniale datant de l’ère soviétique. Si cette approche, mauvaise selon moi, est soutenue par le gouvernement et par une partie de la population, les mentalités sont lentement en train de changer. Pour aller de l’avant, il faut mieux connaître notre histoire récente, pas l’effacer !

DG: Tout n’a pas été rejeté. C’est certainement le cas sur les plans symbolique et politique, et dans les discours, mais pas dans la pratique. Une majorité des habitants vivent encore dans des logements qui ont été construits sous le régime soviétique et utilisent chaque jour les transports publics, métro et bus, qui datent de cette époque. Un autre leg positif de l’ex-URSS consiste en ces nombreux espaces collectifs au sein des quartiers résidentiels. Ils ont en grande partie disparu à la suite de diverses privatisations, rongés par les extensions dont nous avons parlé et par l’édification de garages automobiles dans les cours d’immeubles.

À l’étranger, spécialement en Occident, on observe un intérêt grandissant pour l’architecture de la fin de la période soviétique, des bâtiments impressionnants regroupés sous l’étiquette «brutaliste». Comment percevez-vous ce phénomène ? Fait-il évoluer le rapport des Géorgiens au bâti soviétique?
DG: Pas vraiment, même s’il existe un petit cercle de personnes sensibles à l’architecture brutaliste. Une grande majorité de la population souhaiterait se débarrasser de ce passé soviétique et des bâtiments qui lui sont liés. Sur le plan international, il suscite de l’intérêt chez de petits groupes, comme les architectes, les sociologues, les anthropologues… Certes, une offre touristique spécialisée se développe, par exemple, l’agence Brutal Tours, mais l’impact de ce phénomène reste très limité.

TG: Je pense que cet intérêt a un impact local. Dans mon entourage, parmi les architectes, les artistes, ou les étudiants, on se rend compte que ces bâtiments, auxquels jusqu’ici on ne prêtait aucune attention, ont en réalité de la valeur. L’architecture de l’époque soviétique soulève un certain intérêt dans la nouvelle génération, qui n’a pas connu l’URSS. Elle est en passe de devenir romantique.

Depuis une dizaine d’années, le centre-ville historique de Tbilissi a été profondément marqué par des rénovations destinées à accroître l’attractivité touristique. Les bâtiments sont souvent reconstruits avec des matériaux modernes ou alors seules les façades sont restaurées. Certaines rues hypertouristiques en jouxtent d’autres où le bâti est quasiment en ruine. Que fait-on pour la préservation globale des quartiers anciens?
TG:
C’est un enjeu très politisé, le gouvernement précédent [de Mikheil Saakashvili, (2004-2012)] a fait de nombreuses rénovations de façades, comme sur l’avenue Agmashenebeli sur la rive gauche du Koura, où seuls un ou deux bâtiments ont été entièrement restaurés. De nombreux édifices de qualité ont été détruits, les ornements d’origine ont été remplacés. Ce n’est pas de la restauration, mais un grand mensonge ! Tout cela est connecté au plan d’aménagement urbain, on ne pourra pas parler de rénovation durable de l’ancien Tbilissi tant qu’on n’aura pas un véritable master plan, avec des régulations précises et appliquées.

DG: Je suppose que cela est en partie lié à des questions financières et à des contraintes de temps. Surtout durant l’ère Saakashvili. Ces programmes pour rénover certaines rues étaient exploités dans des campagnes de communication pour les élections suivantes, les résultats devaient donc être rapides. Depuis 2012, avec le parti Rêve géorgien, le rythme s’est ralenti et les projets sont un peu plus qualitatifs, mais le résultat est le même. On ignore toujours la structure sociale des quartiers visés, les résidents et les anciens usagers de l’espace. Ces préoccupations sont inexistantes du côté des autorités, mais aussi parmi les experts du patrimoine et les architectes. En fin de compte, les usages qui ne sont pas financièrement compétitifs disparaissent après la rénovation et on se retrouve avec des lieux uniformes remplis de cafés, de boutiques de souvenirs et de magasins de vêtement branchés.

