Un chantier serré
Pour les acteurs qui y ont été impliqués, le chantier de la Passerelle de la Paix aura été l’occasion d’explorer une variante particulièrement pimentée de l’exercice qui consiste à concilier des contraintes spatiales et temporelles serrées
Le temps et l’espace disponibles pour mettre en place la Passerelle de la Paix étaient conditionnés par le contexte ferroviaire et par la planification des nombreux chantiers qui l’entourent (lire article Renouvellement urbain au Sécheron). Les interventions quotidiennes étaient soumises aux contraintes horaires liées à l’exploitation de 19 voies CFF dont trois pour l’important trafic de la ligne Genève-Lausanne que franchit la passerelle, alors que certaines phases clés du montage devaient se dérouler dans des fenêtres temporelles imposées longtemps à l’avance. Les multiples mâts, lignes de contact, lignes d’alimentation et lignes à haute tension n’étaient pas de nature à faciliter les travaux ; d’autant plus que les CFF avaient limité le nombre de tours provisoires pour le montage de la passerelle à quatre, sises à des endroits imposés, de façon à ne pas entraver les gabarits d’espace libre des voies restées en service. L’organisation du chantier devait en outre permettre le maintien en journée des accès aux parkings et aux routes avoisinantes. Enfin, les deux zones d’installation de chantier et de la passerelle, aménagées sur la parcelle Maison de la Paix et celle du bâtiment JTI, devaient impérativement être libérées à des dates fixées par le planning des chantiers voisins.
Fonctionnement statique
La Passerelle de la Paix a déjà une longue histoire derrière elle, puisque le résultat du concours dont elle a été l’objet date de 2004 (voir TRACES n° 14/04). A l’époque, le jury avait souligné que « la solution offrait un grand potentiel structurel et une souplesse pour son développement. Et que malgré le manque d’information, la faisabilité technique apparaissait assurée ». Si l’essence du projet architectural a pu être conservée, un intelligent travail d’adaptation a été effectué par les mandataires pour le concrétiser.
La première adaptation a consisté à ré-explorer le potentiel statique de la section transversale initialement proposée. Celle-ci se composait de deux poutres maîtresses triangulées, reliées entre elles par une dalle mixte (fig. 4a). Alors que le projet lauréat accordait un rôle secondaire aux triangulations des poutres longitudinales (l’essentiel de la résistance devant être fourni par une âme pleine), l’architecte et les ingénieurs les ont respectivement redessinées et redimensionnées de façon à les faire fonctionner comme de véritables treillis. En plus de sa logique statique, ce choix, qui permet de renoncer à l’âme pleine du projet initial, offre aux deux poutres maîtresses une transparence bienvenue qui favorise le développement d’intéressants jeux de lumière (lire l'article Se balader au dessus des voies). D’autre part, le tablier mixte initialement prévu, a été remplacé par une dalle orthotrope métallique qui présente une hauteur statique réduite et assure une exploitation optimale de la matière. Les triangulations ont été liées à cette dalle, ce qui a eu pour avantage d’une part de rigidifier transversalement et longitudinalement la structure et, de l’autre, éviter le bétonnage d’une dalle mixte au-dessus des voies CFF.
Chaque poutre maîtresse est ainsi formée de trois membrures asymétriques en caisson métallique, reliées par des diagonales dont l’inclinaison varie en fonction de la hauteur (de 1.4 m à 3.6 m ) et de la largeur (de 2.0 à 3.1 m) des poutres. Quant à la partie métallique de la dalle orthotrope qui lie les deux poutres, elle est composée de sept nervures longitudinales (espacées de 0.85 à 1.16 m), d’entretoises disposées environ tous les trois mètres et d’une tôle supérieure de 14 mm d’épaisseur. Elle est recouverte par une étanchéité d’environ 11 mm et une couche d’enrobé bitumineux d’une épaisseur totale allant de 7 à 9 cm (voir doc. "Système statique", fig. 4b).
Le deuxième changement structurel majeur concerne l’abandon du schéma statique initial en poutre continue sur l’ensemble de la passerelle, au bénéfice d’un système composé principalement de deux poutres simplement appuyées sur les axes 4 et 5 et sur les axes 6 et 7 (voir doc. "Système statique", fig. 2 a et b).
Cette nouvelle solution avait pour objectif de réduire les sollicitations dans la zone d’appui située à la hauteur du raccord vers le quai RER (axes 5 et 6), où la passerelle marque un changement de direction longitudinale : le fait de rendre les deux tronçons statiquement indépendants (poutres simplement appuyées) a eu pour effet de supprimer les importants efforts de déviation qu’aurait inévitablement engendrés une structure continue. Ces efforts auraient imposé un renforcement substantiel des piles et un encastrement de la structure métallique dans le béton, ce qui aurait aussi rendu le montage bien plus difficile.
