L’idé­a­lis­me prag­ma­tique de l’AUA – Le cas de la Ville­neuve

La grande exposition qui s’est ouverte le vendredi 30 octobre à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris invite à se replonger dans l’histoire singulière d’une coopérative qui a marqué son époque en France. L’Atelier d’urbanisme et d’architecture (AUA) reste dans les annales comme l’association fructueuse d’architectes, d’urbanistes et d’ingénieurs ayant su négocier avec le politique la mise en œuvre de projets d’envergure en matière d’aménagement urbain.

Publikationsdatum
04-11-2015
Revision
17-11-2015

Le grand ensemble de la Villeneuve à Grenoble occupe une place importante dans l’histoire des tentatives de réinvention de la forme urbaine dans la seconde moitié du 20e siècle. Il fait preuve d’une volonté réelle de rompre avec les a priori du fonctionnalisme standard pour expérimenter de nouvelles configurations et accroître le rôle des habitants dans la planification.

En cela, il est caractéristique de la démarche de l’AUA qui a tenté de marier le pragmatisme de la gouvernance municipale et les idéaux communautaires des années 1960. Travaillant comme une agence de service public, l’AUA s’efforça en effet de reconfigurer l’alliance entre les décideurs et les concepteurs, non plus sur la base d’une connivence affairiste, mais sur celle d’un véritable engagement politique. Proches des communistes, mais pas seulement, les membres de l’AUA deviennent ainsi les planificateurs attitrés de certaines communes engagées dans la voie du réalisme socialiste municipal à la française. Ainsi, l’arrivée en 1965 d’une gauche unie et plurielle aux commandes de la ville de Grenoble scelle leur engagement dans la construction de nouveaux quartiers au sud de l’agglomération. 

La Villeneuve est dense. Elle l’est d’autant plus que la densité et la complexité ont fait partie, dès le commencement, des outils mobilisés pour constituer une nouvelle forme urbaine. Le mot d’ordre était de rompre avec la non-ville des barres et des tours et de mettre en place un plan capable de devenir le support de la vie collective. Le rejet du modèle fonctionnaliste n’est plus alors que l’apanage de quelques spécialistes. Au cours des années 1970, sa dénonciation se répand chez les politiques, tous bords confondus (sans parler du cinéma, qui en fait un leitmotiv). «La sarcellite», ce mal de la ville rectiligne, appelle un remède. C’est précisément sur ce terrain que l’AUA va déployer ses efforts collectifs. 

La ville unitaire


Le premier renversement, qui explique les grandes lignes de leur intervention, repose sur l’idée selon laquelle il faut cesser de séparer les fonctions (l’habitat, les espaces de travail, les lieux d’éducation). Au contraire, il s’agit d’organiser des télescopages, de rechercher la complexité et de créer, dans les interstices, le support d’une vie sociale.

Si la mixité programmatique n’a pas encore le caractère prescriptif qu’elle acquerra quelques années plus tard1, elle est au cœur du travail de planification de l’AUA. Le quartier administratif, les quartiers résidentiels et le centre commercial sont reliés par des axes piétons. Quant aux groupes scolaires, quand ils ne sont pas assimilés aux ensembles d’habitation (les Géants), ils les jouxtent.

Dans le texte du catalogue consacré à la Villeneuve, Sibylle Le Vot mentionne le caractère tâtonnant de leur démarche. Amenés à repenser le plan directeur à la fin des années 1960, les membres de l’AUA hésitent entre une centralité conventionnelle et une conception polycentrique. Ils optent finalement pour un schéma polynucléaire.

L’ensemble prend la forme d’une mégastructure au déploiement organique et aux typologies hétéroclites. Des quartiers très différents les uns des autres sont parcourus d’une rue piétonne souvent surélevée, qui fonctionne comme un espace public à investir. 

Les urbanistes de l’AUA recherchent plutôt des façons de créer un contexte de vie intéressant. La proximité, les vis-à-vis assumés, les effets d’empilement, les décalages, les retraits, les porte-à-faux, les ouvertures soudaines sont autant de moyens devant apporter à la nouvelle ville la diversité souhaitée. Les différents quartiers sont disposés autour d’un parc paysager et varient de l’ensemble intermédiaire bas noyé dans une végétation luxuriante, au labyrinthique Géants, ou à l’Arlequin, ce front bâti de plusieurs centaines de mètres, surélevé sur pilotis et dont la hauteur peut atteindre quinze étages. 

