Les té­lé­phé­riques géor­giens entre villes et mon­tagnes

Les autorités soviétiques avaient richement doté en téléphériques le pays montagneux qu’est la Géorgie. Après la fermeture de nombreuses lignes durant les années 1990, ce moyen de transport écologique est aujourd’hui en pleine renaissance.

Date de publication
23-09-2019
Clément Girardot
Clément Girardot est journaliste indépendant depuis 2009. Il publie ses articles dans la presse francophone, suisse et française et codirige le site d’information sur le Moyen-Orient Mashallah News.

La Géorgie fait rarement les gros titres. Mais depuis la guerre contre la Russie de 2008, deux événements ont attiré une large couverture médiatique: l’inondation du zoo de Tbilissi, en 2015, et l’accident du télésiège fou de Gudauri qui, en 2018, s’était mis à tourner en marche arrière à toute vitesse, éjectant ses passagers les uns après les autres. Si les images, très spectaculaires, ont fait le tour du monde, le bilan s’est élevé à seulement onze blessés légers.

Ce fait divers a fait connaître les quelques stations de ski locales, dont Gudauri, la plus grande. Comme dans l’arc alpin, le transport aérien par câble est très développé en Géorgie mais, plutôt que sur les pentes enneigées, c’est d’abord dans un environnement urbain qu’il a prospéré, principalement dans la capitale Tbilissi et dans la ville industrielle de Chiatura. Ainsi, entre 1950 et 1980, une quarantaine de téléphériques ont été construits à travers toute la Géorgie, sans compter les remontées mécaniques des stations de ski. Leur histoire est étroitement liée à celle du pays.

«Durant les années 1960, la Géorgie était, dans l’immense Union soviétique, la région disposant de tout le savoir faire en matière de remontées mécaniques», peut-on lire aujourd’hui sur le site remontees-­mecaniques.net. «L’entreprise Shakhtgiprotrans fabri­que depuis Chiatura, puis ensuite Tbilissi, des dizaines d’appareils de type télésiège fixe et téléphérique. Ces équipements sont installés en Géorgie, en Ukraine, en Russie et dans d’autres pays de l’ancien bloc communiste. Les installations recevaient des gares au design et à l’architecture soviétique imposante et futuriste, faisant la part belle au béton armé, ou parfois même rétrospectiviste, avec frises et colonnades.»

Le premier téléphérique de Tbilissi, réalisé en 1958, relie l’avenue Rustaveli, principale artère de la rive droite du Koura, au mont Mtatsminda et à son grand parc, d’où l’on peut jouir d’un magnifique panorama sur la ville et la chaîne du Caucase. Il dédouble un funiculaire construit en 1905. Six autres lignes viendront s’ajouter jusqu’au crépuscule de l’URSS. Certaines complètent l’infrastructure des transports publics dans des zones accidentées mais la majorité, comme la ligne Rustaveli-Mtatsminda, permet aux habitants d’accéder facilement aux espaces de loisirs situés sur les hauteurs de la ville.

La création de ces « infrastructures récréatives » entrait dans l’idéologie soviétique en ceci qu’elles encourageaient le «repos actif» (otdykh).1 Durant cette période, les stations thermales, qui allient suivi médical, sport et activités sociales, deviennent des lieux de villégiature privilégiés dans lesquels sont aussi installés des téléphériques pour permettre aux curistes de prendre un peu d’altitude, de respirer un air pur au cœur de la nature.

La ville qui compte le plus de téléphériques est Chiatura, au centre du pays. Le transport par câbles permet aux habitants de se déplacer dans cette cité industrielle de taille moyenne, construite le long d’une gorge, et, surtout, aux travailleurs de se rendre dans les mines de manganèse, actives dès la fin du 19e siècle. Sur les 17 lignes réalisées à Chiatura, une petite dizaine est encore en activité ; les cabines exigües et rouillées sont toujours empruntées par les locaux et quelques touristes intrépides.

Contrairement à Chiatura, les téléphériques de Tbilissi n’ont pas résisté aux années 1990. Après l’éclatement de l’URSS, la capitale géorgienne devient le théâtre d’une courte guerre civile et s’enfonce dans une profonde crise économique et sociale. Les infrastructures se détériorent rapidement, les coupures de courant sont fréquentes et, face à la déliquescence des institutions, une mafia criminelle contrôle les différents quartiers de la ville. En juin 1990, moins d’un an avant la déclaration d’indépendance, un terrible accident présage du chaos à venir : la rupture du câble porteur du téléphérique de Mtatsminda entraîne la chute des deux nacelles et la mort de 19 passagers. Depuis, il n’a plus jamais fonctionné.

On ne sait d’ailleurs pas précisément quand, dans les années 1990, la plupart des autres téléphériques ont été arrêtés. Certaines gares deviennent des magasins, d’autres des ruines de la civilisation soviétique. Comme d’autres bâtiments publics abandonnés, elles sont pillées, le métal et les matériaux de construction transportables sont revendus ou réutilisés ailleurs.

La Révolution des Roses, entre 2003 et 2004, marque l’arrivée au pouvoir du jeune président réformateur Mikheil Saakachvili qui, durant ses deux mandats, va s’atteler à restaurer l’autorité de l’état, relancer l’économie et moderniser les infrastructures. Dans le cadre du projet de rénovation du centre-ville historique, il fait construire en 2012 un nouveau télécabine à usage purement touristique qui enjambe le fleuve Koura pour rejoindre une ancienne forteresse.

Depuis, à l’image d’un pays qui se relève du choc post-soviétique, les téléphériques géorgiens poursuivent leur renaissance. En 2013, un téléphérique long de 2500 mètres est inauguré dans la ville côtière de Batumi. En 2016, l’ancienne ligne menant du parc de Vake au lac de la Tortue est remise en service à Tbilissi. Ce printemps 2019, la Municipalité vient d’annoncer la possible construction de trois nouvelles lignes. Deux autres doivent voir le jour dans le cadre du controversé projet Panorama Tbilissi (lire l'article Architecture et idéologie). Le renouveau touche aussi Chiatura, où l’équivalent de 16 millions de francs suisses ont été débloqués pour rénover ce réseau unique de téléphériques urbains.

Notes

 

1. Suzanne Harris-Brandts et David Gogishvili, «Up in the Air: Traces of Aerial Connectivity», in Tbilissi Archive of Transition, Berne, niggli, 2018. La remarque s’appuie sur l’étude de Diane P. Koenker menée sur la société des loisirs soviétique, dans laquelle la définition de l’otdykh, le repos actif, est énoncée ainsi par un théoricien communiste: «C'est un sytème bien organisé de repos qui doit activer le travailleur, renforcer sa volonté de travailler en combinant divertissement, jeux, et activités extraordinaires». Club Red: Vacation Travel and the Soviet Dream, Cornell University Press, 2016, p. 14.

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