Les deux poutres simples reposent sur un cadre en béton armé (axes 5 et 6) et peuvent se déplacer longitudinalement à leurs autres extrémités (axes 4 et 7). Vers l’est, le système statique se poursuit par un second cadre en béton armé (axes 7 à 8), sur lequel s’appuient une passerelle de liaison vers l’esplanade de la Maison des étudiants et l’escalier qui comprend également deux poutres maîtresses en treillis et assure le raccord vers la rue Kazem-Radjavi (axes 8 à 9). Les treillis présentent deux ouvertures pour accéder au quai RER (axes 5-6) et à la Maison des étudiants (axes 7-8). A ces deux endroits, les membrures supérieures des poutres maîtresses sont continues et intégrées aux cadres métalliques qui constituent la superstructure métallique des passerelles de liaison.
Zones d’appui en béton
A l’ouest, l’appui de la passerelle (axe 4) est intégré à la Maison de la Paix, par le biais d’un mur en béton armé qui épouse la forme légèrement circulaire de la façade et repose sur six pieux forés en béton armé. A l’exception de l’extrémité inférieure de l’escalier qui rejoint la rue Kazem-Radjavi et qui s’appuie sur une fondation superficielle, les deux autres zones d’appui sont constituées de deux cadres en béton armé. Au centre, les voiles de l’axe 5 qui est le plus incliné du projet afin d’assurer le gabarit d’espace libre des voies et le passage des voyageurs, et de permettre un décalage longitudinal des appuis de la passerelle principale par rapport à la halte RER et de l’axe 6 sont encastrés à leur base dans une semelle en béton armé de deux mètres d’épaisseur. Située au bout du quai RER , cette semelle repose sur huit pieux forés en béton armé préalablement construits. Au sommet, les deux voiles sont aussi encastrés dans une dalle en béton armé qui équilibre les efforts horizontaux en tête de pile et garantit la reprise des efforts dans les éléments d’ouvrage en cas de choc accidentel d’un véhicule ferroviaire contre un des voiles. Cet appui central sert aussi d’appui pour le raccord en direction du quai RER et abrite une cage d’ascenseur. La conception du cadre des axes 7 et 8 est très similaire: intégration d’une cage d’ascenseur, encastrement tant à la base, dans une semelle massive en béton d’un mètre d’épaisseur reposant sur quatre pieux forés, qu’au sommet, dans une dalle en béton armé. Cette dernière sert d’appui à la partie supérieure de l’escalier et au raccord vers l’esplanade de la Maison des étudiants.
Les difficultés ont principalement concerné la réalisation de l’appui central des axes 5 et 6, situé au milieu des voies, à proximité immédiate des lignes principales entre Lausanne et Genève. Si les huit pieux de fondation ont été forés lors de la réalisation du quai RER en prévision d’une future passerelle, le terrassement pour la semelle en béton a nécessité un blindage de la fouille pour empêcher tout tassement des voies. L’évacuation des matériaux de terrassement a dû se faire en chargeant des wagons de chemin de fer. Les pieux existants ont été recepés sur une hauteur d’un mètre environ à l’aide de charges explosives judicieusement placées.
Acheminée par moyens ferroviaires, l’armature de la fondation et des piles a été mise en place dans l’embarras du blindage de la fouille. La semelle de fondation et les piles 5 et 6 impliquaient respectivement la mise en place de 270 m3, 75 m3 et 65 m3 de béton. Afin de ne pas perturber le réseau des CFF, le béton a été pompé à l’aide d’une conduite placée sous les huit voies situées à l’est du chantier. Fortement incliné au-dessus de la ligne Lausanne-Genève, le voile de l’axe 5 a nécessité un système d’étayage particulièrement lourd, susceptible de garantir une sécurité optimale au cours des phases de coffrage, d’armature et de bétonnage.
Déformation de la construction métallique
Si ses appuis sont en béton, la Passerelle de la Paix est avant tout une structure métallique. A l’extérieur, les deux poutres porteuses sont habillées avec des panneaux de métal déployé en aluminium de 3 mm d’épaisseur.
Au final, cet habillage comprend 700 panneaux de tailles différentes qui couvrent une surface totale de 3000 m2 et dont la fixation a nécessité 800 filières de sous-construction. Les dimensions des mailles du métal déployé ont été façonnées sur mesure pour répondre aux normes de sécurité et offrir la transparence souhaitée par l’architecte. A l’intérieur, les poutres sont fermées par un verre translucide qui sert de garde-corps tout en favorisant la diffusion de l’éclairage indirect installé dans la structure.
