SWISS­MA­DE avec Ca­th­rin Tre­bel­jahr

Entretien

De Genève à Paris et vice versa, les allées et venues de Cathrin Trebeljahr ont forgé le travail d’une architecte capable d’estomper les disparités professionnelles entre la France et la Suisse

Publikationsdatum
15-09-2021

Nouveau dossier numérique, SWISSMADE s’intéresse aux bureaux d’architecture ayant exporté une partie de leurs activités en dehors des frontières nationales. Rencontre avec une praticienne tout-terrain, à la jonction des multiples cultures qu’elle pratique.

espazium.ch: née en Allemagne, diplômée en Suisse, partie aux Etats-Unis puis en France et finalement de retour en Suisse: pouvez-vous revenir sur votre parcours professionnel semé d’expériences hors-frontières?

Cathrin Trebeljahr: en effet, je suis née en Allemagne, j’ai grandi à Genève et j’ai étudié à l’EPF de Zurich (EPFZ), formation que j’ai complétée par un stage chez Mario Botta. J’ai ensuite entamé l’une des étapes les plus déterminantes de ma carrière: ma bourse d’étude à la Graduate School de Harvard (GSD) aux États-Unis. Cette expérience m’a parmi d’affronter la conception architecturale d’une toute autre manière. Comme étudiante à Harvard, je ne devais plus répondre exclusivement aux attentes d’un professeur-architecte mais je pouvais aussi m’enrichir de mon entourage et de la diversité culturelle des étudiants du campus.

Cette ouverture d’esprit et cette confrontation pluriculturelle m’ont poussée à développer mon activité professionnelle telle que je l’exerce aujourd’hui à Genève, Paris ou ailleurs.

Vous disposez d’une double facette franco-suisse dans votre démarche architecturale. Quelle est son origine?

De retour à Zurich, j’ai enseigné pendant une année à l’EPFZ, mais j’ai tout de suite senti le besoin de construire.

Ayant rencontré Bernard Tschumi à New York, j’ai poursuivi ma carrière dans son bureau à Paris. Cette dualité franco-suisse était déjà au cœur de mon activité professionnelle comme employée. J’ai donc naturellement gardé dans ma pratique ce double versant culturel, même si à mes yeux cette dualité fait partie d’une même réalité avec laquelle je m’identifie pleinement: la culture européenne.

De quelle manière cette dualité culturelle vous a-t-elle aidée à développer votre activité professionnelle?

En France, comme architectes suisses, nous sommes réputés auprès de nos maîtres d’ouvrage par notre culture du plan et notre attention du détail, alors qu’en Suisse, comme architectes français, c’est surtout notre flexibilité conceptuelle et notre innovation constructive qui est mise en avant.

Il faut dire que cette dualité professionnelle nous a permis d’adapter notre pratique au gré des opportunités. D’une part, mes premières réalisations en Suisse m’ont permis de postuler à des concours en France. D’autre part, mes premiers projets importants en France m’ont donné accès à des mandats sur invitation en Suisse. Ces allers et retours nourrissent encore aujourd’hui ma pratique architecturale.

Les concours d’architecture sont à l’origine de la plupart de vos projets. Quels avantages y voyez-vous?

Le concours d’architecture en Suisse est un mécanisme de production absolument extraordinaire. En France, le système est tout autre. Pour accéder à la commande publique, il faut soumettre une candidature et figurer dans les 5-6 équipes retenues parmi 200 à 250 candidatures. Vous imaginez à quel point il est difficile ou impossible pour un jeune bureau d’y parvenir.

Ce que je trouve remarquable en Suisse, c’est d’avoir l’opportunité de voir tous les projets soumis par les autres participants. Les résultats sont rendus publics, ce qui n’est pas le cas en France où on ne connaît que le projet lauréat. L’exposition publique des résultats et la diversité des réponses sont l’une des richesses du concours d’architecture.

Vous bâtissez des deux côtés de la frontière. Percevez-vous des différences substantielles entre la Suisse et la France? De quelle manière ce va-et-vient professionnel a-t-il influencé votre manière de faire et penser l’architecture?

Les logiques dérivées de l’industrie du bâti ne sont pas du tout les mêmes d’une part et d’autre de la frontière. À tel point qu’il n’est pas vraiment possible de comparer ces deux pays et leur compréhension respective de l’acte de construire.

Dans notre pratique d’architecte, nous adaptons notre manière de faire pour profiter des avantages spécifiques à chaque contexte plutôt que de lutter et de souffrir de ces différences.

En Suisse, nos clients sont majoritairement des communes qui nous permettent de faire l’architecture avec plus de soin. En termes de conception, nous sentons aussi une liberté bien plus grande. Nous pouvons expérimenter davantage, notamment sur les typologies d’habitation tout en restant proche de la cible budgétaire. Le budget est déterminant et doit être inclus dans la réflexion déjà au stade du concours.

