Ton ave­nir est dé­jà en mar­che

A l’ère de la cyber-ville, l’espace physique devient une fonction de l’espace numérique et l’architecture le volet d’une grande histoire – deux conférences stimulantes ont rythmé le deuxième dîner de la SIA organisé pour les membres bureaux.

Data di pubblicazione
22-07-2015
Revision
19-08-2015

La phrase est légendaire, c’est l’erreur la plus célèbre de l’histoire du cinéma: «Qui diable voudrait entendre des acteurs parler  !», s’est exclamé sardonique Harry Warner, le patron des studios hollywoodiens Warner Bros., derrière son immense bureau, lorsque la concurrence a annoncé la naissance du premier film parlant en 1927. Moins de trois ans plus tard, le dernier film muet passait sur les écrans. Personne n’avait imaginé que les bouleversements de ce média rendraient sa forme actuelle totalement obsolète. Septante-cinq ans après le cinéma muet, la photographie argentique a connu le même destin : les entreprises traditionnelles Kodak et Agfa, abonnées au succès, ont considéré la photographie numérique, apparue en 1990, comme un simple phénomène de mode techniquement encore embryonnaire, ce qui, comme on le sait, a très vite mené les deux entreprises à la faillite. Si les patrons de Kodak ou si Harry Warner avaient eu dans leur conseil de direction quelqu’un comme Thomas Sevcik du think tank Arthesia, ils auraient peut-être été plus ouverts à l’art du penser autrement et de la vision, et su que certaines innovations changent notre monde de manière plus radicale et surtout plus rapide qu’on ne l’imagine sur le moment.


Quelle sera la prochaine grande tendance?


La question est maintenant de savoir où se situe précisément l’épicentre de la prochaine avancée technologique, d’une grande tendance, et dans quelle direction elle va se propager. La conférence de Thomas Sevcik, intitulée «L’architecture au-delà de l’architecture», a indubitablement été un moment fort du dîner organisé pour les membres bureaux de la SIA, dîner qui a eu lieu, pour la deuxième fois, à l’Institut Gottlieb Duttweiler de Rüschlikon le 27 mai dernier. Cette rencontre devait surtout encourager le dialogue entre le bureau de la SIA et les membres bureaux. Les cent plus grands cabinets d’architectes et bureaux d’études membres de la SIA étaient conviés.
Deux dames et quelque 80 messieurs ont accepté l’invitation de la SIA à Rüschlikon afin d’assister aux conférences et de s’informer des activités actuelles de la SIA. Comme l’expliquait Hans-Georg Bächtold, directeur de l’association, celles-ci comprennent, outre la charte «Honoraires équitables pour des prestations qualifiées» et certaines prises de position touchant à la politique du bâtiment, la promotion des femmes dans les métiers d’ingénieur. De quoi espérer bientôt un nombre plus élevé d’ingénieurs et architectes femmes au dîner et à ses discussions.

 

Une dynamique de développement fulgurante


La conférence de Thomas Sevcik a été précédée par celle de Patrick Warnking, directeur de Google Suisse. Ce dernier a placé son discours sous le signe de la « transformation numérique » et abordé le phénomène des courbes de développement exponentielles en citant l’exemple d’Internet. Internet et son utilisation publique existent depuis près de vingt ans, mais en 2014, cinq milliards d’individus ne s’étaient encore jamais connectés au réseau. L’expression «développement exponentiel» signifie qu’il faudra moins de cinq ans pour que l’accès au Web soit possible pour presque tout le monde. Ces dynamiques de développement fulgurantes, presque explosives, sont typiques des technologies numériques. «Le smartphone est l’appareil qui permettra en très peu de temps à cinq milliards d’individus de plus d’être en ligne», a constaté Patrick Warnking.