Le centre-ville semble aussi être devenu le terrain d’une confrontation politico-architecturale entre les hommes forts du pays. Aux ouvrages symboliques comme le palais présidentiel ou le pont de la paix, associés à l’ex-président Mikheil Saakashvili, répond le gigantesque projet Panorama Tbilissi : deux hôtels de luxe et un espace récréatif incluant un parcours de golf, reliés par des téléphériques, par son ennemi et successeur Bidzina Ivanishvili (2012-2013). Comment l’architecture est-elle devenue si politique?
DG: Tbilissi est un bel exemple de la manière dont l’architecture a été utilisée par les régimes politiques successifs pour orienter le développement de la ville. L’élite politique actuelle, quel que soit son bord, veut elle aussi laisser son empreinte sur la ville. C’est notamment vrai pour Saakashvili et Ivanishvili. Ces traces sont d’ailleurs les plus marquées dans les zones où ils sont personnellement présents. Beaucoup de projets dans lesquels Saakashvili s’est lui-même impliqué sont des bâtiments et des lieux visibles depuis son palais présidentiel. De même pour Ivanishvili, qui peut suivre l’évolution des travaux de Panorama Tbilissi depuis son immense villa construite par Shin Takamatsu, en surplomb du centre-ville.

TG: C’est un phénomène mondial : partout les politiciens utilisent l’architecture pour laisser leur empreinte, comme une démonstration de leur pouvoir. Saakachvili a laissé de nombreuses traces dans tout le pays et à l’avenir, on étudiera sûrement les bases théoriques de l’architecture de cette période. Le gouvernement actuel fait de même : Panorama Tbilissi est un monstre urbain qui entend appartenir à cette liste des nouveaux bâtiments emblématiques.

Durant les années Saakachvili, l’image de la modernisation était celle des flamboyantes commandes publiques auprès d’architectes de renom et des innombrables bâtiments administratifs en verre devant symboliser la disparition de la corruption. Au-delà de cet usage idéologique de l’architecture, le président a-t-il mis en œuvre une politique urbaine?
DG: Le but de ce gouvernement était de promouvoir la destination touristique Tbilissi, en tant que ville moderne et sûre, dotée de bâtiments emblématiques et signés par des architectes célèbres. Cela fait partie de la compétition entre villes pour attirer l’attention et les investisseurs. Ce gouvernement a aussi contribué à une marchandisation croissante de l’espace public et il a fortement soutenu les modes de transport individuels, notamment en légalisant et formalisant le stationnement sur les trottoirs. On a aussi beaucoup investi dans la construction de routes, au détriment des transports publics.

TG: Tbilissi est devenue une ville moins vivable et plus hostile aux piétons. Cette évolution continue sous le gouvernement actuel.

Les nouvelles infrastructures routières sont déjà saturées, les espaces verts se réduisent, de nombreux habitants se plaignent d’une baisse de la qualité de vie. Des actions collectives ont eu lieu ces dernières années pour protéger certains espaces. Comment analysez-vous l’émergence de ces mouvements citoyens? Ont-ils un poids politique?
TG: C’est très positif que les gens commencent à manifester, cela montre que le changement est possible en se mobilisant depuis la base, plutôt qu’en attendant l’arrivée d’un leader providentiel. La situation serait pire sans ces manifestations, mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait que plus de citoyens se mobilisent pour défendre leurs droits et empêcher les projets immobiliers catastrophiques, notamment ceux qui se construisent dans des zones à risque.

DG: Certaines campagnes réussies comme celle pour la préservation du square Gudiashvili ou contre la construction d’un hôtel dans le parc de Vake ont donné un élan à l’activisme urbain. Mais ces groupes d’activistes ont des références idéologiques différentes. Entre des libéraux centristes, d’autres plus marqués à gauche ou des écologistes, cette diversité n’est pas forcément négative, mais on peut regretter qu’ils n’arrivent pas à s’entendre sur des décisions stratégiques importantes quand cela est nécessaire. Comme lors de la lutte contre le projet Panorama Tbilissi.

Le nouveau maire Kakha Kaladze, élu en 2017, se veut le chantre d’une ville plus verte, il promet de mettre en place des régulations plus strictes dans le secteur de la construction, de développer les transports publics, de créer de nouveaux parcs. Doit-on s’attendre à la fin du laisser-faire?
TG: Que le maire parle de ces sujets, c’est déjà un bon signe. J’espère qu’il y aura un changement, mais je ne suis pas très optimiste quand je vois la façon dont les politiques actuelles sont mises en œuvre. On construit des parcs sans aucune participation des habitants, il s’agit juste d’un copier-coller du même parc à différents endroits de la ville. C’est très superficiel, un peu comme les restaurations de façades. La municipalité doit impliquer davantage les résidents dans la planification des projets urbains.

