L’intelligence des villes
Propos recueillis par Madeleine Aktypi
La recherche de Jeffrey Huang se concentre sur les convergences entre architecture physique et numérique. Il dirige actuellement la création d’une nouvelle école d’architecture et de développement durable à l’Université de technologie et de design de Singapour, établie avec la collaboration du MIT. Il a répondu à nos questions autour de l’intelligence des villes.
Tracés : Comment l’intelligence ou plutôt les intelligences à l’œuvre dans une ville peuvent-elles être prises en compte et respectées par les smart cities ? A votre avis, est-ce le cas aujourd’hui dans la plupart des projets en cours autour de la planète ?
Jeffrey Huang : C’est une très bonne question au regard de ce qui se passe avec les smart cities aujourd’hui, vous pointez notamment un malentendu qui règne actuellement autour de l’utilisation des termes « intelligent » et « smart ». Les villes ne deviennent pas intelligentes grâce aux ordinateurs et aux technologies en réseau. Elles ont plutôt, comme vous le faites remarquer, une intelligence naturelle. Elles étaient déjà intelligentes bien avant la révolution numérique. Ce sont des constructions dotées d’une intelligence innée, qui évoluent et grandissent. Elles sont capables de s’adapter par elles-mêmes. Les villes disposent d’une force latente et aussi de l’énergie nécessaire pour s’autodétruire afin de se reconstruire. Exemple : les villes s’agrandissent en hauteur ou en largeur selon les ressources présentes, climat, topographie, axe routier, et selon les besoins de la population. Ce genre d’intelligence des villes date de bien avant l’introduction des technologies de l’information. Le numérique a la capacité d’augmenter l’intelligence déjà existante.
Dans les projets de « smart cities » actuels, cette vision de la technologie en tant qu’amplificateur n’est pas partagée. L’ambition des partisans de ces projets, souvent soutenue par des entreprises d’informatique, est d’introduire une intelligence par les technologies de l’information et de la communication, plutôt que de profiter de l’intelligence qui existe déjà dans la ville. En conséquence, les résultats sont souvent décevants voire effrayants : les villes sont transformées en gadgets tandis que les citoyens deviennent des cobayes pour la collecte de données.
Un rapport majeur publié fin mars par les Nations Unies sonne l’alarme sur le futur proche de la planète. Selon lui, les impacts du réchauffement planétaire seront graves, intrusifs et irréversibles. Comment l’infrastructure computationnelle et le design des smart cities pourraient aider à remédier à ce sombre avenir ? La question écologique est-elle prise en compte dans les projets actuels ? Et comment ? Est-ce suffisant ?
La notion du réchauffement planétaire demeure très abstraite pour la plupart des gens, étant donné la lenteur et l’imperceptibilité du processus. Les technologies numériques peuvent jouer un rôle de sensibilisation sur la question car elles peuvent manipuler la perception humaine du temps : elles sont capables de représenter le temps virtuellement et ainsi l’accélérer, le rembobiner, effectuer des pauses, etc. Ce type de sensibilisation peut être une clé pour la gestion écologique de l’énergie, de déchets, de la pollution.
En fin de compte, le changement ne viendra pas de l’introduction de gadgets numériques dans les villes. L’accès à des sommes de données et à des détails inédits qu’ils concernent le climat, l’eau, le soleil, le vent ou la topographie particulière d’un site couplé à l’introduction d’outils et d’algorithmes de conception nouveaux ouvrent de nouvelles voies pour une conception des villes plus sensible et plus écologique. Je pense que le véritable potentiel réside plutôt dans une conception plus intelligente des villes que dans la conception des villes quasi-intelligentes de type « smart cities ».
Vous avez une longue expérience de vie et de travail à Singapour, qui est une de premières villes à avoir intégré les nouvelles technologies à grande échelle au siècle dernier. Que peuvent tirer les villes européennes de cette expérience ?
Dans un article qui a fait scandale quand il a été publié dans Wired Magazine en septembre/octobre1993, l’auteur de science-fiction William Gibson appelait Singapour « Disneyland avec une peine de mort1 » en faisant référence à ce qu’il considérait être un état-nation artificiel, autoritaire et corporatiste. C’était un essai cynique et exagéré qui reflétait plus ou moins le Singapour des années 1990. Dans le milieu architectural, il a été perçu comme ce qui a inspiré Rem Koolhaas à concevoir Generic City.
En réalité, Singapour participe depuis les années 1990 à un processus d’émancipation constant, ancré dans l’infrastructure numérique et les réseaux sociaux. Il est vrai que ces infrastructures sont actuellement utilisées pour augmenter simultanément le côté « Disneyland » et « peine de mort » : d’un côté, le divertissement artificiel, comme les murs-écrans de Orchard Road, le cloud public de Chinatown, la gestion numérique des lumières pour les festivals de Marina Bay, les panneaux d’affichage interactifs à Bugis, et de l’autre, le contrôle gouvernemental. Il suffit de regarder les caméras de surveillance et les dispositifs de tracking qui enregistrent en temps réel la position de chaque voiture individuelle sur l’île : aucun de ces deux extrêmes n’est prometteur. Il existe néanmoins un entre-deux qui peut faire la différence, où c’est le citadin qui se trouve augmenté. Le tracking des voitures permet par exemple au gouvernement de régulariser le trafic. Cependant, en rendant ces données disponibles aux citoyens, on finit par obtenir un gain plus général. Par exemple, les citadins peuvent voir en temps réel la position exacte du bus qu’ils attendent, où se trouvent les taxis qu’ils peuvent appeler en utilisant des applications sur leur smartphone, etc.
Une autre innovation numérique serait l’OSC (Our Singapore Conversation), une initiative de réseau social qui fonctionne d’abord sur Facebook. OSC a été lancé en août 2012 par le Premier Ministre Lee Hsien Loong, le fils de Lee Kuan Yew, le père autoritaire du Singapour moderne, afin d’encourager la prise en compte des avis des citadins sur la ville et son avenir. Sous le slogan « quel avenir nous voulons pour notre ville », plus de 47 000 Singapouriens ont jusqu’ici participé à 470 dialogues. Mais par-delà ces participants actifs, les sujets abordés sont discutés parmi les habitants de l’île entière. Je pense, pour revenir à votre première question, que cela est un bon exemple : la technologie ne vise pas à devenir intelligente, elle augmente l’intelligence collective déjà existante.
Jeffrey Huang est professeur d’architecture et de systèmes informationnels à l’EPFL où il dirige le Laboratoire de design et média (Media and Design Laboratory).
Note