Ar­chi­tec­tu­res sin­gu­liè­res

La Collection de l’Art Brut consacre sa deuxième biennale au thème de la construction. Architectures est à voir jusqu’au 17 avril

Data di pubblicazione
26-01-2016
Revision
27-01-2016

Sur du papier épais grand format, Diego trace consciencieusement des lignes, mine de plomb et règle en mains. Il donne ensuite de la substance à son trait avec un feutre noir et emplit les cellules ainsi générées par des aplats de couleurs primaires et secondaires. Le dessin est pour l’auteur autodidacte lausannois source de divertissement, au sens pascalien du terme. Depuis un séjour à Leysin à la fin des années 1980, le chalet – forcément imposant, à toiture en pente et aux détails de façades itératifs, jouxté d’éléments mécaniques et végétaux – est devenu son motif pictural de prédilection. 

Le travail de Diego est pour la première fois exposé à la Collection de l’Art Brut, aux côtés de celui d’une cinquantaine d’auteurs – dont seules sept femmes –, dans le cadre de la deuxième biennale du musée1 élaborée autour du thème de la construction, peu abordé par les autres institutions culturelles qui exposent de l’Art Brut. «Les biennales sont pour nous l’occasion d’effectuer un travail de fond sur l’inventaire et sur l’état des œuvres, mais aussi de découvrir de nouveaux auteurs – comme Diego, qui a fait don de 27 de ses dessins à la Collection de l’Art Brut», indique Pascale Marini-Jeanneret, conservatrice au sein de l’institution et commissaire d’Architectures

Du réel à l’utopie. De la porte à la ville

Pour cette biennale, la commissaire a procédé à un travail d’inventaire sur la collection de 65 000 pièces, sélectionnant celles se rattachant exclusivement à la construction, renonçant aux décors d’intérieur ou aux jardins. Les auteurs présentés sont de provenance internationale, France, Suisse, Pays-Bas, Allemagne ou Japon; certains dont les pièces ont été collectionnées dès les années 1940 par Jean Dubuffet2, d’autres dont les œuvres ont été fraîchement acquises par le musée. 

En guise d’amorce donc, on trouve des monuments, soit des bâtiments existants, nés sous le crayon de Gregory Blackstock, assemblés en une vision quasi encyclopédique du monde: un catalogue de huttes, de forts, de gratte-ciel. Au fil de l’exposition et des 300 œuvres présentées, on glisse d’une représentation réelle de l’architecture et de la ville à une figuration utopique, onirique ou introspective. 

Il y a les dessins de Jacqueline Fromenteau, en rupture avec sa production précédente. La plasticienne, qui a cofondé à la fin des années 1960 à Genève la galerie Aurora, composante majeure de la culture alternative d’alors, offre ici des visions poétiques de petits villages accrochés à la montagne, qui évoquent l’architecture méditerranéenne.

Il y a aussi les plans, les coupes, les élévations et les calculs de Florent. Dès son admission dans un hôpital psychiatrique en Normandie, il s’est déclaré architecte--ingénieur. Si ses calculs ne tiennent pas, l’auteur va au bout de son intention. «Convaincu du bien-fondé de ses projets, Florent en a envoyé certains au Centre national de recherche scientifique à Paris, qui les lui a retournés en expliquant qu’ils ne correspondaient pas aux objets d’étude du centre.» Dans les années 1940, il imagine même un passage sous la Manche!

Les formes données à l’utopie, soit «la manière de se réapproprier son environnement en projetant sur le papier un espace architectural idéal», sont multiples. «Organiser, structurer son environnement pour le rendre moins hostile», c’est souvent ce que font les auteurs d’Art Brut. Helmut Nimczewski va très loin dans ce processus: il compose sur le papier une architecture quasi totalitaire, où chaque personnage n’est que la légère variante d’un motif de base. «Il est l’un des rares auteurs à intégrer la figure humaine dans ses dessins. La disposition des personnages, chez lui, est extrêmement organisée. Ils forment une foule disciplinée, sans risque de débordement. La nature est tout aussi maîtrisée.»

Il s’opère de fait un basculement entre le réel et l’utopie, qui atteint son paroxysme avec les auteurs issus du spiritisme, travaillant au gré des voix qu’ils perçoivent. Architectures suit aussi le fil d’un autre récit, celui de l’échelle, de l’élément de construction à la portion de territoire. Chez Paul Duhem, le détail est une synecdoque. Un pan de façade, une porte, une fenêtre ou une imposte signifie la maison. Il montre l’importance de l’élément de d’architecture, entrant ainsi en résonance avec l’exposition montée par Rem Koolhaas à la dernière Biennale d’architecture de Venise3. Après l’élément d’architecture, il y a la maison en soi, cellule du bâti, représentation première de l’habitation. Puis, des ensembles de bâtiments et des portions de territoire. Yuji Tsuji, lui, observe la ville d’en haut, dans une échelle plus large, représentant des quartiers anciens traversés par la route, des véhicules, mais pas de piéton, quelques arbres. Le cadrage est très photographique, même s’il travaille à partir du souvenir: le paysage urbain est ici en quelque sorte ce qu’il «gard[e] en mémoire après avoir cessé de regarder. Ce [qu’il garde] en mémoire après avoir cessé d’exercer [ses] sens au sein d’un espace investi par le corps.»4 

