Creu­ser dans l'his­toire

La restauration du château Saint-Maire, siège du pouvoir exécutif du Canton de Vaud depuis le Moyen Âge, a été -achevée au printemps 2018. Comme pour tout objet de cet âge, l’opération a provoqué une riche réflexion, qui se solde ici par une mise en valeur exceptionnelle de la pierre comme matériau de construction.

Publikationsdatum
20-03-2019
Revision
22-03-2019

Comme dans de nombreux châteaux forts européens, les murs du château de Lausanne contiennent des aménagements qui apportent différents services: lumière, extraction de la fumée, rangements, etc. Ainsi, à peine l’édifice est-il achevé, vers 1430, que ses murs sont progressivement creusés par ses occupants, afin d’en améliorer l’habitabilité. En observant le plan, on constate que la surface des murs est supérieure à celle du vide.

C’est sur la base de relevés de châteaux écossais que Louis I. Kahn remettait en vogue le thème Beaux-Arts du « mur creux », établissant une distinction toujours d’usage entre « espaces servants » et « espaces servis ». Or, cette lecture, qui associe intimement l’usage et la matière, provoque quelques dilemmes dans l’exercice de la restauration, d’autant plus que celui-ci est généralement concentré sur la substance matérielle, et non sur les creux, sur les dispositifs contenus en ses murs, qui eux, évoluent à chaque génération.

Le château Saint-Maire est comme une carrière, dans laquelle on puise, non pas des blocs de pierre, mais des espaces. Dès le 15e siècle, les baies et les embrasures sont agrandies, des niches, des réduits et des armoires murales sont creusés dans les chambres. Enfin, des passages sont aménagés pour faciliter les livraisons, modifier la circulation intérieure, créer des enfilades privées.

Cette narration a amené le groupement en charge du projet de restauration à utiliser l’expression de « tradition troglodyte » pour qualifier un bâtiment qui aura été constamment augmenté de l’intérieur1. Aussi leur projet n’est-il pas fondé prioritairement sur la matière à préserver mais sur l’idiosyncrasie de l’édifice, les principes moteur qui le fondent : creuser, remplir. Le château n’est pas un objet fini et figé, mais une matière mouvante, un processus historique dont il s’agit de révéler la nature par endroits, et même d’en poursuivre le principe dans d’autres.

C’est ainsi que les architectes expliquent la décision d’insérer un nouvel ascenseur dans l’épaisseur du mur ouest. Le maître d’ouvrage souhaite améliorer l’accessibilité de l’édifice et rendre son utilisation plus pratique. Avant d’être un monument, le château est en effet un bâtiment administratif, le siège du pouvoir permanent depuis 600 ans, sans interruption. Dès lors, au lieu de traiter l’ascenseur comme un objet indépendant, de l’installer dans l’annexe ou de créer un corps extérieur (qui aurait motivé des oppositions bien légitimes), les architectes proposent de le loger dans l’épaisseur du mur (lettre g sur le plan). Entre les deux parements en molasse, l’épaisseur du blocage (un remblai de pierres figées dans la chaux) mesure 1,90 m – soit les dimensions exactes d’une trémie d’ascenseur.

De par son caractère inédit, le geste soulève l’interrogation de la Commission fédérale des monuments et sites et même l’indignation publique d’un historien de l’art. Danilo Mondada, l’un des trois architectes de la communauté de mandataires, le reconnaît : avec cette insertion, ce n’est pas seulement de la matière qui est supprimée, mais également du vide, des espaces creusés résultant de l’action de l’homme qui pourraient représenter une source de renseignements précieuse pour les archéologues. Leur disparition soulève un débat de fond que les observateurs du patrimoine ne manqueront pas de suivre : le cas deviendra-t-il un précédent ? Pourra-t-on autoriser à la cathédrale de Lausanne ou au château de Chillon ce qui a été permis au château Saint-Maire au nom de l’accessibilité ?

Les pierres civilisées

Le parement du château Saint-Maire représente également un trésor archéologique. La durabilité des pierres est exceptionnelle, et laisse songeur quand on la compare à celle des façades contemporaines, à condition de les entre-tenir régulièrement – tous les 60 ans environ. Or, les derniers travaux datant de 1898, la restauration actuelle a soulevé de délicats dilemmes. Si le ravalement est très sain pour la molasse, il détruit un patrimoine précieux : une couche qui porte encore les traces des outils d’il y a 600 ans.

