Brutalisme vs néobaroque à Skopje
Si c’est un tremblement de terre, c’est-à-dire une tabula rasa naturelle, qui est à l’origine du projet de reconstruction de la ville de Skopje dans la période 1965-85, c’est une destruction d’une tout autre nature qui s’y déroule depuis une dizaine d’années. «Skopje 2014», l’ambitieux projet d’« antiquisation » du centre-ville, semble déterminé à en finir une fois pour toutes avec l’héritage architectural moderniste de la ville.
Le tremblement de terre de 1963, qui détruisit 65 % de la capitale de la République yougoslave de Macédoine, donna lieu à une mobilisation internationale, comme celle que l’on a pu observer plus récemment au sujet d’Haïti. L’ONU lança un concours pour la reconstruction de la ville meurtrie. C’est le bureau athénien d’Apostolos Doxiadis qui fut choisi pour rédiger le plan directeur pour le développement de la région de Skopje, tandis que le cœur de ville fut confié au japonais Kenzo Tange, adepte du métabolisme, la variante japonaise du brutalisme.
Malgré le recours à certains attributs identifiables du métabolisme (nœuds de transport multimodaux, mégastructures, esthétique futuriste), Tange propose un plan très attentif au relief et surtout à l’histoire de la ville. Il laisse intacte la colline Kale et les édifices anciens que le séisme a épargnés. Son intervention se concentre en lisière des portions préservées de la ville ancienne. Le nouveau Skopje se déploie de l’autre côté du fleuve Vardar, autour de deux ensembles distincts, mais reliés : la «porte», un pôle de transport multimodal censé matérialiser l’entrée dans Skopje, et la «muraille», une mégastructure qui accueille les principaux édifices administratifs et délimite le périmètre du centre-ville.
La proposition de Tange témoigne d’une volonté d’introduire une dimension symbolique dans la façon d’aménager le nouveau centre. Le travail sur la densité, la mixité d’usages et la volonté affirmée de reconstituer des centralités est tout à l’opposé de la doctrine fonctionnaliste dont Doxiadis est un fervent adepte. A certains égards, la proposition de Tange préfigure l’avènement de l’urbanisme postmoderne. Si sa proposition tient compte de l’histoire de la ville, et notamment de son passé de cité ottomane fortifiée, son projet reste éminemment moderne et progressiste. Tange voit dans le contexte de la société collectiviste yougoslave l’opportunité d’aller au-delà d’un simple plan directeur qui esquisserait les grandes lignes d’un hypothétique aménagement. L’urgence d’une reconstruction rend possible la réalisation effective de la ville d’après son plan.
Dans ce contexte de mise en œuvre immédiate, l’intervention de Tange devient autant un travail d’urbanisme que d’architecture. Pendant les 20 années qui suivent sa proposition, son plan sera respecté par les différents architectes qui contribueront à la reconstruction de la ville.
Aujourd’hui, la gare surélevée, disproportionnée par rapport au trafic ferroviaire atrophié depuis la dissolution de la fédération yougoslave, est un rappel persistant de ce projet, comme le sont les nombreux ensembles brutalistes qui se déploient de part et d’autre du fleuve Vardar. Skopje reste aujourd’hui, malgré le désastre de la campagne d’«antiquisation» des dix dernières années, une ville dont l’urbanité découle du plan de 1965.
Le turbo historicisme du président Gruevski
La dissolution de la Yougoslavie, la menace de la propagation du conflit et l’hostilité des voisins grecs, ont conditionné tant l’évolution du pays vers l’indépendance qu’une nouvelle stratégie de développement pour Skopje. La ville va renier son héritage moderniste au profit d’un désastreux projet d’embellissement, teinté de nationalisme et de grandiloquence.
Le nouveau pays en quête de reconnaissance, menacé par l’isolement économique et les clivages ethniques qui ravagent ses voisins, va devoir affronter une réaction supplémentaire, pour le moins inhabituelle. Les Grecs leur contestent l’usage du nom et des symboles issus de l’héritage de la Macédoine antique. Ils considèrent que cet héritage leur appartient et se montrent peu disposés à le partager avec leurs voisins slaves arrivés dans les Balkans au 6e siècle apr. J.-C. En 1992, les Grecs se lancent dans une campagne internationale de contestation de la légitimité du nouvel Etat et bloquent la reconnaissance internationale de l’ancienne province yougoslave de Macédoine. Aujourd’hui encore, la dénomination officielle du pays à l’ONU, FYROM (pour Former Yougoslav Republic of Macedonia), est provisoire.