L’une des caractéristiques architecturales fortes du projet voulait que les éléments de la structure suivent des lignes droites aussi parfaites que possible, notamment au niveau des joints. Pour y parvenir, les ingénieurs ont dû établir un historique des déformations de l’ouvrage pour les différentes phases de montage.
En raison de la dissymétrie de la structure, le calcul des déformations a dû être fait à l’aide d’un modèle statique 3D intégrant les rigidités de toutes les parties d’ouvrage. Les réglages de la structure métallique et de ses fondations ont exigé le recours à un géomètre pour garantir une précision de construction de +/- 5mm. Celui-ci a également suivi l’évolution des déformations durant les phases de montage, afin de pouvoir les confronter aux déformations calculées.
La géométrie spatiale très complexe des treillis engendre des surfaces gauches auxquelles l’habillage et la sous-structure doivent parfaitement s’adapter. La prise en compte des contre-flèches tridimensionnelles a été résolue grâce à une modélisation 3D des plans d’atelier. Celle-ci avait pour objectif principal de gérer les interfaces entre l’ossature métallique et l’habillage, notamment vis-à-vis des déformations durant les phases de montage et à l’état final. La compatibilité des déformations des éléments porteurs et de ceux du second oeuvre était d’autant plus délicate à assurer qu’ils étaient fabriqués indépendamment par les deux partenaires du consortium. Les bureaux techniques des deux entreprises ont ainsi travaillé sur le même modèle 3D. L’usage des outils de modélisation 3D a permis de gérer de manière très précise les parfois très faibles contre-flèches tridimensionnelles et les surfaces vrillées de l’ossature métallique.
Préparation du montage sur le chantier
Comme le prévoyait l’appel d’offre, la passerelle a été mise en place par tronçons, à l’aide d’une grue sur chenilles de forte capacité. Pour la fabrication en atelier, les tronçons ont eux-mêmes été divisés en éléments qui devaient être transportés sur le chantier pour y être assemblés dans les zones d’installation situées à l’est des voies (sur la parcelle aujourd’hui occupée par le chantier JTI) pour la majeure partie des tronçons, et à l’ouest (chantier de la Maison de la Paix) pour les tronçons 1 et 2. Les tolérances de fabrication des poutres triangulées étant très strictes, ces dernières ont été construites sur des gabarits d’assemblage qui permettaient de maîtriser les faibles variations de courbure notamment dans le sens transversal dues à la forme contreflèchée.
Les deux poutres simples qui franchissent les voies ont ainsi chacune été divisées en huit éléments de treillis et huit éléments de dalles ; les deux passerelles de liaison sur les cadres en béton, ainsi que les raccords au quai RER et à la Maison des étudiants ont également été divisés en huit éléments ; enfin, l’escalier a été découpé en deux poutres et six éléments de dalles. Afin de maîtriser la géométrie de l’ouvrage fini, tous ces éléments ont été soudés sur le chantier à l’aide de gabarits de montage similaires à ceux utilisés en atelier. Une fois assemblés, les tronçons pouvaient atteindre jusqu’à 36 mètres de longueur, pour 14 mètres de largeur et six mètres de hauteur.
Parallèlement à ces travaux d’assemblage, les quatre appuis provisoires entre les voies, indispensables au montage des deux secteurs situés au-dessus des voies (axes 4 à 5 et 6 à 7), ont été installés. Les socles de fondations et les éléments des tours préfabriquées ont été mis en place à l’aide d’engins ferroviaires fournis par les CFF (grues Kirow 100 et 250). Les tours ont ensuite été équipées d’échafaudages de travail et de dispositifs d’appuis conçus pour le dévérinage de l’ouvrage une fois ses joints soudés. Les travaux se sont déroulés principalement de nuit ou le weekend, dans des créneaux horaires imposés par les CFF.
Pose avec une grue hors du commun
L’opération la plus délicate du chantier concernait la mise en place à la grue des tronçons de passerelle situés au-dessus des voies (voir doc. "pose de la passerelle"). Les dimensions des six tronçons destinés à composer les deux poutres simples avaient été définies dès la phase d’appel d’offre, à partir de la capacité des engins de levage disponibles sur le territoire Suisse. Dans ces conditions, le tronçon 3 (situé au-dessus des voies Lausanne-Genève) était le plus délicat, puisqu’il impliquait d’utiliser deux grues de capacités 5500 et 5000 tm, disposées de part et d’autre des voies. En cours d’exécution, le consortium de construction a optimisé ce concept en proposant d’utiliser une seule grue de 6000 tm qu’il a fallu faire venir spécialement de Belgique (une première en Suisse romande). L’acheminement vers Genève de ce mastodonte de quelque 800 tonnes s’est fait par le biais d’un impressionnant cortège de 41 camions et convois exceptionnels. Son montage a duré deux jours et a nécessité l’assistance de deux grues de 130 tonnes.