La molasse absorbe l’eau comme une éponge, explique Olivier Fawer, tailleur de pierre en charge de la réfection des parements (Atelier Lithos, Lausanne) et, une fois détrempée, « elle fond comme un sucre dans le thé ». Si un simple brossage a permis de restaurer la façade sud, la façade ouest a exigé un ravalement en zone inférieure de la façade (une couche d’env. 15-20 mm) pour retrouver la pierre saine. Tous les joints ont été refaits, avec un mortier tendre à la chaux. Mais sur la façade est, dont le socle est abîmé par des décennies d’exposition à la rue, les pierres (env. 35 cm de profondeur) ont dû être remplacées. Or, en l’absence d’une volonté de rouvrir une carrière dans la région, les pierres ont été importées du canton de Berne. Leur teinte vert kaki contraste avec les nuances variées de celles de Lausanne, qui tendent plutôt vers le bleu-gris.

Couper, tailler, creuser

Si la solution de l’ascenseur a certai-nement été motivée par la volonté du maître d’ouvrage, elle entre également dans une stratégie de restauration qui veut renouveler l’appréciation matérielle de l’édifice en rendant lisibles ses principes constructifs. La façade ouest est la plus poreuse du château : au cours des siècles, elle a été percée de nombreux accès qui ont été en partie condamnés lorsque l’annexe lui a été accolée, dès le 15e siècle. Si la creuse de la trémie détruit du vide, elle en réactive d’autres : l’accès à l’ascenseur provoque en effet la remise en usage d’anciens percements et de portes qui s’étaient trouvées murées.

Il existe plusieurs techniques d’ex-traction de la pierre dans une carrière : par perforation, par des chocs sur des coins écarteurs ou en découpant directement les blocs. De même, différentes méthodes ont été employées pour creuser dans la masse du château Saint-Maire, découvrant des parties jusque-là invisibles. La trémie de l’ascenseur a été creusée dans le blocage du mur, sur toute sa hauteur, « à la manière d’un puits », explique Mondada. Les griffures effectuées avec des pics, des scies et au marteau piqueur, laissent des traces dont la grossièreté traduit celle du blocage du mur, désormais visible depuis la cage vitrée de l’ascenseur : des pierres de toutes dimensions, du tuf et même des morceaux de briques, le tout mélangé dans une chaux très dure. Les passages, eux, ont été aménagés à la scie circulaire. La ligne qui se forme, nette comme un trait de stylo, traduit par son abstraction l’intervention contemporaine. Le geste révèle comme un dessin en coupe la composition d’un mur ou d’un chaînage.

Ce parti admis, la restauration rend aujourd’hui un hommage à la pierre comme matériau de construction, en le montrant sous un jour nouveau. En certains endroits, la découpe franche ouvre des lectures matérielles inédites, didactiques, qui nous informent sur la réalité constructive de l’édifice médiéval, mais qui réservent aussi quelques moments poétiques : dans l’un des passages, quelques gros cailloux situés dans les angles ont été découpés net au passage de la scie. L’espace ainsi fabriqué forme une texture de pierres qui semblent avoir été pliées dans les angles. À l’intersection des deux plans, les pierres s’ouvrent comme des livres. Ils racontent six cent ans d’histoire en une seule ligne.

Intervenants du projet

CMC Communauté des mandataires du château

Architectes : Bureau Christophe Amsler, Lausanne / Atelier Glatz & Delachaux, Nyon / Mondada Frigerio Dupraz, Lausanne

 

Ingénieur civil : AIC Ingénieurs conseils SA, Lausanne
Ingénieur bois : Marc Jeannet, Moiry
Ingénieur chauffage-ventilation : Olivier Zahn & associés Sàrl, Crissier
Ingénieur sanitaire : H. Schumacher conseils SA, Savigny
Ingénieur électricité : Thorsen Sàrl, Aubonne
Archéologue : Tera Sàrl, Sion
Tailleur de pierre : Atelier Lithos, Lausanne
Restaurateur d’art : Atelier Saint-Dismas, Lully
Artiste : Ariane Epars, Cully

 

Maître de l’ouvrage : État de Vaud, Département des finances et des relations extérieures, Division générale des immeubles et du patrimoine

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