Cette polémique, née dans les milieux de la frange droitière du principal parti conservateur grec, pourrait être à l’origine de l’évolution de Skopje ces dix dernières années. Les Macédoniens vont répliquer à cette campagne de dénigrement par une gesticulation en marbre : une surenchère historiciste faite de statuaire géante et de nationalisme exacerbé.
En 2010, est lancé un vaste projet d’antiquisation visant à « rétablir la splendeur perdue » de la capitale macédonienne. On construit à tour de bras sculptures monumentales, arcs de triomphe et ponts, le tout dans un style néo-baroque très gratiné. Les Macédoniens n’ont pas le monopole de cette turbo architecture générique faite de dorures et de bardage en faux marbre, mais ils peuvent se targuer d’en avoir fait beaucoup en peu de temps. Le décor de la grandeur classicisante est moins monumental qu’à Astana, au Kazakhstan, faute de moyens. Il est pourtant très efficace dans sa façon de défigurer les berges du Vardar.
L’édifice le plus représentatif de cette architecture d’apparat n’est autre que le musée archéologique, où les Macédoniens vont répondre aux accusations grecques par une hallucination de leur propre histoire. Hybride entre un musée archéologique et un cabinet de figures de cire, le projet historiographique cumule les contresens, les omissions et le mauvais goût. Les Macédoniens ne pouvaient pas faire pire pour décrédibiliser leur cause nationale.
La forme du musée, celle d’un écran arqué, en dit long sur le projet muséographique qu’il recèle. Derrière une façade grandiloquente, le musée ne fait que quelques mètres de profondeur. Il s’agit d’un édifice en trompe l’œil.
Le musée fait face à un pont en marbre, à deux pas d’un arc de triomphe et d’un gigantesque Alexandre à cheval. Juste derrière, une tout aussi gigantesque Olympie (la maman du héros), donne le sein à celui qui va devenir le plus mythique des conquérants d’Orient et d’Occident. Le tout baigne dans l’eau, bruissante de jets d’eau colorés.
Les nouvelles constructions sont complétées par un vaste projet « d’embellissement » d’édifices existants. Certaines grandes structures brutalistes, plutôt réfractaires à ce genre d’habillage, sont recouvertes de faux marbre. Les colonnes carrées en béton brut sont arrondies, les surfaces grises habillées d’une blancheur de palais factice.
L’identité urbaine de Skopje mêlait assez pertinemment le passé ottoman multiconfessionnel à l’humanisme collectiviste yougoslave. La transition des ruelles de la vieille ville aux rues couvertes ou surélevées du centre commercial GTO avait fait l’objet d’une attention particulière. Tange avait articulé la ville moderne dense et fonctionnelle à la ville ancienne, en prenant soin de reconduire les mêmes densités.
La dernière couche apposée à la hâte semble nier ce travail d’ajustement qui incarne pourtant la véritable identité historique de la ville. Elle lui substitue un décor dont l’artificialité ne cesse de rappeler le caractère fallacieux. En cherchant à inscrire une vision de l’histoire dans la forme de la ville, les stratèges du président Gruevski ont donné un argument inespéré aux détracteurs du projet national macédonien. L’artificialité du décor générique installé enlève toute légitimité aux aspirations macédoniennes de disposer de leur histoire.
A ce faux pas s’ajoute la destruction de ce que la ville avait de plus précieux en matière d’urbanisme et d’architecture : un excellent plan par un architecte de renom et des réalisations de qualité effectuées sur plusieurs décennies. Aujourd’hui, c’est l’édifice le plus à même d’incarner l’esprit du plan de Tange qui serait menacé par cette désastreuse campagne d’«antiquisation». La mobilisation du milieu des architectes en faveur du GTO serait en train de freiner l’ardeur des embellisseurs, mais rien n’est gagné.