En France, nous travaillons principalement pour des bailleurs sociaux, ce qui nous permet d’aller bien plus vite. Nous cherchons aussi à être plus audacieux sur l’usage des matériaux et en matière de développement durable. Nous pouvons construire moins cher parce que les bâtiments sont moins chargés matériellement parlant. En revanche nous devons respecter les quantitatifs au mètre carré près, ce qui nous oblige à être plus prudents en termes typologiques.

Vous avez réalisé des projets à Juvigny, Saint-Julien et Annemasse. Comment décrivez-vous vos expériences architecturales «frontalières»?

Globalement, je réalise de nombreux projets en Haute-Savoie pour mon «savoir-faire» suisse mais aussi et surtout parce que je sais travailler «à la française». Les honoraires ne vous permettent pas de garantir que vos idées seront exécutées comme vous le souhaitez et la maîtrise constructive du projet n’est pas assurée. Mais il y a d’autres avantages que nous connaissons et que nous savons intégrer au projet pour en faire une œuvre de qualité.

L’expérience de l’éco-quartier de l’Etoile que je construis en ce moment à Annemasse est fascinante. Nous cherchons entre tous les architectes présents sur site – l’Atelier Martel, Bamaa, Hardel Le Bihan, etc. – de construire une image commune pour ce futur quartier. C’est plutôt une occasion unique de voir tous ces architectes favoriser une cohérence d’ensemble sans renoncer aux savoir-faire de chacun. Ces échanges sont la force d’un projet situé dans un contexte bien particulier, aux abords de la nouvelle gare du CEVA et à proximité immédiate de la frontière suisse.

La matière est au cœur de votre recherche architecturale. Comment mettez-vous en œuvre cette pratique?

J’aime le travail artisanal et la proximité à la matière.

En Suisse, la matière est un culte. En France, beaucoup moins. Les promoteurs ne sont pas prêts à payer pour l’usage de certains matériaux qui sont presque considérés comme «luxueux». Il faut apprendre à faire avec moins de ressources.

En France, nous travaillons surtout avec des entreprises générales ou totales. Les ouvriers ne vous adressent pas la parole. Il n’y a aucune fierté vis-à-vis de la culture constructive. C’est tout le contraire en Suisse.

Indépendamment du contexte, dans la chaîne de production d’un bâtiment, tous les acteurs doivent se montrer flexibles. Si comme architectes nous devons revoir certaines de nos décisions, les maîtres d’ouvrage doivent accepter que cela prendra plus de temps. Inversement, si le client n’est pas satisfait de certains choix, nous devons avoir la capacité d’améliorer un projet en transformant une nouvelle contrainte en qualité.

Comment sont organisées vos cellules de travail à Genève et à Paris?

Actuellement, nous avons quatre employés à Genève et sept à Paris. [ndlr: juillet 2021]

Ces deux structures se différentient principalement en termes d’effectifs engagés sur chaque projet. En Suisse, j’ai 1-2 personnes par projet, alors qu’en France j’ai 2-3 projets par employé car les délais sont beaucoup plus courts. Tous les projets en Suisse sont faits à Genève, mais j’ai un petit souci avec mes projets en Haute-Savoie. Nous les gérons aussi avec notre cellule Suisse, sauf que les honoraires sont bien sûr beaucoup moins importants.

En termes d’atmosphère de travail, j’essaye de recréer au sein de mon bureau ce que j’ai vécu lors de mes études et mon séjour aux Etats-Unis en garantissant une grande mixité culturelle parmi mes employés.

Pour gérer ces deux cellules, je passe environ deux jours par semaine et le week-end à Paris et le reste du temps en Suisse. Ces allers et retours en train sont une manière de me ressourcer au quotidien. Dans un laps de temps relativement court, j’ai la possibilité d’évacuer certaines urgences, voire même de trouver des solutions que je n’aurais pas envisagées en restant immergée dans un seul contexte.

Que pensez-vous de l’architecture suisse aujourd’hui?

Je pense que la Suisse doit garder cette ouverture d’esprit, notamment dans sa culture du concours.

Cette culture des procédures concurrentielles ouvertes est un investissement énorme pour les autorités, mais c’est le garant absolu de la qualité architecturale suisse. Du fait de ces procédures publiques, les architectes ont envie d’avancer ensemble. Ils se nourrissent les uns des autres, non pas dans la confrontation mais dans la complémentarité. La recherche architecturale est le dénominateur commun.

Dans un tel contexte, on ne peut évidemment pas freiner le mélange culturel qui est une condition inhérente au monde contemporain. Mais je suis de l’avis que les influences étrangères renforcent les cultures locales. Personnellement, j’aurais presque envie que la Suisse s’engage davantage en Europe pour renforcer la culture architecturale au niveau européen.

En ce qui me concerne, en plus de ma double empreinte franco-suisse et de mes origines allemandes, c’est surtout ma culture européenne qui me tient le plus à cœur et que je cultive aussi bien dans ma vie professionnelle que personnelle.

Swissmade - Entretiens :

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  3. Entretien avec JACCAUD ZEIN | Jean-Paul Jaccaud. Propos recueillis le 13.04.2021
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