Pa­tri­moine mo­derne dans les états post-so­vié­tiques, hé­ri­tage en per­di­tion?

Le bloc soviétique a éclaté voici plus de 20 ans, le mur de Berlin est tombé. Que faire de l’immense leg architectural de l’URSS? L’abandonner? Le détruire? Le détourner? Le conserver? Les nouvelles élites de la Russie ou des pays d’Europe orientale, du Caucase et d’Asie centrale sont face à ce choix. Les reliques d’un passé controversé peuvent-elles devenir des monuments historiques?

Date de publication
12-12-2013
Revision
12-10-2015
Clément Girardot
Clément Girardot est journaliste indépendant depuis 2009. Il publie ses articles dans la presse francophone, suisse et française et codirige le site d’information sur le Moyen-Orient Mashallah News.

L’architecture soviétique est généralement associée aux banlieues monotones hérissées de barres grises ou aux gigantesques monuments conçus dans la plus pure ligne du réalisme socialiste si chère à Staline. Le champ de l’architecture soviétique est pourtant vaste, surprenant et souvent méconnu en Occident. Bien peu de travaux analytiques se sont intéressés à ce continent enfui, même si des blogs entiers d’amateurs de ruines sont dédiés aux carcasses d’usines, aux monuments fous ou autres édifices mégalos gisant de l’autre côté de l’ancien rideau de fer. 
L’ouvrage collectif Patrimoine et architecture dans les Etats post-soviétiques1 publié au printemps dernier aborde de manière transversale les enjeux contemporains du patrimoine archéologique ainsi que le statut patrimonial des monuments et de l’architecture soviétiques. L’historienne Taline Ter Minassian, coordinatrice de la publication, note dans l’introduction : « Comme un archéologue qui s’intéresse à la civilisation romaine en étudiant le limes, les villes, les monuments ou les rites funéraires, l’historien peut s’appliquer à identifier les sites, le bâti, les objets, les symboles témoignant d’un fond commun d’institutions, de modes de production, et de références idéologiques, politiques et esthétiques témoignant de l’existence d’une civilisation. » 
Les contributeurs, principalement des académiciens, scrutent la perception et le devenir de l’héritage architectural de la civilisation soviétique. « L’ouvrage met plutôt en valeur des édifices d’exception, observe Taline Ter Minassian, les bâtiments administratifs, ce qui relève des institutions et de son idéologie. »2 Certains édifices sont récurrents à travers tout l’espace soviétique : les ministères, les écoles, les maisons de la culture, les statues et les monuments commémoratifs aussi. Cette standardisation est liée au système étatiste centralisé : « Toute construction envisagée en URSS était une commande de l’Etat confiée à des professionnels formés par l’Etat, ne travaillant que pour l’Etat, écrit le photographe Frédéric Chaubin. Il en découle, incidemment, un autre corollaire : les formes adoptées par l’architecture étaient conditionnées par les postulats idéologiques du moment. » 
Quinze républiques indépendantes sont nées de l’éclatement de l’URSS. Le rapport au patrimoine soviétique varie selon les territoires mais aussi suivant le style architectural en question. Frédéric Chaubin rappelle les trois périodes de l’architecture soviétique : la radicalité du constructivisme des années 1920 portée par les avant-gardes artistiques, le retour du néoclassicisme sous Staline, puis un modernisme très austère caractéristique du bétonnage des années 1950 et 1960. Le photographe français s’est intéressé au quatrième âge de l’architecture soviétique, le plus méconnu, marqué par une forte créativité et l’influence de la science-fiction : « Cette diversité de styles voit le jour dès les années 1970 et se développe comme pour semer les balises d’un monde à venir. Une annonce du dégel. Un des traits communs de ces éléments qui bourgeonnent est le recours aux arrondis. Ils se libèrent du carcan fonctionnaliste et de sa dictature de l’angle droit pour s’incurver dans une nouvelle recherche d’expression. »
Ces bâtiments insolites souvent construits aux marges de l’URSS ont été parfois abandonnés, souvent mal entretenus, presque jamais mis en valeur. Associés au passé communiste, ils suscitent l’indifférence voire le rejet dans les nations fraîchement émancipées de la tutelle de Moscou. « Aujourd’hui, pourtant, une réhabilitation se profile, note Frédéric Chaubin, comme en Estonie ou en Lituanie où les générations montantes revendiquent la patrimonialisation de certains bâtiments. »3
Dans l’espace post-soviétique, Erevan est sans doute une des capitales les plus marquées par l’urbanisme et l’architecture soviétiques. La physionomie actuelle de la ville doit beaucoup à Alexandre Tamanian (1878-1936), qui a incorporé des éléments issus de l’architecture médiévale arménienne au style néoclassique, pour former l’omniprésent style néo-arménien. Selon Taline Ter Minassian, les édifices néo-arméniens, qui abritent souvent des institutions, sont considérés comme du patrimoine historique national, contrairement aux bâtiments plus audacieux et futuristes construits à la fin de l’ère soviétique. 
Phénomène récent, des groupes de la société civile se mobilisent pour la préservation de certains édifices, notamment les anciens cinémas, mais ils n’ont guère d’influence face aux diktats des promoteurs et des oligarques locaux. Dernièrement, la « rénovation » du marché couvert de la ville a fait l’objet de vives controverses. Racheté par un homme d’affaires proche du pouvoir, il a été transformé en supermarché bien qu’il soit inscrit sur la liste des monuments historiques.

