Quand les trains jouent à sau­te-mou­ton

Le saut-de-mouton de Renens est un maillon essentiel du programme Léman 2030. Sa mise en service est très attendue sur la ligne Lausanne-Genève. Les dimensions de cet ouvrage, sorte d’aiguillage tridimensionnel, en font un objet unique en Suisse romande. Il permettra d’augmenter le nombre et la cadence des trains dans le goulet du nœud ferroviaire de Lausanne.

 

Publikationsdatum
05-07-2020
Hartmut Mühlberg
Ingénieur civil dipl. REG A, chef de projet chez MONOD-PIGUET + ASSOCIÉS Ingénieurs Conseils SA
Jacques Bize
Ingénieur civil dipl. EPFL, concepteur chez Perret-Gentil SA
Nicolas Bize
Ingénieur civil dipl. HES, chef de projet chez Perret-Gentil SA
Damien Scantamburlo
Ingénieur civil dipl. EPFL, ingénieur structure chez MONOD-PIGUET + ASSOCIÉS Ingénieurs Conseils SA

Le saut-de-mouton de Renens est situé entre la halte de Prilly-Malley et le faisceau de voies à l’entrée est de la gare de Renens, au cœur du nœud ferroviaire de Lausanne. Sur ces quelques kilomètres séparant les gares de Renens et de Lausanne, se croisent les deux grandes lignes ferroviaires Genève – St-Gall et Brigue – Pied du Jura. Aujourd’hui, quelque 600 trains empruntent quotidiennement ce tronçon, le plus chargé de Suisse romande. Ce nœud représente également un problème géométrique: à l’est de la gare de Lausanne, le flux ferroviaire est divisé par lignes (en direction du Plateau ou du Valais), alors qu’à l’ouest de la gare de Renens, il est divisé par directions: les voies côté lac accueillent les trains circulant vers l’ouest, celles côté Jura les trains circulant vers l’est. Des flux qui doivent nécessairement se croiser à un moment donné. Telle sera précisément la fonction du saut-de-mouton qui, combiné à la quatrième voie, verra les trains arrivant de Berne enjamber les voies pour venir se placer côté lac. Une fonction jusque-là assurée par une série d’aiguillages qui avaient la fâcheuse habitude de faire valser les pendulaires juste avant leur arrivée en gare. Ces pas de danse seront avantageusement remplacés par la découverte du nouveau panorama qui s’offrira aux voyageurs circulant à près de 10 mètres du sol.

Comme un ruban sur des cadres

Le saut-de-mouton a une longueur de 1178 m et une hauteur maximale de 9 m. Il est subdivisé en cinq tronçons: deux rampes relient la plate-forme ferroviaire existante aux culées, deux ponts qui élèvent la voie jusqu’au niveau de franchissement et, enfin, une galerie le long de la zone d’intersection. La voie supérieure court sur une succession de cadres, glissant progressivement d’un côté à l’autre. Les trains passent alors par-dessus deux voies pour se placer sur le bon axe. Au niveau des fondations, l’ouvrage est posé sur 350 pieux forés reposant sur la molasse. Le sol ne jouant qu’un faible rôle porteur, la galerie ajourée peut être décrite comme un pont à deux niveaux.
La géométrie en long de l’ouvrage est déterminée par la distance de croisement et la pente maximale des rampes limitée à 2,5%. Ces rampes sont asymétriques car la ligne de chemin de fer présente une déclivité de 1% entre Prilly-Malley et Renens. L’apparence de l’ouvrage est caractérisée par une série de 66 cadres en béton armé régulièrement espacés. Ces derniers lui confèrent du rythme, mais également une transparence indispensable au vu du futur développement urbain du secteur. Bien que moins aérien que le saut-de-mouton de la Durchmesserlinie de Zurich (voir Tracés no 15-16/2012) et situé dans un contexte urbain et ferroviaire plus exigu, l’ouvrage lausannois, avec son allure de gigantesque mille-pattes, possède une légèreté et un dynamisme étonnants par rapport à ses contraintes d’exploitation.

