Ter­ri­toires de l'­en­ga­ge­ment

Le monde ne manque pas de territoires en crise, que les architectes de la Biennale ont entrepris d’investir. Entre bidonvilles et zones rurales reculées, exotisme des territoires lointains et banalité du quotidien, chacun choisit son camp.

Publikationsdatum
13-07-2016
Revision
17-07-2016

On imagine Alejandro Aravena, mèche en bataille et chemise trouée au coude, dessinant au crayon le petit schéma emblématique de cette 15e Biennale, qu’il a placée sous le signe de l’engagement social des architectes. Y figurent les combats à mener: inégalités, durabilité, déchets, pollution, migrations, catastrophes naturelles, logement… Le programme s’annonce chargé. Au centre de ces items, une croix égale un point d’interrogation. Est-ce là que se situe l’architecte, coincé dans ce tourbillon mondialisé sur lequel personne n’a plus de prise? C’est en tout cas le contexte dans lequel il doit tenter d’exercer son métier, explorant de nouveaux champs disciplinaires, investissant des territoires en crise: bidonvilles, camps, mégapoles inhumaines, périphéries paupérisées et campagnes désertées. Face à la responsabilité qui semble lui incomber (rien moins que sauver le monde!), l’architecte opte pour des postures diverses, entre action humanitaire et ancrage local. 

Tentation humanitaire
La pauvreté recèlerait de multiples richesses. C’est ce que postulent un certain nombre de propositions de cette Biennale, qui témoignent d’une forme de fascination pour les bidonvilles, les camps, et plus généralement pour tous les phénomènes métropolitains informels, tout ce qui se construit en somme sans architectes. L’appréhension souvent superficielle de ces situations tient peu compte des conditions socio-économiques et politiques dans lesquelles elles se développent, et entretient la croyance selon laquelle l’architecte aurait aussi son rôle à jouer sur ces territoires, qu’il pourrait les cartographier, les étudier, les chiffrer, pour en tirer des leçons, voire intervenir, accompagner, construire à son tour pour améliorer les conditions de vie des habitants. Ce postulat laisse l’impression amère – malheureusement pas neuve – que les territoires de la plus extrême pauvreté sont devenus les terrains de jeu et d’expérimentation, voire de nouveaux marchés, pour les ONG internationales comme pour un certain nombre d’architectes, en particulier des pays du Nord. N’est-ce pas un luxe des sociétés occidentales que de trouver des «choses à apprendre» des bidonvilles et des organisations informelles, qui ne sont que la traduction concrète de la faillite des Etats à jouer leur rôle régulateur? Exemple extrême d’une certaine tendance tiers-mondiste, le droneport de Sir Norman Foster avec sa voute en «Durabric», produite par Lafarge Holcim, pur concept hors sol censé remédier au manque d’infrastructures des pays émergents pour apporter aux populations, par la voie des airs, des médicaments et de la nourriture, a de vagues relents néo-coloniaux. 

Cette fascination pour les formes urbaines informelles n’est pas nouvelle. Dès l’après-guerre, les CIAM s’étaient passionnés pour le chaos pittoresque des bidonvilles d’Alger et du Maroc. En 1964, Bernard Rudofsky exposait au MOMA des architectures sans architectes, quand quelques années plus tard l’architecte John Turner devenait «l’apôtre de l’habitat informel»1 après son expérience au Pérou. Il y a quinze ans, Rem Koolhaas théorisait sur Lagos, qu’il situait «à l’avant-garde de la modernité mondialisante». Sur fond de photographies aériennes, il vantait déjà «l’efficacité à grande échelle de systèmes et d’agents considérés comme marginaux, liminaires, informels ou illégaux par rapport au concept traditionnel de la ville». 

Qu’elle soit sentimentale ou empathique, esthétique ou cynique, la vision du bidonville est souvent biaisée. Prévenant la critique attendue, le titre du cartel présentant le travail de Christian Kerez à Sao Paulo, «Learning from favelas», se croit d’ailleurs obligé de préciser: «(without poeticizing them)».

Relisons tout de même Le pire des mondes possibles de Mike Davis2, écrit en 2006, ou même City of Quartz en 1990, pour reprendre contact avec la réalité du bidonville, très éloignée des visions fantasmées et édulcorées qu’on nous en offre aujourd’hui. Statistiques et rapports à l’appui, il en dresse un portrait social et sanitaire cataclysmique et rappelle que ces territoires informels font aussi l’objet d’investissements immobiliers rentables pour les classes moyennes et aisées, qui vendent ou louent au prix fort à des populations démunies, avec la complicité des Etats et des collectivités publiques. Pour Davis, «louer la praxis des pauvres est devenu un écran de fumée derrière lequel cacher le reniement des engagements historiques de l’Etat dans la lutte en faveur des pauvres et des sans-abri». En 2014, Dan Hancox dénoncera quant à lui le «slum porn» et la «fétichisation de la pauvreté»3 incarnés par le projet conduit par Urban Think Tank  sur le bidonville vertical Torre de David à Caracas, déjà Lion d’or à la Biennale en 2012. 