Entre péril et patrimonialisation


Dans la république voisine de Géorgie, le président Mikheil Saakachvili, arrivé au pouvoir à la suite de la Révolution des roses de 2003, avait voulu liquider l’héritage soviétique, dans les mentalités comme dans l’espace public. Les autorités ont traqué les vestiges de statues communistes. Le 19 décembre 2009, même procédé à l’explosion du gigantesque mémorial des victimes de la Seconde Guerre mondiale dans la ville de Koutaïssi. En parallèle, les projets architecturaux futuristes fleurissent aux quatre coins du pays, symbolisant la « nouvelle Géorgie  ». Le changement est trop radical pour bon nombre de Géorgiens. Le refoulé fait son retour depuis que le parti du pro-occidental Mikheil Saakachvili a perdu les élections en octobre 2012. Certaines statues de Staline retrouvent même leur piédestal, mais elles sont rapidement taguées par de jeunes activistes.
Plus au nord, l’ancienne capitale de l’URSS est devenue une ville globale dont la physionomie a subi d’importantes mutations. Le quartier d’affaires Moskva City est sorti de terre durant la dernière décennie, ses tours de verre et d’acier symbolisent la puissance retrouvée de Moscou. Jean-Robert Raviot, spécialiste de la Russie, se fait le relais de l’inquiétude d’un réseau local d’architectes et d’urbanistes. Le patrimoine du 20e siècle, notamment les bâtiments avant-gardistes des années 1920 et 1930, est en péril. Comme pour le marché d’Erevan, les réaménagements abusifs se multiplient à Moscou. Il observe cependant depuis quelques années l’émergence d’une sensibilité patrimoniale croissante parmi la nouvelle classe moyenne des grandes villes qui se mobilise pour l’amélioration de son cadre de vie et critique les goûts architecturaux ostentatoires des nouveaux riches. 
L’ouvrage fait aussi un détour par la Roumanie, pays anciennement communiste mais non inclus dans l’Union soviétique, où le dictateur Ceaucescu avait entrepris la construction du plus grand bâtiment administratif à usage civil du monde. L’architecte et urbaniste Iana Iosa retrace l’histoire rocambolesque du palais du Parlement à Bucarest. Débuté en 1984, le chantier colossal n’est toujours pas terminé lorsque le dictateur roumain est renversé en 1989. En 1990, les visiteurs sont consultés et se prononcent massivement pour la finalisation des travaux, au grand dam des intellectuels qui associent le palais à la mégalomanie et au despotisme. 
L’édifice est devenu un symbole national, il héberge désormais le parlement et aussi un musée d’art contemporain. Mais en raison de son manque d’ancienneté et du rejet des élites culturelles, il n’est pas encore classé comme monument historique. Pour Iana Iosa, sa patrimonialisation aura lieu : « La question est de savoir si cette inscription prendra dix ans, cinquante ans, ou plus... »
Entre indifférence, nostalgie, fascination ou rejet, la place de l’héritage architectural de l’URSS dans les sociétés post-soviétiques est ambivalente. Une politique de préservation concertée est d’autant plus difficile à mettre en œuvre que l’espace politique s’est fragmenté et que la notion de patrimoine soviétique est vague. Face à une sensibilité croissante des populations urbaines pour leur cadre de vie et un intérêt touristique grandissant pour les vestiges de la civilisation soviétique, le processus menant à une patrimonialisation des édifices d’exception semble engagé.

 

Notes

1. Publié aux Presses Universitaires de Rennes, collection: Art et Société
2. Entretien réalisé avec l’historienne le 14 novembre 2013
3. Auteur de l’ouvrage Cosmic Communist Constructions Photographed, Taschen, 2011

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