Ouvrage semi-intégral

Le saut-de-mouton a été entièrement réalisé en béton armé coulé sur place. Le maître d’ouvrage est en effet arrivé à la conclusion que l’usage de la précontrainte ne serait pas adapté à ce viaduc au regard notamment des exigences de durabilité, des conditions complexes de mise en œuvre et des coûts de construction. Tous les appuis sont réalisés par encastrement. Il n’y a donc aucun appui mécanique sujet à maintenance et à entretien. Au droit des joints de dilatation, chaque bord de tablier est encastré dans une demi-pile (en fait, une pile fendue comme un diapason). Le viaduc se comporte donc globalement comme un système semi-intégral, soit une suite de ponts d’une longueur comprise entre 44 et 68 mètres. Les calculs d’inter­action pont-voie par les services des CFF spécialisés dans les tracés de voie ferrée ont par ailleurs démontré que la pose d’une voie ferroviaire sans joint sur l’ouvrage était possible au vu du comportement statique du viaduc.
La galerie est sans conteste la partie la plus complexe de l’ouvrage: afin de respecter l’objectif consistant à faire se croiser des trains à des niveaux différents sans perte de vitesse, plusieurs systèmes structurels ont été étudiés. La variante la plus simple aurait été de couvrir la galerie de croisement par une dalle pleine. Le maître d’ouvrage a toutefois souhaité ôter toute la matière statiquement inutile afin d’augmenter la transparence de l’ouvrage. L’étroite collaboration entre les ingénieurs, les architectes et les spécialistes du Centre de compétence Ponts et structures des CFF a abouti à la solution d’un tronçon de croisement formé d’une succession de cadres transversaux qui soutiennent de manière directe l’auge en béton armé sur laquelle circulent les trains. Une particularité réside dans l’insertion de l’auge dans la hauteur des traverses des cadres, diminuant ainsi la hauteur de la structure porteuse. Cette solution imposant un fonctionnement triaxial de la zone d’intersection entre l’auge et la traverse contribue à davantage de transparence de l’ouvrage.

Dimensionnement de la galerie

Avec ses 25 cadres transversaux, la galerie peut sembler très répétitive. Mais ce n’est qu’une impression. Chaque cadre est unique (voir encadré ci-dessous): leur portée varie entre 11 et 17 mètres et l’auge supportant la voie ferroviaire change de position et d’angle d’un cadre à l’autre. Certains cadres, de portée moyenne, présentent des efforts de flexion déterminants, alors que d’autres cadres plus élancés sont moins sollicités en flexion, mais plus en effort tranchant avec un appui presque direct sur les piles. La particularité de cet ouvrage de croisement, où les deux voies ferroviaires sous la galerie et la voie ferroviaire qui passe dessus peuvent être circulées simultanément (à l’image d’un pont ferroviaire à deux niveaux), implique une démultiplication du nombre de combinaisons de charges à considérer pour le dimensionnement de l’ensemble des éléments porteurs.

Aspects sécuritaires

L’ouvrage étant implanté dans un goulet d’étranglement du réseau ferroviaire, la distance entre les voies inférieures et les éléments porteurs du viaduc est très faible. Les mesures standards, visant à réduire le risque de choc ferroviaire en cas de déraillement de trains, prescrites par les dispositions d’exécution de l’ordonnance sur les chemins de fer (DE-OCF), n’ont de fait pas pu être appliquées telles quelles. C’est pourquoi des mesures dérogatoires ont été recherchées, d’entente avec l’OFT et les CFF, pour qu’un même niveau de sécurité que celui visé par les mesures standards puisse être atteint. On peut citer par exemple la considération de charges de choc ferroviaire bien supérieures aux valeurs fixées dans la norme SIA261 (2014) et les DE-OCF pour le dimensionnement des piles et des murs de guidage, ou encore la mise en œuvre d’une bordure-guide spécifique à chaque entrée de la galerie conçue pour réduire le risque, en cas de déraillement, de voir un train percuter les premiers cadres porteurs de manière frontale.
Les travaux de bétonnage de la première étape («les 1000 premiers mètres») se sont achevés à l’automne 2019. Cependant, le bas de la rampe côté Malley n’a pas encore été exécuté. La réalisation de cette partie de l’ouvrage nécessite en effet au préalable d’importants travaux pour modifier les tracés de circulation ferroviaire afin d’insérer cette rampe au milieu du domaine ferroviaire. C’est en effet la particularité des chantiers ferroviaires de devoir s’intégrer dans un environnement aux nombreuses contraintes en termes d’espace, d’exploitation et de sécurité. Une particularité qui nécessite un phasage très précis à tous les niveaux. Si l’on songe, par exemple, que les camions chargés de déposer le ballast sur l’auge doivent tout d’abord longer l’ouvrage sur une étroite piste avant de devoir reculer sur plus d’un kilomètre de la voie supérieure sans possibilité de se croiser, on devine aisément que la moindre fausse note dans ce ballet entraîne aisément une cascade de perturbations.