Plan, maquettes, réalisations
Si le thème de la biennale – le bâti – évoque la tridimensionnalité, la majorité des œuvres exposées issues de la Collection de l’Art Brut est graphique : des peintures, des dessins, du textile. Certaines pièces échappent pourtant à cette généralité. C’est le cas des « architectures de fil » de Marie-Rose Lortet, qui construit ses maisons dans une volonté de restructurer leur forme. A partir d’un moule en polystyrène, elle tresse des fils qu’elle assemble en y intégrant des guipures. Elle baigne le tout dans une mixture d’eau et de sucre rigidifiante, puis démoule. De ce processus résultent des structures délicates, sortes de maquettes évanescentes. 

Au-delà des œuvres bidimensionnelles, il y a les réalisations. Pour Pascale Marini-Jeanneret, il était indispensable de donner à voir les concrétisations physiques des auteurs d’Art Brut ou singulier, ce qu’on appelle les «environnements d’Art Brut». En collaboration avec l’association Spaces5, la commissaire d’Architectures a sélectionné huit sites localisés aux Etats-Unis, en France ou en Espagne, présentés par le biais de photographies et de textes collés sur des panneaux disposés à l’extérieur du musée. 

De la documentation sonore, filmique, photographique et archivistique est mise à la disposition du public, au premier étage. Le Palais idéal du facteur Cheval, l’un des éléments les plus connus et les mieux conservés du genre, qui rappelle le jardin de Tarots de Niki de Saint Phalle, est ainsi présenté aux côtés des cabanes érigées par le Québécois Richard Greaves qui, faute d’entretien, se sont effondrées il y a peu. Il y a aussi les huit tours de fer et de béton recouvertes de mosaïques de Simon Rodia, qui se dressent dans la banlieue de San Francisco et remémorent la silhouette de la Sagrada Família, basilique inachevée de Gaudí. 

Sous l’angle enthousiasmant du thème de la construction, on prend avec Architectures la mesure de l’extraordinaire diversité formelle et narrative dont font preuve ces auteurs de l’Art Brut, qui offrent des visions parfois chaotiques de la ville ou au contraire prodigieusement ordonnées, des représentations de l’architecture ordinaires, utopiques ou fantasmagoriques, avec souvent un soin prodigieux apporté aux détails. La scénographie à la fois simple et structurée de l’exposition – des espaces en enfilade mettant à chaque fois en exergue un aspect de la thématique – permet de découvrir les œuvres dans une atmosphère quasi familière, intime. On a envie de s’éterniser à la Collection de l’Art Brut.


Notes

1. La première biennale mise sur pied par la Collection de l’Art Brut présentait des travaux articulés autour de la thématique du véhicule. 

2. «Nous entendons par là [Art Brut] des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écritures, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe». Jean Dubuffet, tiré de L’Art Brut préféré aux arts culturels, Paris, Galerie René Drouin, 1949.
A l’occasion de ses 40 ans, la Collection de l’Art Brut met par ailleurs sur pied une exposition intitulée L’Art Brut de Jean Dubuffet, aux origines de la collection, qui se tiendra du 5 mars au 28 août 2016.

3. Dans son numéro consacré à la 14e Biennale d’architecture de Venise TRACÉS a publié un article sur l’exposition de Rem Koolhaas, intitulée Elements of architecture

4. Leçon inaugurale de Gilles Clément lors de son entrée au Collège de France, en 2011. Il y décrit le paysage comme expérience physique, mais aussi en termes de mémoire.

5. Spaces est une association californienne fondée en 1978 par le photographe Seymour Rosen. Elle a pour ambition d’identifier, documenter, valoriser et préserver à travers le monde ce qu’on appelle les « environnements d’Art Brut », soit les réalisations à grande échelle des auteurs d’Art Brut ou singulier. Sur son site Internet (www.spacesarchives.org), on trouve quelque 35 000 photographies ainsi que des livres, des articles, des documents audio et vidéo.

Informations

 

Architectures
Biennale, jusqu’au 17 avril 2016
Collection de l’Art Brut, Lausanne
www.artbrut.ch

 

Publications
Architectures, Laurent Danchin et Pascale Marini-Jeanneret, Collection de l’Art Brut/ 5 Continents Editions, Lausanne/ Milan, 2015. 
Architectures d’Art Brut (livre pour enfants), Anic Zanzi, éditions Thierry Magnier, Paris, 2015.

 

Journée de conférences
Le 19 mars au f’ar, Lausanne 
La Collection de l’Art Brut et le f’ar organisent une journée de conférences: des spécialistes d’environnements architecturaux d’Art Brut et des architectes qui remettent en question les codes de leur discipline croiseront leur regard.

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