A l’Arlequin l’innovation prend la forme d’une théâtralité du rez-de-chaussée. Polychrome, évoquant la Ville dans l’espace de Kiesler, la place sous les immeubles constitue, encore aujourd’hui, un décor urbain des plus stimulants. Une véritable rue abritée, colonne vertébrale du projet urbain de l’AUA, et qui n’est pas sans évoquer les expérimentations situationnistes et le principe d’une construction spatiale continue susceptible de servir de support à des expériences collectives. L’Arlequin n’est peut-être pas la nouvelle Babylone, mais l’ensemble s’amuse à recréer des effets de labyrinthe ludique. Les rues qui serpentent, se croisent, se superposent sont autant d’atteintes portées à l’efficacité rectiligne du chemin de desserte. 

L’art critique au service de la ville


L’art doit prendre part au projet d’émancipation par la ville. Loin d’être ornementale, l’intervention artistique au sein des quatre quartiers se veut critique, à l’instar de cette fresque des Malassis mettant en scène les naufragés de Géricault sur un radeau en forme de côte de bœuf, perdus sur une mer de frites. Aussi surprenant que cela puisse paraître à une époque où les grandes enseignes commerciales décident des grands aménagements urbains2, cette fresque imposante signalait l’entrée du centre commercial. Elle fut recouverte dans la plus grande indifférence en 2000.

L’écart inconciliable entre une fresque murale critique et le haut lieu du consumérisme qu’elle recouvre est caractéristique des contradictions qui traversent le projet urbain progressiste de l’AUA. Vouloir construire la vie collective sans se donner les moyens de restructurer la vie quotidienne est aussi vain que de vouloir éveiller par une image l’esprit critique de celui qui pousse son chariot rempli de provisions vers le coffre de sa voiture. Malgré ses qualités, l’habitat collectif expérimental des années 1970-1980 n’est pas parvenu à élever la vie collective au rang de modèle de société enviable. Les années 1980 et le vent d’individualisme qu’elles font souffler vont parachever la débâcle idéologique du modèle collectif. En 1973, Jean Luc Godard réalise Numéro deux à la Villeneuve et radiographie la domestication de la classe ouvrière par l’habitat collectif. Si le film ne s’aventure que rarement en dehors du huis-clos domestique, il porte un jugement sévère sur le rôle de l’habitat social dans l’instauration de rapports d’individualisation au sein d’une famille. La politique du logement serait vouée à l’édification d’un ethos individuel par des moyens mécaniques. Et pourtant, si la Villeneuve n’échappe pas à la sentence godardienne, elle se défend plutôt bien comparé à d’autres «utopies» transformées aujourd’hui en ghettos. Contre tous les oiseaux de malheur qui la pourchassent, la Villeneuve a su maintenir une véritable mixité sociale qui fait aujourd’hui son principal attrait.

Aux séquences alarmistes de reportages en quête d’émotions3 répondent des dizaines d’initiatives citoyennes qui tissent à la Villeneuve un réseau associatif d’une grande diversité. Cela va des ateliers populaires d’urbanisme au collectif d’artistes VILL9 la série dont un court métrage a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Cette initiative s’inscrit dans la continuité de la télé participative qui existait à la Villeneuve dans les années 1970. 

Le dimanche, dans le parc aux grands arbres à la croisée des quartiers, le tableau est tout sauf celui d’une cité à la dérive. Il fait encore bon vivre à la Villeneuve et l’architecture y est pour beaucoup. Les cris d’orfraie xénophobes d’un président décidé à pêcher dans les eaux troubles de l’extrême droite ont dû résonner comme une double agression. Le fameux «Discours de Grenoble» de Nicolas Sarkozy sur l’immigration, ce grand moment agitprop du néolibéralisme des années 2000, offensait tant ceux qu’il stigmatisait que ceux qu’il était supposé défendre. 

Reste l’ensemble, aujourd’hui classé, engagé dans une longue rénovation contestée qui entame le caractère unitaire de l’Arlequin, sans que l’on puisse pour autant parler de résidentialisation: ce saucissonnage des grands ensembles en parties distinctes inaccessibles aux non-résidents. A la Villeneuve, la privatisation de l’espace partagé n’est pas encore à l’ordre du jour, tant il semble que ses habitants y demeurent attachés.

 

Notes

1. Un quota (jamais atteint) de sept postes de travail pour dix habitants avait tout de même été fixé pour les villes nouvelles de la région parisienne.
2. Les Halles de Paris entreront dans l’histoire comme une affaire d’ingérence d’une société privée –Unibail – dans un projet d’aménagement du centre effectif d’une ville de 10 millions d’habitants.
3. En 2015, des habitants ont décidé de poursuivre France Télévisions en justice suite à un reportage d’Envoyé spécial dressant un portait peu flatteur de leur cité. Déboutés, ils ont tout de même remporté une victoire médiatique en réagissant à la stigmatisation.

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