Un élément clé du programme Léman 2030

 

Réalisé par les CFF dans le cadre du programme ferroviaire Léman 2030, le saut-de-mouton de Renens fait partie des constructions indispensables à l’augmentation de la capacité de la ligne Lausanne-Genève. Il agit comme un croisement dénivelé, au niveau duquel deux trains pourront se croiser simultanément à pleine vitesse. Dans un premier temps, cela permettra d’atteindre une cadence au quart d’heure pour le trafic régional entre Cully et Cossonay puis, sur le trafic grandes lignes, de doubler la capacité voyageurs avec la mise en service de compositions plus longues. À terme, le nombre de trains atteindra 800 par jour. La mise en service du saut-de-mouton est également une condition préalable au début des travaux de prolongement des quais en gare de Lausanne puisqu’un ensemble de fonctionnalités ferroviaires sur la tête est de la gare pourra être supprimé. La crise du coronavirus a entraîné un arrêt temporaire des chantiers CFF, le temps d’élaborer des processus de travail en conformité avec les recommandations et les prescriptions de l’OFSP. Pour l’instant, il est encore trop tôt pour évaluer les conséquences sur le calendrier des chantiers.

Particularité de l’angle de cadre

 

L’angle de cadre des portiques de la galerie est l’un des éléments les plus complexe de l’ouvrage. La section critique se trouve en haut de la pile, juste sous la traverse. La résistance en section et à la fatigue a fait l’objet d’une vérification détaillée et d’un recoupement de plusieurs approches de dimensionnement distinctes. Le dialogue technique avec le Centre de compétence Ponts et structures des CFF a conduit à une modélisation non linéaire des cadres de la galerie du saut-de-mouton afin de s’assurer du bon fonctionnement des angles de cadres.
Plusieurs questions se sont posées : en effet, l’angle de cadre s’apparente à un nœud très complexe découlant de l’encastrement d’une poutre de grande hauteur et de forte rigidité (hauteur: 1,40 m) dans un poteau d’une épaisseur de 80 cm. Afin de vérifier le comportement à la rupture mais également en fatigue et en service, une modélisation non linéaire sur le logiciel JCONC a été effectuée avec la méthode des champs de contraintes élastiques-plastiques ( en considérant chaque barre du plan d’armature et ses conditions d’ancrage.
Le dimensionnement de l’angle de cadre a d’abord été approché à l’aide d’un calcul bielles-et-tirants classique. Ce modèle simplifié présente des déviations d’efforts très ponctuelles, ainsi que des hypothèses basées sur la norme SIA262 (2013), en particulier la prise en compte d’un coefficient de réduction de la résistance à la compression du béton donné à kc = 0,55.
Le modèle non linéaire tient compte quant à lui de chaque barre d’armature avec une loi bilinéaire et approche les conditions d’ancrage en modélisant sa longueur avec un diamètre effectif variable. Le béton est modélisé également de manière bilinéaire, avec un plateau plastique variable en fonction de la fissuration transversale. Cette modélisation a permis de contrôler les hypothèses de base, et de vérifier le niveau de fissuration. Il s’est avéré que les armatures de renforcement permettent de limiter la fissuration de l’angle de cadre à l’état limite de rupture et augmente la résistance du système de plus de 50%. Le comportement en service a été confirmé également, avec une réduction observée très faible (h(e) = 0,90) de la résistance en compression provenant de la fissuration transversale. Ce constat a permis de lever l’incertitude quant au niveau de contraintes subi réellement par le béton à l’intrados de l’angle de cadre sous l’action des charges ferroviaires cycliques qui, calculé jusque-là à l’aide du modèle bielles-et-tirants, dépassait la résistance du béton à la fatigue.