L’Asie mène la danse


Près de 60 % de la population mondiale vit aujourd’hui en Asie du Sud-Est. Cette évolution va entraîner une inversion géographique de l’orientation majeure des impulsions technologiques. Déjà, les entreprises asiatiques commencent à dominer la concurrence mondiale et le rôle de précurseur technologique des Etats-Unis et de l’Europe peut basculer à tout moment. C’est presque avec délectation que Patrick Warnking a projeté les logos des entreprises leaders qui, certes, sont longtemps restées à la pointe de l’évolution, mais qui, à un tournant décisif, sont parties dans la mauvaise direction ou sont, par rapport à leur concurrent, restées légèrement à la traîne en matière d’innovation: c’est le cas de Nokia par rapport à Apple, de Bang & Olufsen par rapport à Sonos, de Brockhaus par rapport à Wikipédia, etc. La recette des entreprises ultra performantes au 21e siècle? Ce seront, selon Patrick Warnking, «celles qui connaissent 100 % de leurs clients!», par le biais de l’assistance clientèle, de l’offre tarifaire réservée et de leurs recherches sur le Web.

 

Automatisation swiss made du bâtiment


Mesuré à l’aune de cette communication en temps réel avec des « clients transparents », le marché des architectes, par exemple, semble presque déjà appartenir au passé avec sa structure traditionnelle de marchés publics, de maîtrise d’ouvrage et d’utilisateurs. Patrick Warnking recommande dès lors aussi à ses auditeurs de mener tambour battant la transformation numérique au sein de leur société. L’avenir appartient aux architectes et aux ingénieurs qui détectent les nouveaux marchés. Selon le directeur de Google Suisse, la Suisse pourrait être leader dans le domaine des équipements numériques du bâtiment, de la domotique informatisée et des systèmes de sécurité. Des bureaux d’études bien établis, un enseignement d’informatique moderne dans les universités, des clusters spécialisés, «nous avons tout ce qu’il faut dans le pays pour nous démarquer en matière de savoir-faire numérique pour les bâtiments», déclare-t-il.
Thomas Sevcik, qui a autrefois étudié l’architecture à Berlin, mais qui aujourd’hui, résident à Los Angeles, Zurich et Hong Kong, travaille surtout en qualité de conseiller et de futurologue, s’inscrit quasiment dans la droite ligne des idées de Patrick Warnking. Adapté au public, son propos a porté sur l’interaction entre numérisation et espace urbain : depuis longtemps, le micro-univers de l’informatique influe sur le monde extérieur et le façonne; les autoroutes de l’information et les communications ultrarapides, alliées à la proximité et la densité spatiale, débouchent, selon lui, sur une «super urbanité» qui, dans quelques villes et régions du globe, à New York, Hong Kong, Shanghai, Londres et Los Angeles, se concentre avec un surplus d’importance extrême.

 

Le numérique détermine l’espace


Qu’est-ce que cela signifie pour les ingénieurs et les architectes? Jusqu’à présent, explique Thomas Sevcik, l’espace numérique, les rendus et les dessins CAO ont toujours reproduit l’espace réel. Aujourd’hui cependant, nous assistons à une inversion de ce rapport : l’espace physique devient une fonction de l’espace numérique. Conséquence: l’espace sera désormais moins construit et davantage composé. C’est là que la «narration», comme la qualifie Thomas Sevcik, entre en jeu. Pour réussir, les entreprises, les villes et les concepteurs devront disposer d’un message clair et tangible, également bien traduisible en images. La narration, au sens de pensées construites véhiculant thèmes et contenus, insérées dans un message plus large, imprègne d’ores et déjà de nombreux domaines de notre cadre de vie. L’architecture et l’urbanisme se transforment en «narrateurs de l’espace»; les grands projets, mais aussi les villes ne seront gagnants que s’ils proposent une user story convaincante. Quid, dans tout cela, du bon vieil architecte et de son ingénieur civil ? Deviendront-ils des collaborateurs subalternes des urban interface designers?
Des perspectives d’avenir qui ont mobilisé l’attention de l’auditorium, mais qui rappellent aussi aux ingénieurs réunis que le réveil peut être brutal si, installés dans le confort des traditions familières, ils réagissent trop tard.

Frank Peter Jäger, communicaton SIA, frank.jaeger [at] sia.ch

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