Condition urbaine
Si le bidonville apparaît pour certains comme l’avenir de l’urbanisme, c’est que la ville tentaculaire et mondialisée nous est présentée comme l’avenir de l’humanité. Le projet spécial Conflicts of an Urban Age4 nous rappelle à coup de statistiques édifiantes que notre présent et notre futur sont métropolitains et globalisés. En 2030, 5 milliards d’habitants de la planète vivront dans des villes, Shanghai en compte déjà 24 millions et la population de Guangzhou a augmenté de 925 % entre 1990 et 2015. Paysans pauvres, migrants économiques, réfugiés, chômeurs, entrepreneurs, cadres supérieurs, tous convergent vers les mégapoles tentaculaires d’Inde, d’Afrique ou d’Asie, comme vers les vieilles métropoles européennes qui tirent encore leur épingle économique du jeu. Entre bidonvilles et quartiers résidentiels fermés, camps de réfugiés et centres-villes muséifiés dédiés au tourisme et aux affaires, surdensité, criminalité et pollution, les mégapoles apparaissent comme le seul horizon possible. Si elles créent effectivement des richesses, elles produisent aussi des sociétés profondément inégalitaires, sécurisées, surveillées et polluées. Est-ce à cela que nous aspirons? N’y a-t-il pas d’alternative, d’autres formes de répartition des richesses sur les territoires et d’autres territoires de projet pour les architectes?

Architecte local
Quelques propositions se risquent à croire que l’engagement social de l’architecte, puisque c’est le sujet de cette Biennale, peut s’incarner plus localement. Modestes, peu spectaculaires, souvent issues d’un travail de terrain qu’on imagine long et pas toujours valorisant (ni valorisé), ces démarches moins héroïques que celles qui consistent à s’attaquer à la pauvreté du monde globalisé, ont le mérite de s’ancrer dans les réalités d’un territoire connu. Elles rappellent que, malgré les crises, les architectes peuvent aussi jouer sur leur propre terrain, dans des contextes qui ont besoin d’eux, avec peu de moyens mais des outils qu’ils maîtrisent et en mobilisant les ressources locales.

Parmi ces propositions, le pavillon mexicain, sous le titre Unfoldings and Assemblages, présente des projets coopératifs de logements, équipements ou espaces publics, menés pour la plupart dans et avec des communautés rurales, postulant que le vrai potentiel du métier d’architecte ne peut se révéler qu’à travers un travail collaboratif. L’intérêt de cette proposition réside d’abord dans la mise en valeur des retours d’expériences d’habitat coopératif des années 1970 et de la tradition de l’action sociale mexicaine. Contrairement à d’autres, le Mexique ne prétend pas que tout cela soit complètement nouveau, mais affirme son inscription dans cette continuité historique. Le pavillon montre également le rôle des écoles d’architecture depuis les années 1970 dans la production de projets collectifs d’équipements publics en milieu rural. Tenus de faire des stages professionnels et un service communautaire, les étudiants mexicains se frottent très tôt aux réalités concrètes de leur territoire. Ici, comme d’ailleurs dans le reste de la Biennale, on ne parle pas d’architecture avec un grand «A», mais de culture collaborative, de démarche frugale et économe par nécessité, d’échanges de savoir-faire constructifs, indispensables à la vie des territoires isolés.

Dans un contexte très différent, beaucoup plus institutionnel, le pavillon français a choisi sa ligne de front : les « confins, la ville diffuse, les territoires interstitiels », ce qu’on aurait appelé il n’y a pas si longtemps avec une moue de dégoût le «périurbain», la «banlieue» et le «rural», arguant que c’est là, dans l’ordinaire du quotidien, loin des métropoles et des grands projets d’aménagement, que se trouvent aussi les richesses et les ressources. La série de photos «depardonesques» de la première salle donne le ton et situe les lieux de l’action. Les projets se laissent à peine deviner, à force de discrétion ou parce qu’ils se perdent dans l’environnement générique de la banlieue. Modestie, banalité, disparition de l’architecture… le pavillon prend le parti de la réalité, celle d’une France un rien dépressive, entre Bricoman, rocades et lotissements arides. Sur ces territoires oubliés de la croissance, les architectes, au prix d’un travail laborieux, peu rémunérateur et sur le long terme, auraient encore leur mot à dire pour maintenir une qualité de vie, des services et des équipements, là où ils manquent cruellement. Les projets présentés ne cachent pas les difficultés auxquelles leurs auteurs ont eu à faire face. Qu’il s’agisse de la réhabilitation de cinq tours de logements sociaux à la Grande Mare à Rouen (projet démarré avec l’agence BMC2, remerciée et remplacée par une autre, puis finalement rappelée) ou les cabanes dans les bois construites sur leurs fonds propres par quatre étudiants en architecture à Manzat en Auvergne, les projets, souvent très modestes, témoignent d’un engagement quasi héroïque et de la complexité à exercer le métier d’architecte dans le contexte français actuel. Ils montrent qu’il est possible de faire quand même de l’architecture (de l’Architecture?) à l’heure de la crise, sans tomber dans l’«esthétique de la palette», ni dans le design éphémère. 


Notes

1. John Turner au Pérou, Slum of HopeLaboratoire urbanisme insurrectionnel, mars 2016, édition n° 1

2. Planet of slums, Verso, Londres-New-York, 2006

3. Enough Slum Porn : The Global North’s Fetishisation of Poverty Architecture must End, Architectural Review, 12 août 2014

4. Projet proposé par LSE Cities – the Urban Age, London School of Economics and Political Science

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