La mise en place de la structure métallique au-dessus des voies s’est faite principalement de nuit. Le planning de pose (jours et heures) de chaque tronçon a dû être établi plus d’une année à l’avance, puisque certaines opérations nécessitaient d’interrompre le trafic ferroviaire entre Lausanne et Genève ou encore de couper simultanément l’alimentation électrique des gares de Cornavin, de la Praille et de Genève-Aéroport.
La pose de chaque tronçon devait se faire dans des créneaux de quatre heures (fermeture de voies) au cours desquels il fallait non seulement effectuer toutes les manoeuvres à la grue, mais surtout emboîter les caissons des membrures des poutres spatiales, qui appartiennent à six plans différents, et fixer les attaches provisoires de chaque joint de montage.
Les deux premiers tronçons ont été manipulés depuis le côté ouest. Si la pose du tronçon 1 s’est déroulée sans véritable problème le 4 mai 2012, celle du deuxième a été plus difficile en raison de la nécessité de le glisser sous une ligne à haute tension située au droit du deuxième appui provisoire. L’espace disponible au-dessus de la membrure n’étant que de deux mètres, cette opération déjà délicate a été rendue encore plus ardue par le fait que l’inclinaison de la flèche de la grue, déjà limitée par les conditions de levage extrêmes, s’est vue encore réduite par la présence inopinée d’une palissade de protection du chantier de la Maison de la Paix. Même si tout s’est joué à quelques centimètres, l’opération a finalement pu s’achever dans les horaires prévus.
La grue a ensuite été démontée, transférée, puis remontée sur la place d’installation du côté est, en quatre jours seulement. La pose du tronçon 3, qui nécessitait la mise hors service de la ligne à haute tension, avait été planifiée de longue date pour la nuit du 12 au 13 mai 2012. Malheureusement, en raison de conditions météo défavorables le vent soufflait à plus de 11 m/s, alors que le seuil de sécurité pour ce levage avait été fixé à 9 m/s , la pose a dû être repoussée. Une nouvelle coupure de la ligne à haute tension a pu être obtenue auprès des CFF pour la nuit du 17 au 18 mai, mais cette nouvelle date de pose risquait de pénaliser le planning général des travaux, si bien que la pose des tronçons 5 et 6, initialement prévue après celle du tronçon 3, a été avancée.
Les travaux de pose de la passerelle au-dessus des voies se sont achevés par la mise en place du tronçon 7 et les raccords au-dessus du quai RER (tronçon 4), dernière étape de nuit. Le 25 mai 2012, les 19 voies étaient franchies, ce qui signifie en à peine plus de trois semaines.
Après avoir été posés, les tronçons ont été soudés. Une fois les retouches de peinture et la pose de l’habillage dans les zones de raccords effectuées, la structure métallique, les vérins des tours ont été abaissés afin que la passerelle repose sur ses appuis définitifs. A la suite de cette opération, les appuis provisoires ont été démontés et évacués par moyens ferroviaires.
Après avoir été assemblées par soudure et boulonnage dans la zone d’installation est, les structures métalliques des passerelles secondaires et de l’escalier ont été mises en place pendant la nuit du 12 au 13 septembre, à l’aide d’autogrues « normales » de 130 tonnes. En dépit des nombreuses difficultés logistiques et techniques, dix mois auront suffi pour construire et mettre en place 650 t d’ossature métallique au-dessus des voies. Un bel exploit.
Alexandre Noël est ingénieur civil dipl. EPFL/SIA. Il travaille chez DIC SA Ingénieurs depuis 2000, où il est directeur associé depuis 2004.
Mariangela Acerra est au bénéfice d’un Master en génie civil de l’Université de Naples. Elle travaille chez Zwahlen & Mayr depuis 2002.
Commande numérique
D’un point de vue technique, la principale innovation importée avec la grue a été le dispositif à commande numérique permettant le réglage de la longueur des élingues durant l’opération de levage. Ce système, breveté par la société de levage, consiste en quatre vérins hydrauliques, chacun d’une capacité de 150 tonnes et une course de 1200 mm, disposés à l’extrémité supérieure des élingues. Il a été spécialement conçu pour ajuster l’inclinaison des tronçons pendant leur levage et s’est avéré très efficace pour aligner la position du centre du système d’élingage avec celle du centre de gravité des pièces à lever, en faisant varier la longueur des élingues. La géométrie spatiale très asymétrique de chacun des tronçons a rendu cette fonctionnalité indispensable pour la mise en place précise de chacun d’entre eux. Un autre atout de ce dispositif tient à la possibilité de surveiller constamment la force dans les élingues, ce qui est très utile lorsqu’on est tenu de manipuler des pièces de 180 tonnes au-dessus de voies ferrées.