DG: La fin du laisser-faire, certainement pas ! Mais à la différence des dirigeants précédents, l’équipe de Kakha Kaladze est bien plus active lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux problèmes urbains, même si cela ne veut pas dire que leurs méthodes ou leurs solutions sont toujours les bonnes. La municipalité accroît ses investissements dans les transports publics, mais à un rythme toujours trop lent pour répondre aux défis actuels. Certains problèmes sont en ce moment à l’ordre du jour parce qu’ils sont tellement visibles qu’on ne peut simplement plus les ignorer. Il y a, par exemple, le fait que Tbilissi est parcourue par quelque 500 000 voitures pour un million d’habitants. C’est énorme, surtout pour une ville qui jusqu’à récemment avait un parc automobile assez réduit. Ce n’est là qu’une des conséquences dramatiques des politiques menées jusqu’ici.

David Gogishvili est géographe et chercheur en études urbaines à l’Université de Lausanne et activiste à Tbilissi.

 

Tinatin Gurgenidze est architecte, urbaniste et chercheuse à l’Université technique de Berlin. Elle est cofondatrice de la biennale d’architecture de Tbilissi 2018.

Une capitale hypertrophiée

Une scène culturelle effervescente, un patrimoine diversifié et un essor sans précédent d’investissements : la capitale de la Géorgie attire le monde. Tbilissi est désormais prisée des touristes, mais aussi des artistes et des architectes, séduits notamment par la toute récente biennale d’architecture, lancée l’an dernier. Cette dernière crée un espace de réflexion critique et de dialogue face à la multiplication des projets souvent extravagants promus par les élites politiques, transformant de manière irréversible le paysage urbain. Comme un pied de nez à l’architecture bling-bling des puissants, la première édition a été organisée non pas dans le centre-ville, mais dans une cité soviétique de la périphérie. Elle s’est concentrée sur les processus informels auxquels ont recours les habitants pour améliorer leur cadre de vie ou simplement répondre à leurs besoins quotidiens, en modifiant l’architecture et les espaces de vie. Citoyens et experts s’emparent ainsi, progressivement et ensemble, des questions urbaines, reflets des défis sociaux, environnementaux et politiques du pays.

Cette jeune capitale se cherche encore un modèle de développement, elle qui semble avoir grandi trop vite. Grâce à sa position centrale dans le Caucase, au carrefour de nombreuses routes commerciales, elle est depuis toujours une interface entre le nord et le sud, l’Orient et l’Occident. La ville est construite en arc de cercle le long du fleuve Koura, adossée aux contreforts escarpés de la chaîne du Petit Caucase. Un paysage puissant qui ne l’empêche pas de devenir une métropole moderne dès le 19e siècle, lorsque l’Empire russe conquiert progressivement tout le Caucase et fait d’elle sa capitale régionale. Durant la période soviétique (1921-1991), la ville connaît une rapide expansion démographique et franchit le million d’habitants.

Rassemblant aujourd’hui 30 % de la population nationale, Tbilissi est devenue la capitale hypertrophiée du jeune État géorgien. Après une décennie marquée par une profonde récession économique et les conséquences des conflits avec les territoires séparatistes d’Abkhazie et d’­Ossétie du Sud, entre 1990 et 2000, la capitale géorgienne est redevenue un hub économique et culturel. Mais cette dynamique ne masque pas les aléas d’une vie politique nationale mouvementée, dont elle est l’épicentre. La Géorgie est une démocratie parlementaire marquée par le fort clivage entre les partisans du Rêve géorgien (parti au pouvoir depuis fin 2012), dirigé par l’oligarque Bidzina Ivanishvili et ceux du Mouvement National Uni (parti au pouvoir de 2004 à 2012) de l’ex-président Mikheil Saakashvili, qui poursuit sa carrière politique en Ukraine. Ces deux formations rivales partagent la même orientation géopolitique (rapprochement avec l’UE et l’OTAN) et économique (faible intervention de l’État, environnement favorable aux entrepreneurs). Une attitude pro-­occidentale libérale a attiré de nombreux investissements dans les secteurs des services, de la finance et de l’immobilier, concentrés dans la capitale. De quoi nourrir la prochaine édition de la biennale d’architecture, qui aura lieu à l’automne 2020.

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