 

Calculs complexes

Ces modélisations simplifiées de l’angle de cadre ont été reprises en phase d’exécution afin de valider le transfert de charge: par exemple dans les zones où l’effort tranchant de la traverse interagit avec la charge directe introduite par l’auge. Effectivement, le comportement réel est à inscrire entre deux mécanismes distincts: l’un engendrant des arma­tures très importantes en zone inférieure de la poutre, et l’autre plus global. Les calculs manuels héritent ainsi d’une certaine imprécision vis-à-vis de ce partage entre les deux mécanismes, et des modèles non linéaires ont donc été créés pour pouvoir approcher le réel mode de fonctionnement. L’étude de ce type de détail a permis la ­simplification du plan d’armature ainsi que la vérification de différents transferts de charge.
Le système de cadre étant hyperstatique, les efforts peuvent fortement varier en fonction des hypothèses de fissuration. Afin de valider les efforts issus du modèle poutre 3D élastique (modèle TRIMAS) prenant en compte ce phénomène de manière approchée, un demi-cadre type a été modélisé de manière non linéaire pour observer les redistributions d’efforts possibles. Des coupes types entre les deux modélisations ont montré une très bonne adéquation. Le diagramme des moments ainsi que les contraintes en section ont peu divergé, par exemple pour les armatures au maximum de 10% entre les deux analyses.
Au total, trois cadres types complets ont été modélisés également en phase d’exécution pour évaluer la charge de rupture globale. Les réserves disponibles découlant de la forte hyperstaticité du système démontrent la grande ­redondance du système porteur principal.
En phase d’exécution, les résultats obtenus par le ­modèle non linéaire ont permis de passer à des considérations simplifiées 2D pour le dimensionnement définitif. Les charges à disposer sur ce modèle 2D ont été définies et ajustées par rapport au comportement observé dans le modèle 3D global (TRIMAS).
Tous les cadres de la galerie ont été calculés précisément afin d’élaborer les plans d’armature en y disposant uniquement les armatures nécessaires. La disposition des étriers dans les piliers a été étudiée conjointement avec l’entreprise Implenia Suisse SA afin de faciliter le bétonnage. Après la réa­lisation des piliers, le coffrage complet du tablier (auge et traverses) est mis en place et le bétonnage est effectué en une étape. Les parapets sont bétonnés à la suite.

 

1. Fernández Ruiz M., Muttoni A., On Development of Suitable Stress Fields for Structural Concrete, ACI, Structural Journal, Vol. 104 n° 4, Farmington Hills, USA, 2007, pp. 495-50.

Saut-de-mouton, Renens


Maître d’ouvrage et technique ferroviaire: CFF SA
Ingénieur civil: Groupement PMSB (Perret-Gentil SA, MONOD-­PIGUET + ASSOCIÉS, Schopfer & Niggli SA, Bovay Consulting)
Géomètre: Renaud & Burnand SA (sous-traitant Groupement PMSB)
Géotechnicien: Karakas et Français SA (sous-traitant
Groupement PMSB)
Architecte: Farra & Zoumboulakis (sous-traitant Groupement PMSB)
Expertise structure: GVH SA
Suivi environnemental (SER): biol conseils
Mise à terre: Enotrac SA
Coordination sécurité chantier: Orqual SA
Spécialiste câbles: RS Ingénieurs SA
Entreprise de construction: Implenia SA
Calendrier travaux: 2017 – Permis de construire
Novembre 2018 – Début des travaux d’ouvrage
Décembre 2021 – Mise en service (sous réserve des impacts ­Covid-19 sur le planning, en cours d’analyse)
Coûts: env. 112 mio CHF (travaux d’ouvrage d’art et de technique ferroviaire)

 

 

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